9.3.3. La démocratie prise au piège

La mondialisation couvre un champ beaucoup plus large que celui de la sphère économique. Elle est un phénomène social, culturel et politique.

‘« La dissociation classique entre développement économique et développement social apparaît comme l'une des monstruosités les plus inacceptables de l'approche actuelle des sciences sociales, parce qu'elle bloque la discussion sur de nombreux problèmes. Il faut absolument réconcilier les deux approches, étudier leur interdépendance et surtout promouvoir leur intégration »228.’

Dans quel sens chercher une solution? Il paraît nécessaire de se rappeler que la mondialisation n'est pas seulement un phénomène économique, mais qu'elle est aussi sociale, culturelle, et surtout politique. Il est donc indispensable de développer la dimension éthique et politique de la mondialisation et de s'acheminer par là vers une gestion véritablement collective de la cité planétaire. Mais aujourd'hui cette dimension politique est pratiquement absente des relations internationales.

Et pourtant, on sait que les peuples ont besoin d'un débat politique et pas seulement technique ou économique sur la mondialisation et les problématiques fondamentales de l’humanité et des humains. Prendre en compte cette dimension éthique et politique, cela veut dire repérer les intérêts en présence, les analyser, définir des objectifs et des priorités, se donner une vision globale. Il faut appliquer systématiquement cette démarche, et cela change tout le débat : penser par exemple aux changements de perspective si l'on entreprend de réévaluer des enjeux réels tels que celui de l'insertion des différentes économies nationales dans les échanges internationaux, au lieu de faire de la performance à l'exportation le critère unique ou ultime de développement.

Penser le débat entre libre échange et protectionnisme, qui est stérile parce que l'on raisonne sur des idéologies. Tout le monde adhère au libre échange et tout le monde pratique le protectionnisme. Mais il est interdit de prononcer le mot. Il suffirait de reconnaître que dans « protectionnisme » il y a le mot protection229… Il s'agit d'une technique, illégitime si elle est appliquée à la protection d'intérêts non défendables, mais légitime si elle sert des intérêts défendables. Il est souhaitable, et il est possible, de considérer que la mondialisation peut se réaliser selon diverses formes et qu'elle ne peut pas faire l'objet d'un diktat idéologique unique et totalitaire.

S'interroger sur la signification et les conséquences de la mondialisation, c'est s'inscrire dans la réflexion très pertinente amorcée par Jean Baudrillard, qui opère une nette distinction entre « le mondial «  et « l'universel » : « mondialisation et universalisation ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l'une de l'autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l'information. L'universalité est celle des valeurs, des droits de l'homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l'universalité serait plutôt en voie de disparition. Du moins tel qu'elle est constituée en système de valeurs à l'échelle de la modernité occidentale, sans équivalent dans aucune autre culture »230. La distinction introduite par le philosophe français permet d'élargir l'ho­rizon de la discussion sur la mondialisation, en mettant en évidence que la vision des économistes, qui avait dominé les premières interprétations du phénomène comme intégration, uniformisation dans le « village global » était trop réductrice. Les nouvelles analyses tendent plutôt à montrer qu'au plan des cultures et des dynamismes sociaux et politiques, la mondialisation s'accompagne de manière inextricable de célébration de la différence et de cristallisations identitaires et discriminatoires.

La question qui se pose alors est de savoir si la mondialité est l'uniformisation absolue prônée par la Banque Mondiale ou le FMI ou si elle est une rythmique avec des partitions de tous? Cette dernière est-elle vraiment réalisable? Les nouveaux dragons semblent indiquer la direction à suivre. Il y a vingt ans, le confucianisme était identifié comme la cause première de l'incapacité de l'Asie à réaliser de bonnes performances économiques. Le continent asiatique s'enfonçait dans la misère parce que ses croyances religieuses étaient si peu conformes ou en phase avec « l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme », s'il ne décollait pas c'était à cause du confucianisme. Aujourd'hui, ce même confucianisme redevient le principe explicatif du « miracle asiatique ».

Depuis bien longtemps, des millions voire des milliards de citoyens des classes moyennes, déstabilisés, cherchent leur salut dans la xénophobie, le séparatisme, le cloisonnement à l'égard du marché mondial. La véritable bombe politique (et sa puissance de déflagration est incalculable) est au contraire alimentée par la peur du déclassement qui se répand au cœur de la société. Ce n'est pas la pauvreté qui met la démocratie en péril, mais l'angoisse qu'elle inspire. Nous avons connu une situation où l'économie s'est déjà trouvée dans une telle position de force qu'elle a annihilé toute politique - et cette situation-là a mené à une catastrophe mondiale. En 1930, un an après le grand krach boursier, le magazine britannique The Economist, toujours très favorable au capital, commentait:

‘« Le plus grand problème de notre génération tient au fait que nos succès dans le domaine économique dépassent de si loin notre réussite dans le domaine politique que l'économie et la politique ne peuvent plus marcher du même pas. Du point de vue économique, le monde est une unité d'action globale. Politiquement, il est resté morcelé. Les tensions entre ces deux évolutions opposées ont déclenché des secousses et des effondrements en chaîne dans la vie sociale de l'humanité ».’

L'histoire ne se répète pas. La guerre demeure cependant la soupape la plus vraisemblable lorsque les conflits sociaux deviennent insupportables - même si elle prend la forme de guerres civiles contre des minorités ethniques ou des régions qui trahissent la nation. La mondialisation ne mènera pas forcément à des confrontations militaires ; celles-ci sont en revanche possibles, si l'on ne parvient pas à dompter par le social les forces déchaînées de l'économie transnationale.

L’idée de la justice se recentre autour de la notion de « parité de participation » à la vie sociale, en permettant à tout individu d’accéder à tous les droits auxquels peuvent aussi prétendre les autres. Pour Nancy Fraser (2005), tous les membres de la société doivent être en mesure d’interagir, sur un pied d’égalité, avec les autres, sans que leur situation économique ou culturelle n’interfère et ne fasse obstacle à leur participation. Il faut, autrement dit, ouvrir véritablement l’espace public. Cette conception de la justice comme « parité de participation » suppose que deux conditions matérielles soient remplies : il faut tout d’abord supprimer toutes les formes structurelles des inégalités sociales (la condition objective de parité de participation), et assurer, d’autre part, que les instruments, moyens et procédures de la participation à la vie publique exprime un respect égal pour la parole de chacun, en intégrant la multiplicité des groupes et des intérêts (la condition intersubjective).

Se pose, dès lors, la question des remèdes à ces injustices ; là encore une fausse alternative surgit, qui oppose remèdes correctifs et remèdes transformateurs. On parle, en ce cas, d’un antagonisme entre une démarche qui ne viserait que la correction des résultats inéquitables de l’injustice et une perspective qui voudrait s’attaquer aux causes profondes de l’injustice. L’opposition entre correction et transformation repose, en réalité, sur la distinction entre la structure sociale et les effets sociaux qu’elle génère. La première démarche serait praticable mais sans effets notables, tandis que la seconde serait souhaitable mais impossible à mettre en œuvre. Pour Fraser, il est crucial de dépasser les termes de cette fausse alternative ; ce qui serait possible si l’on réalise que l’opposition en démarche corrective et démarche transformative « n’est pas absolue, mais contextuelle ». En s’appuyant sur l’exemple de l’allocation d’un revenu de base universel, elle démontre qu’un remède correctif (allouer une certaine somme d’argent aux plus démunis) peut avoir des effets transformateurs (« le résultat à long terme pourrait être de miner la marchandisation du travail »). Ce type de mesure (revenu inconditionné, prise en charge des soins de l’enfance, équilibre des pouvoirs au sein des ménages) montre qu’entre les deux termes de l’alternative s’ouvre la voie à une « réforme non réformiste qui combine la plausibilité de la correction avec la radicalité de la transformation, qui s’attaque à la racine de l’injustice ».

Ainsi, des mesures associées à une dimension de la justice d’un côté peuvent avoir pour effet de remédier aux inégalités de l’autre. La déconstruction des mécanismes de domination liés à des questions d’identité peut favoriser l’égalisation des conditions économiques, et inversement. Mais cela suppose de ne jamais perdre de vue les deux dimensions de la justice. L’enjeu de ces discussions autour des problèmes de la distribution inique et du déni de reconnaissance, est la vie au sein de l’espace public. Il s’agit de parvenir à repenser la notion « d’espace public ». Dans cette perspective, on tient pour acquis que l’espace public et l’espace social se recoupent parfaitement.

Selon Nancy Fraser, cette conception n’est pas adaptée à la critique des limites de la démocratie réellement existante dans les sociétés du capitalisme tardif. L’« espace public », structuré par les relations entre personnes privées débattant de sujets d’intérêt public ou commun, exige, prioritairement d’éliminer les inégalités sociales. Elle développe, donc, l’idée d’une multiplicité d’espaces publics qui, en raison de leur pluralité, permet de mieux exprimer la diversité des intérêts en présence. Cette multiplicité se fonde sur l’existence de « contre-publics subalternes » qui correspondraient à des lieux d’expressions et de délibérations des groupes minoritaires et défavorisés.

Ces nouveaux types d’espaces publics permettent de résoudre, en partie, les problèmes liés au déni de reconnaissance, dans la mesure où ceux-ci seraient un lieu de prise de parole et de formation de l’identité. Nancy Fraser développe donc l’idée que les espaces publics sont aussi des espaces de « luttes pour l’interprétation des besoins ». Ils doivent favoriser non pas l’exclusion, mais l’inclusion des intérêts des différents groupes. De sorte que la distinction entre publics forts et publics faibles ne soit pas le fondement du droit à la participation. Il est donc bien question de mettre en évidence les limites du type de démocratie en exercice dans les sociétés postcoloniales et postmodernes. Nancy Fraser en arrive ainsi à interroger la notion « d’espaces publics transnationaux » en laquelle se placent certains espoirs. L’idée fondamentale perpétuellement sous-jacente dans son texte est qu’il est impératif que ces espaces publics transnationaux soient des contre-pouvoirs. En ce sens, la notion d’espaces publics porte en elle des promesses d’émancipations pour les minorités défavorisées telles que les personnes en situation de lèpre sociale, en ceci qu’elle offre un lieu d’expression accessible à tous.

[Mondialisation et civilisation humaine]
[Mondialisation et civilisation humaine]
Notes
228.

Hans-Peter Martin, Harald Schumann, Le piège de la mondialisation (essai traduit de l’allemand par Olivier Mannoni), Actes Sud, 1997, p.18

229.

La légitimité d’un Etat procède de sa volonté et de sa capacité à défendre et à protéger ses citoyens, c’est cela sa raison d’être.

230.

Jean Baudrillard, Le mondial et l'universel, Rebonds, Libération du Lundi 18 mars 1996