9.2.2. La civilisation de l’universel

La thèse de Léopold Sédar Senghor197 nous oriente loin de la théorie du choc des civilisations. Dans le langage courant, le terme civilisation est doté d'un potentiel axiologique qualifiant avantageusement les sociétés à propos desquelles on l'emploie. De là vient la prétendue supériorité du «civilisé» sur le «non civilisé », le sauvage, le barbare. Dans le contexte colonialiste, que Léopold Sédar Senghor a bien connu, ce terme s'emploie pour valoriser la culture européenne, occidentale, au détriment de la culture africaine. Les travaux de Lévy-Bruhl198 soutiennent cette supériorité absolue de la «mentalité logique et scientifique» de l'Occident sur la «mentalité primitive et prélogique» de l'Afrique. Le combat de la quête identitaire mené par Léopold Sédar Senghor s'inscrit dans le droit fil de la reconnaissance à chaque peuple d'une civilisation propre qui, par sa dynamique interne et les multiples apports extérieurs, peut s'imbriquer parfaitement dans la civilisation de l’universel. Ce combat pour la ré-appropriation de soi s'est cristallisé dans les tout premiers balbutiements de la Négritude199. Cet élan humaniste pour l'homme noir devrait très rapidement se muer en un irrésistible besoin d'ouverture au monde, aux autres hommes. Cette seconde étape de la pensée senghorienne est fondée sur un concept fort, celui de la Civilisation de l'universel.

[Femmes lépreuses dans leur case sur le trottoir dakarois]
[Femmes lépreuses dans leur case sur le trottoir dakarois]

Ce concept qu'il emprunte à Theilhard de Chardin désigne une sorte de « rendez-vous du donner et du recevoir » où les peuples du monde doivent mettre en commun ce qu'ils ont de particulier et de spécifique. Il s'agit donc, pour Senghor, de postuler un métissage culturel fécond, qui assurerait une intégration pacifique et parfaite des différents peuples. Il a la conviction que l'avenir du monde dépend inéluctablement de l'unité des peuples.

Contrairement à Samuel Huntington, la vision de Léopold Sédar Senghor est celle d'un monde où les cultures et les religions réconciliées entreraient dans un dialogue pour la paix. La quête permanente de la paix et la coexistence pacifique et réciproquement bénéfique des peuples a profondément influencé son parcours politique et philosophique200.

Pour lui, tous les hommes ont une culture qu’il définit comme étant ce que les hommes ont inventé pour rendre la vie « vivable » et la mort « supportable ». Quant à la civilisation Universelle, il la définit non pas comme la domination d’une nation sur les autres nations mais comme la reconnaissance de toutes les spécificités dans une fraternité obligée. Fraternité universelle, métissage (biologique et culturel), enracinement dans ses propres valeurs et ouverture aux autres, dialogue inter religieux, donner et recevoir sont les mots clés pour bâtir l’édifice qu’est la civilisation de l’Universel et éviter ainsi le « choc des civilisations » tel que Samuel Huntington nous l’annonce.

A la logique de défiance et d’affrontement de Samuel Huntington, Léopold Sédar Senghor lui préfère la logique de coopération et de respect mutuel. A la logique de clash, il substitue la logique de pont de lianes. A celle d’hégémonie, il préfère la logique de fraternité entre les peuples et de compréhension mutuelle. Le 3 avril 1961 lors d’un message à la nation sénégalaise, il disait : « Bien plus manifeste qu’au siècle dernier apparaît la marche irréversible de l’humanité vers sa « totalisation » et sa « socialisation » à la fois, pour employer les termes mêmes de Pierre Teilhard de Chardin. Cette évidence résulte du processus qui se déroule sous nos yeux, favorisés par les progrès de la science, singulièrement des moyens de communication. Ce ne sont pas seulement les hommes et les biens matériels qui traversent les frontières, mais encore les idées, les techniques, les mœurs ; je dis les civilisations. … Notre conviction appuyéesur les faits, est que chacun possède sa part d’humanité et, partant, de vérité, que la civilisation de demain, pour être celle de la Vérité ou, plus modestement, pour aider au progrès de l’homme, devra être la symbiose vivante de tous les peuples de tous les continents, de toutes les races, voire de toutes les idéologies. Voilà la civilisation de l’Universel, qui ne peut surgir qu’au « rendez-vous du donner et du recevoir », qui naîtra dialectiquement de la confrontation de toutes les civilisations particulières ».

