9.3.2. Dans la dialectique de l'unification et de la différenciation

Phénomène principalement tridimensionnel, la mondialisation concerne simultanément : les échanges commerciaux, la délocalisation de la production industrielle - au sens large - entraînée par les investissements directs des firmes multinationales et la globalisation financière, illustrée par la circulation effrénée des capitaux à l'échelle mondiale ainsi que par l'apparition de marchés émergents. Ces trois dimensions sont interdépendantes : les investissements directs induisent des flux de marchandises et de capitaux. En sens inverse l'émergence de marchés financiers at­tire des investissements (étrangers) qui entraînent des exportations et des importations de biens et des transferts de technologie.

La mondialisation s'accompagne, depuis le milieu des années 80, d'une libéralisation des économies. Celle-ci se manifeste par une série de réduction des contrôles : réduction des obstacles (tarifaires et non tarifaires) aux échanges extérieurs ; réduction du contrôle des Gouvernements et des administrations sur les investissements étrangers ; réduction du rôle économique de l'Etat avec l'abandon du modèle traditionnel de substitution aux importations ; réduction du secteur public liée à l'abaissement des dépenses budgétaires et à la privatisation d'un certain nombre d'entreprises publiques, d’où les Politiques africaines de « Moins d’Etat, mieux d’Etat », d’Ajustement structurel, de Programme de départs volontaires (Fonction publique), etc.

En conséquence, les économies nationales s'intègrent dans une économie mondiale unifiée sur la base du marché ou sur celle des rapports sociaux de production. Mais cette uniformisation repose sur des différenciations. Et c'est dans la dialectique de l'unification et de la différenciation que se trouve la dynamique de la mondialisation. De par la mondialisation de l’économie et du développement des moyens modernes de communication, on assiste à un « monde intégré », globalisé, que d’aucuns ont appelé le « Village planétaire », d’où l’actualité de la mondialisation et du débat qui l’accompagne.

D’aucuns considèrent la mondialisation comme un phénomène efficace, l’essence même de la modernité économique, tandis que d’autres la critiquent pour ses implications inégalitaires et ses atteintes à la cohésion sociale. La lèpre sociale procède de la montée des inégalités, la flexibilité du travail, la liquidation de l’Etat-providence qui constituent le prix à payer pour une plus grande efficacité de l’économie mondiale. Pour le « camp du refus », ce prix à payer est inacceptable parce que impliquant un retour à la barbarie. Mais l’efficacité économique de la mondialisation n’était guère contestée…

S’il est difficile de circonscrire un contenu précis et un champ défini à la mondialisation, un certain consensus apparaît néanmoins que les politiques de libéralisation économique et la mondialisation de la finance rendues possibles par les nouvelles technologies de communication et de gestion, en se renforçant mutuellement, ont accéléré la création d'un vaste marché mondial (liberté du commerce, dérégulation du secteur financier, arrêt des contrôles de change). Aussi, le secteur privé et les compagnies transnationales ayant joué un rôle déterminant, la mondialisation a entraîné un déplacement du lieu de la décision de l'Etat-nation aux acteurs transnationaux mais aussi des gouvernements nationaux au secteur privé. Jürgen Habermas223 caractérisait dès 1975 cette situation de « crise de la rationalité » : l'Etat ne pouvant plus protéger les citoyens comme convenu ou attendu et c’est la crise de la légitimité » : il ne peut plus s'attendre à une loyauté sans faille des citoyens.

Le règne du marché de la compétitivité et de la concurrence provoque en effet des remises en cause radicales avec la perte d'efficacité de beaucoup d'instruments traditionnels des politiques économiques nationales, l'érosion et la « perte » de la souveraineté nationale, autant d'interrogations qui affectent la nature des débats politiques et le positionnement des acteurs sociaux. Certains auteurs, comme Robert Reich, n'hésitent pas à parler de « symbolic analyst » et d'élites qui sont « globalisés », c'est à dire qui vivent dans un environnement dénationalisé, alors que leurs concitoyens sont enfermés dans le national, irrémédiablement coupés du niveau mondial224.

Cette division a évidemment un impact considérable sur le fonctionnement de l'Etat et particulièrement l’Etat postcolonial africain. On admet de plus en plus le fait que les politiques gouvernementales menées, en ce qui concerne la mondialisation, sont empreintes de contradictions et se caractérisent par des tensions persistantes. En effet, selon leur capacité de négociations, les pays pouvaient accepter, se soumettre ou se soustraire aux contraintes de la mondialisation, en invoquant par exemple la souveraineté ou les goûts nationaux (le Japon), en s'appuyant sur leur puissance (les Etats-Unis) ou sur l'exception culturelle (la France) ou encore, surtout pour les puissances occidentales, en élaborant des législation protectionnistes à l'intention des migrants (qui sont l'un des aspects les plus controversés de l'entreprise de mondialisation) et pour les pays les plus pauvres, en se pliant aux conditionnalités des institutions financières internationales.

Le président sénégalais (Abdoulaye Wade) a appelé à une plus grande justice dans les relations économiques mondiales. Il a déclaré qu'il faut un changement des règles du commerce international. « Quand les pays développés subventionnent leur agriculture pour environ un milliard de dollars par jour, c'est une injustice d'interdire aux pays pauvres de subventionner leurs productions locales concurrencées par celles des pays riches" » a déclaré Abdoulaye Wade. Expliquant les raisons de l'existence d'un front anti- mondialisation qui s'élargit en accroissant les risques d'un désordre mondial, il a exprimé son « accord avec la lutte des anti-mondialistes mais sans violence », estimant que « le dialogue et la persuasion produisent des fruits ». Il ajoute qu’avec le G9, « le dialogue est engagé pour résoudre les problèmes de façon pacifique »225

Les variables profondes de l’économie réelle décrivent le mouvement lent mais inexorable d’une onde de stagnation226qui, partie d’Asie, s’étend, par la baisse du prix des matières premières et des produits manufacturés, à la Russie, à l’Amérique du Sud, pour finalement menacer les taux de croissance européens et américains. Le développement de la crise mondiale, citant avec de plus en plus de naturel Keynes, le grand commentateur de la dépression de 1929 fait place à la crise du développement. Car, le développement dont on avait fini par croire qu'il améliorait les conditions d’existence des pays occidentaux, inaccessible à ceux du Sud et de l'Est, a pourtant fini par montrer ses limites ou les limites de l’atteindre. Les pays de très forte croissance, donc riches, sont ceux où l’exclusion et la misère sociale sont les plus pointus car, il y persiste la redoutable question de la justice redistributive227.

De sorte que le déni de reconnaissance apparaîtrait désormais comme un tort autonome et impliquerait que les efforts d’émancipation se concentrent sur la transformation culturelle. Une telle attitude génère, selon Nancy Fraser (2005), trois problèmes. Tout d’abord, l’attention exclusive accordée aux questions de reconnaissance identitaire pourrait induire un renforcement des inégalités économiques. Se pose, également pour elle, le problème de réification des identités.

La redoutable question de la justice redistributive
La redoutable question de la justice redistributive

Le modèle identitaire sur la base duquel peut fonctionner un groupe donné, œuvrant par des représentants à la promotion d’une identité unique, peut dissimuler les luttes d’un autre type (par exemple économiques ou politiques) qui existent au sein du groupe. En ce sens, il provoquerait un gel des antagonismes sociaux. Cette attitude enfin, axée sur la protection ou la promotion d’une identité, va accoucher d’une conception nouvelle mais tronquée de la justice.

Le relevé de ces problèmes n’implique pas cependant que l’auteure considère les luttes pour la reconnaissance comme pernicieuses. Son objectif est bien plutôt d’œuvrer pour une reformulation de la justice sociale qui ne privilégie pas une perspective au détriment de l’autre. Elle souhaite une articulation des politiques de reconnaissance et des politiques de redistribution. Nancy Fraser formule le dilemme redistribution/reconnaissance afin de répondre aux questions qu’engendre l’existence de ces deux formes d’injustices. Ce dilemme est bel et bien réel, car les luttes pour la reconnaissance tendent à souligner les particularités de chaque groupe culturel, tandis que celles pour une plus juste redistribution ont pour finalité de promouvoir une plus grande mobilité sociale.

Distribution et reconnaissance correspondent à « des différenciations socio-structurelles historiques ». Un défi intellectuel et pratique est lancé : combiner les composantes de la politique de la reconnaissance aux revendications sociales d’égalité. Pour répondre à ce défi, Nancy Fraser fait le choix de mettre l’accent sur la justice et non sur l’idée de bien ou, pour le dire autrement, de privilégier une approche politique plutôt que morale du problème. Cela semble plus évident à propos de la redistribution que du point de vue de la reconnaissance.

Notes
223.

Jürgen Habermas, Legitimation Crisis, Boston, Mass.. Beacon Press, 1975, p. 45.

224.

Robert Reich, Tbe Work of Nations, New York, Knopf 1991. Pour une illustration de ce type de situation, voir TCPR Caldeira « Un nouveau modèle de ségrégation spatiale: les murs de Sao Paulo »; in Revue Internationale de Sciences Sociales, « Ville de l'avenir, la gestion des transformations sociales »; N0 147, Mars 1996, pp. 65-77.

225.

Dakar, Sénégal (PANA) 17/01/2002

226.

Ce phénomène a été vécu avec ce qu’on a appelé la crise du Dragon asiatique

227.

Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, traduction et introduction par Estelle Ferrarese, Paris, Editions la Découverte, 2005