1 – Etymologie de la nation

S’il n’existe pas de définition incontestée de la nation, l’étymologie du mot nous éclairera à certains égards. Il semble tout d’abord surprenant de constater que le mot « nation » ait évolué dans le sens contraire du mot « Etat ». Le terme « Etat » est apparu pendant la Réforme pour décrire :

‘« a form of public power separated from the governing and the governed, and constituting a supreme political authority within a certain defined territory »8.   ’

Toutefois, l’Etat existait depuis des milliers d’années avant que ce concept ne soit nécessaire. Le terme de « nation », en revanche, avait existé pendant des centaines d’années dans la famille des langues indo-européennes avant d’acquérir son sens moderne. Son origine se trouve dans le terme latin « natio » (être né, naissance) qu’on trouve dès le IIIe siècle après Jésus-Christ dans la Vulgate. Ce terme sera ensuite traduit par « nacioun » dans les premières versions de la Bible en langue anglaise publiées au XIVe siècle, puis par « nation » dans la Version Autorisée de 1611. Le concept était assez péjoratif à l’origine puisqu’à Rome, le terme « natio » était réservé aux groupes d’étrangers venant de la même région et dont le statut était, du fait de leur origine étrangère, inférieur à celui des citoyens romains.

Au Moyen-Age, on utilisait le terme « natio », tout comme « gens » et « populus », pour désigner un peuple. Or, à cette époque, un peuple se définissait par ses deux caractéristiques principales. D’une part, une descendance biologique commune et d’autre part une culture commune dont les aspects les plus significatifs étaient la langue et la loi. C’est pourquoi, au XIIe siècle, les communautés d’étudiants venant de régions géographiques et linguistiques communes étaient divisées en « nations » dans certaines universités, telles que les universités de Paris ou de Prague. Il est d’ailleurs remarquable que la première utilisation du terme « nationalisme » soit née d’une dispute à l’université de Prague menant au départ des « nations » non-bohémiennes et à la fondation de l’université de Leipzig en 1409. Ce terme avait alors un sens limité puisqu’il faisait référence à une alliance parmi les professeurs de Leipzig pour défendre l’intérêt commun des trois « nations » sécessionnistes.

Le terme « nation » avait donc perdu sa connotation péjorative et, puisque les communautés d’étudiants avaient souvent des positions différentes lors de disputes scolastiques, il acquit un nouveau sens. Plus qu’une communauté de même origine, il s’agissait alors d’une communauté d’opinion. Or, à la fin du XIIIe siècle, le terme « nation » évolua une fois encore. En effet, il était coutumier que les universités envoient des représentants pour arbitrer les questions les plus importantes lors des Conseils Ecclésiastiques. C’est donc à partir de 1274, au Conseil Ecclésiastique de Lyon, que le terme « nation » s’appliqua désormais aux « représentants de l’autorité politique et culturelle, ou à une élite politique, culturelle et enfin sociale »9.

Dans l’Angleterre du XVIe siècle, le mot « nation » prit une nouvelle dimension car tout en conservant sa signification d’« élite », il devint à la fois synonyme de « peuple ». Liah Greenfeld remarque :

‘« this semantic transformation signaled the emergence of the first nation in the world, in the sense in which the word is understood today, and launched the era of nationalism »10. ’

En effet, l’association des idées de peuple et d’élite dévoile l’un des principes de base du nationalisme. