Le progrès est la transformation graduelle d’une chose, d’un être, d’un état de la réalité. Le mot progrès renvoie le plus souvent au mouvement d’un moins vers un plus, ou du moins bien au mieux. Nous distinguons ici nettement, l’idée de « progrès » de la philosophie progressiste de l’histoire qui implique une nécessité interne du progrès sous les traits d’une loi soi-disant universelle211. Appliqué aux activités matérielles ou immatérielles de l'homme, le progrès212 n'exprime plus le mouvement local, mais le changement, dans le sens d'un perfectionnement, d'une amélioration des performances dans un domaine donné (« progressus facere in studiis », écrit Cicéron), ce qui implique une fin visée, qui serait la pleine possession, l'accomplissement, la «perfection» d'une technique ou d'un savoir, le développement intégral de l’homme dans son environnement social. Dans ce sens, le progrès n'admet pas de discontinuité radicale, il se charge, par là même, d'une valeur morale, dans la mesure où il suppose la liberté et la responsabilité individuelle et collective
Mais même enrichi ainsi, son usage reste lié à l'activité d'un sujet donné, et à un domaine d'exercice. Par quel coup de force grammatical va-t-il être employé absolument dans l’ensemble de la planète et, particulièrement en Afrique, au singulier ou au pluriel, détaché de toute détermination : le progrès tout court, mieux, le Progrès, avec une majuscule ? Comment les politiques l’ont pensé et pratiqué depuis les indépendances africaines des années 1960 ?
L'idée de progrès suppose que le temps soit considéré comme positif, créateur, vecteur de valeur. Elle suppose que la nouveauté n'apparaisse pas comme un dérangement ou une destruction de l'être, mais apporte au contraire un plus-être, un mieux-être. Intégrée dans une suite, préparée par le passé, elle prépare aussi l'a(d)venir. L'attitude «progressiste» ne survalorise ni ne dévalorise entièrement le passé, la tradition, les coutumes, la culture locale, elle ne leur tourne pas le dos au profit de « l’étranger ». Est-ce que les jeunes Etats africains sont dans cette logique ou dans cette dynamique ? Aucun progrès n'est concevable sans la conservation des acquis culturels. A l'inverse, si du passé il est fait table rase, l'avenir n'est plus garanti, l'arrêt ou la régression sont à tout instant possibles. Pour qu'il y ait progrès, il faut admettre que sur la ligne du temps les moments ou états successifs forment un ensemble continu et orienté dans le sens d'une amélioration incessante. Il faut aussi que cette marche vers le plus et le mieux soit celle d’un peuple ou d’un Etat qui ne sont pas soumis à la contingence et au mépris de leur passé et de leurs us et coutumes.
On comprend pourquoi Wilhelm Dilthey a pu écrire dans l'Introduction à l'étude des sciences humaines que les Grecs n'avaient pas la moindre notion du progrès213 ; ils n'avaient pas la conscience historique d'un développement et d'un progrès internes. Le cosmos grec représente l'être dans sa totalité parfaite, immuable, finie, harmoniquement ordonnée. L'homme n'en est ni le centre, ni la raison d'être. Le salut, pour lui, ne peut donc consister à se rendre maître de la nature pour la violenter et en faire un simple instrument, une matière, il réside au contraire dans la contemplation, qui fait régner dans l'âme intelligente le même ordre, la même harmonie, la même justice qui sont la loi de l'univers (ibid). Peut-on en dire de même de l’homme en Afrique postcoloniale ? Cette vénération « religieuse » du cosmos empêche les Grecs d'accorder aux actions des hommes, à ce qu'on appellera plus tard l'histoire, un privilège quelconque. Le temps, dit Aristote, est «défaisant». Il n'est pas vecteur de vérité, la vérité nous vient hors du temps.
Cela ne signifie pas que toute action humaine soit dévalorisée. Mais « la praxis politique », qui est la plus haute forme d'activité dont sont capables les hommes, n'a pas pour finalité de travailler à l'achèvement progressif, dans un avenir indéterminé, d'une cité harmonieuse. Pour Aristote, la cité est la fin poursuivie par la vie humaine (la contemplation étant mise à part), mais cette finalité n'est pas conçue comme le résultat de l'histoire, mais comme une tâche toujours présente. Est-ce à dire que les africains vivent dans un éternel présent, ou, comme les peuples dits « primitifs », dans le temps de la répétition ? Il n'en est rien, ils savent qu'ils ont une histoire et que le temps leur a apporté, à eux comme aux Grecs, « ce qui fait leur supériorité sur les autres peuples, à savoir ce que nous appelons la civilisation, qui les a arrachés à la vie sauvage pour leur permettre de vivre dans des cités »214.