La communauté mondiale actuelle semble courir à son occidentalisation. Ce phénomène entraîne chez les plus faibles des risques d'aliénation et de dépersonnalisation. Pour certains peuples, ce ne sont plus seulement des risques. Plusieurs jeunes Africains face à la télématique, se trouvent complexés et même aliénés quant à leurs cultures qu'ils qualifient souvent de rétrogrades. La mondialisation telle qu'elle se présente aujourd'hui se caractérise par une volonté de puissance du Nord sur le Sud, des plus riches sur les plus pauvres. Eu égard aux inégalités que favorise la mondialisation, il apparaît urgent de la contrôler.

Comment l'Africain pourrait-il entrer dans la mondialisation sans perdre son identité propre ? Quelle contribution pourrait-il apporter à l'édification de la Civilisation de l'Universel ? LaCivilisation de l'Universeltelle que présentée par Teilhard de Chardin et Léopold Sédar Senghor semble salutaire pour les plus faibles parce qu'elle exige la complémentarité des civilisations pour une unité dans la diversité. Une recherche dans ce domaine permet de comprendre l'essence de la mondialisation pour combattre le néolibéralisme, le néocolonialisme et le postcolonialisme et appeler à une revalorisation des cultures traditionnelles africaines qui peuvent aider l'Afrique à préserver sa spécificité dans le dialogue des civilisations.

La Civilisation de l'Universel pose les principes de la mondialisation sur le plan culturel. Ainsi, l'idéal consiste à totaliser sans dépersonnaliser, s'unir dans la diversité, accepter les différences et les identités propres inhérentes aux différentes composantes de l'humanité tout en s'ouvrant aux autres sans se dissoudre dans l'Universel. Léopold Sédar Senghor adopte les idées du philosophe et Jésuite Français (Teilhard de Chardin) pour situer le rôle de l'Afrique dans la Civilisation de l'Universel.

Le nègre, par sa vision communautaire du monde pourra apporter ses valeurs traditionnelles et culturelles telles la solidarité, l'hospitalité et le sens de la communauté, au rendez-vous du donner et du recevoir. Pourtant, l'humanisme senghorien sera marqué d'ethnocentrisme et d’une idéologie revendicatrice de la reconnaissance du noir, de la glorification d'un passé de toute une race, sans prendre en compte les problèmes politiques de l'Afrique. Croire en l'Africanité c'est croire qu'il existe un certain nombre de valeurs spécifiquement africaines, communes à toute l'Afrique.

Ces valeurs sont exprimées dans un style typiquement africain. Ce style, ni l'évangélisation, ni la colonisation n'ont pu le faire disparaître. Il s'exprime non pas seulement dans une vision du monde quelconque, mais aussi dans l'expression même de la culture africaine : l'art et l'artisanat africains. La pensée de Léopold Sédar Senghor doit se mouvoir en praxis, en quelque chose de plus pratique qui fait la spécificité même de l'Afrique et qui peut l'aider à atteindre l'industrialisation pour qu'elle cesse de jouer seulement les griots au rendez-vous du donner et du recevoir. Il s'agit de voir comment la technique locale peut participer à l'Universel.

L'art africain a une place et un rôle importants dans les échanges internationaux et il peut aussi contribuer à l'industrialisation de l'Afrique. La Civilisation de l'Universel est une civilisation carrefour : c'est une convergence panhumaine vers le point Oméga, un rendez-vous du donner et du recevoir. Ainsi, aucune civilisation ne peut prétendre se constituer en modèle pour les autres. « Aucune civilisation ne peut s'ériger en civilisation universelle. Toutes les civilisations doivent construire la Civilisation de l'Universel qui revêt alors un caractère transcendant au-dessus de toutes les civilisations pour devenir universelle »201.

Notes
197.