Mais comme dans le fameux passage du Prométhée enchaîné d'Eschyle où sont énumérés tous les dons que Prométhée a faits aux hommes, il ne faut pas oublier que pour les indépendances africaines il s'agit essentiellement « d’indépendances-dons » octroyés, et non de conquêtes et de guerres de libération, du moins en ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest. Ceci expliquerait-il cela ? A aucun moment Prométhée n'évoque l'avenir et la possibilité d'avancées nouvelles qui poursuivraient et enrichiraient les acquis du passé.
En dévalorisant le cosmos et en faisant une simple créature, la conception judaïque et chrétienne d'un Dieu transcendant ouvre un espace dans lequel l'histoire humaine va pouvoir prendre un sens propre. Dès lors, quelle histoire politique en Afrique postcoloniale ? Car le Christ est mort une seule fois pour nos péchés; ressuscité d'entre les morts, il ne meurt plus, et la mort n'a plus d'empire sur lui »215. En ce sens l'humanisme africain, qui insiste sur la dignité de l'homme, développe une pensée du progrès de l’humanité et s’interroge sur l’a(d)venir.
Cette dynamique globale du sens de l'histoire se retrouve encore chez les peuples paysans et pêcheurs où pourtant on constater que l'idée de progrès ne jouet qu'un rôle secondaire, ou pas de rôle du tout, dans le sens d’une course effrénée vers le bien-être matériel et financier. C'est pourtant à cette époque consumériste, la leçon de l'image du monde désacralisé, de la nature malmenée, pour réduit la matière et l’être à la dimension d’objets de manipulation technique, technologique et mercantile.
Pascal écrit que « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement216», et il ajoute que « la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés » (ibid.). Fontenelle, dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), soutient que non seulement un esprit cultivé, à l'âge moderne, contient en lui tous les esprits des âges précédents, mais qu'il ne vieillira pas : la croissance du savoir humain ne cessera jamais. D'Alembert reconnaît que « la barbarie dure des siècles, la raison et le bon goût ne font que passer 217».
Dans son Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain, Turgot s'appuie sur la conception lockéenne et condillacienne de l'esprit pour opposer le monde naturel, répétitif, au monde humain, incessant créateur de nouveauté. L'humanité, par sa perfectibilité, surmonte sa déchéance. Le mal, c'est le statique, la routine, la paresse d'esprit. On retrouve le même optimisme chez Condorcet218, avec son esquisse qui est considérée comme l'exposé le plus caractéristique de l'idée du progrès. Mais il fait de la religion en général, et du christianisme en particulier, l'ennemi principal du progrès, et voit dans l'émancipation politique et sociale l'enjeu du combat mené depuis toujours par l'humanité. A la lumière d'une prévision rationnelle, Condorcet annonce ainsi que les siècles à venir verront « la destruction de l'inégalité entre les nations ; les progrès de l'égalité dans un même peuple; enfin le perfectionnement réel de l'homme».
A la même époque Emmanuel Kant estime que « la quantité de bien mêlé dans l'homme au mal ne saurait aller au-delà d'une certaine mesure de ce bien, au-delà de laquelle il pourrait s'élever par son effort et ainsi progresser toujours. Reprise de la question : le genre humain est-il en progrès constant? »219.
Une des difficultés rencontrées par l’Etat-Nation en Afrique concerne le rapport au passé. Comment le passé peut-il en même temps marquer les étapes d'une progression continue? Comment concilier la thèse de la continuité du progrès avec l'existence d'époques de stagnation ou de régression, comme le colonialisme, le néocolonialisme et le postcolonialisme? Saint-Simon semble résoudre la contradiction en intégrant le positif et le négatif, en tant que moments, dans un processus historique orienté dans le sens d'un progrès général. La colonisation et les périodes critiques se succèdent, non pas dans une vaine alternance, mais dans un mouvement dialectique dans lequel le moment négatif est la condition d'un moment positif ultérieur et supérieur. C'est ainsi qu'un ordre social nouveau est en train de naître, dans lequel les valeurs intellectuelles et morales se nourriront des valeurs théologiques et traditionnelles, et où la bonne gouvernance se substituera au gouvernement des clans et au népotisme.
Dans l’Etat-Nation postcolonial, si chaque changement est un progrès, la plupart du temps il signifie lèpre sociale c'est-à-dire douleur et mort pour « une forme historique dépassée »220. Pour Marx, la loi du progrès est celle de la maîtrise croissante de l'homme sur la nature par le développement des forces productives, et celle de la libération des effets de domination entraînés par les « rapports de production ». La violence de la lutte des classes est ainsi intégrée, en tant que moteur de l'histoire, dans le processus du progrès. Quant à Spencer, il étend à la société humaine le principe général de la vie, qui est celui de l'évolution, par laquelle la matière passe « d'une homogénéité indéfinie et incohérente à une hétérogénéité définie et cohérente », les sociétés évoluant elles-mêmes d'une organisation autoritaire, rendue nécessaire par la lutte pour la vie, vers des formes de plus en plus complexes assurant aux individus une liberté croissante. Pour Schopenhauer, l'histoire ne fait que présenter les mêmes choses sous des formes différentes. Tocqueville souligne les effets moralement et culturellement destructeurs de l'irrésistible aspiration à l'égalité qui caractérise la démocratie moderne. Burckhardt dénonce l'illusion qui consiste à vouloir parler de l'histoire en termes de bonheur ou de malheur.
Les plus véhéments sont Baudelaire et Friedrich Nietzsche, qui s'en prennent à l'idée même de progrès, « ce fanal obscur », écrit Charles Baudelaire dans un texte sur l'Exposition universelle de 1855, « invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la nature ou de la Divinité [… ] cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne [… ]. Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal ce qu'il entend par progrès, il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens [… ]. Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels, qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel ».221
Friedrich Nietzsche, lui, met en cause non seulement l'idée de progrès, mais aussi celle d'Humanité : « Le temps « progresse » nous aimerions croire que tout ce qui est dans le temps « progresse » aussi, « va de l'avant »... que l'évolution est une marche en avant... C'est l'apparence trompeuse qui séduit les esprits les plus posés : mais le XIXe siècle ne représente pas un progrès par rapport au XVIe […]. L’Humanité n'avance pas, elle n'existe même pas. Le tableau d'ensemble est celui d'un immense laboratoire d'expérience, où certaines choses réussissent, dispersées à travers tous les temps, et où énormément d'autres choses échouent, où manque tout ordre, toute logique, toute liaison et tout engagement »222.
Il serait superflu d'exposer toutes les raisons pour lesquelles le XXe s. a vu l'idée de progrès non pas triompher, mais au contraire perdre peu à peu, aussi bien chez les penseurs que dans la conscience populaire, sa valeur persuasive. Exposée aux démentis successifs de l'histoire, elle s'est décomposée, et les progrès sectoriels, sur la convergence postulée desquels (science, technique, économie, politique, morale) reposait son édifice théorique, se sont autonomisés et sont entrés, les uns par rapport aux autres, dans une dialectique permanente, sans qu'une résolution des contradictions soit à court terme concevable. D'où la préférence pour des termes qualitativement neutres : «croissance», « développement ». D'où peut-être aussi, le repli sur des positions de défense (« défense des droits de l'homme », par exemple).
http://www.decroissance.info/L-Eglise-des-illusions-du-progres
Sur la notion de progrès, Cf : Jacob Burckhardt, Considérations sur l'histoire universelle, Paris, Payot, 1971 ; Georges Gusdorf, Les Principes de la pensée au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1971.
Wilhelm Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines. Essai sur le fondement qu’on pourrait donner à l’étude de la société et de l’histoire, Traduit par Louis Sauzin, Paris, PUF, 1942
Makhily Gassama (dir.), L’Afrique répond à Sarkozy Contre le discours de Dakar, Editions Philippe Rey, 2008
Saint Augustin, Cité de Dieu, XII, 14.
Préface pour un Traité du vide, vers 1647
D’Alembert, Discours préliminaire,
Condorcet, l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, écrite en 1793, publiée en 1795
Kant, Le Conflit des facultés, 2' sect.1798
Hegel, La Raison dans l'histoire, chap. III
Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Paris, Hermann, 1968
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, début 1888 - début janvier 1889, Œuvres philosophiques complètes, t. XIV.