Jean Daniel, à la rencontre parisienne des 29-30 mai 2000 sur « Léopold Sédar Senghor : Africanité-Universalité » avait déjà observé la dualité paradoxale et irréductible de Senghor. Oscillation entre l'Occident qui l'accueille et le forge et l'Afrique qui le génère et le sustente. Le sérère qui l'inspire et le français qu'il crée et manipule. Entre la Négritude qui le distingue et le métis qui le caractérise. Entre l'homme politique que l'on admire et le philosophe-écrivain qui interroge. Entre l'Africain qui affirme son africanité et le francophone conquérant fier de sa francité. Entre l'acceptation des valeurs ancestrales qu'il réclame et l'assimilation occidentale qu'il observe. Entre la civilisation de l'universel qu'il construit et le retour aux sources, du lamantin, qu'il préconise. Entre l'homme qui fait l'apologie du masque et celui qui distingue l'émotion de la raison. Entre l'admirateur de Camara Laye et de ses contemporains africains et l’amoureux de l'exotisme de Baudelaire. Entre le catholique fervent et le socialiste convaincu qui dit ne pas chercher Dieu chez Marx ou chez Engels. Entre le catholique pratiquant et l'animiste sérère qui déclare vouloir rejoindre avec sérénité l'éternité africaine au milieu des forces cosmiques. Entre le rêveur, partisan de la poésie de l'imaginaire et l'homme d'action travaillant au quotidien pour résoudre les problèmes de ses concitoyens...

198.

Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, PUF, 1922. Ce classique de la littérature ethnologique est l'œuvre d'un philosophe qui s'intéresse à la science des mœurs comme étude des comportements qui varient avec les époques et les lieux. Lucien Lévy-Bruhl est convaincu de l'existence d’une différence irréductible entre l'esprit de l'homme civilisé et celui de l'homme qu'il qualifie comme ses contemporains de " primitif ". La " mentalité " primitive se caractérise essentiellement par la croyance en un monde non sensible, animé par les esprits des morts, des animaux et des végétaux. Pour un primitif, ce monde est réel, inextricablement mêlé au monde sensible. La Mentalité primitive, composé de quatorze chapitres, comporte deux parties: la première, théorique, tente de caractériser, la mentalité primitive par une conception mystique de la causalité. La seconde illustre cette définition par l'absence de la pensée que nous qualifions de logique et le recours à la magie. C'est dans ce cadre que Lévy-Bruhl consacre un chapitre aux rêves : dans les sociétés archaïques, le rêve constitue un voyage de l'âme pendant le sommeil; son absence provoque une immobilité qui préfigure celle de la mort. Au cours de ses voyages nocturnes, l'âme s'en va visiter le monde invisible peuplé des ancêtres, des animaux, des forces naturelles. Lucien Lévy-Bruhl rapporte de nombreux récits (sans avoir toujours un regard suffisamment critique sur ses sources) qui étayent la croyance selon laquelle ce qui est vécu en rêve est véritable et aussi important que ce qui est vécu en veille. L'étude du rêve primitif montre le rôle social de celui-ci : non seulement il met l'individu en relation avec le monde non visible mais il assigne à chacun sa place; l'âme du donneur est un fragment de l'âme tutélaire du groupe, constitué de tout ce qui confère au groupe son identité.

199.

Ce mouvement est né de la rencontre entre Aimé Césaire (Martinique), Léopold Sédar Senghor (Sénégal) et Léon-Gontran Damas (Guyane) . Les pensées de ces trois hommes se trouvent au carrefour de trois influences :

la philosophie des lumières, le panafricanisme et le marxisme. Ils affirment haut et fort la grandeur de l'histoire et de la civilisation noire face au monde occidental qui les avait jusque là dévalorisées. Ils se refusent l'existence d'une essence noire mais veulent faire de leur identité nègre et de l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir, une source de fierté.

200.

C’est à travers une trilogie que Senghor développera sa pensée sur la civilisation de l’Universel qui reste d’actualité des décennies après ! En 1977, il publie Liberté 3. Négritude et civilisation de l’Universel, aux éditions Le Seuil.En 1988, il publie un ouvrage intitulé Ce que je crois. Négritude, francité et civilisation de l’Universel aux éditions Grasset ;en 1993, il publie Liberté 5. Le Dialogue des cultures dans lequel il finalise sa pensée sur la question.

201.

Teilhard de Chardin and Senghor on the civilization of the universal par Denis Ghislain MBESSA, Rencontre des 29-30 mai 2000.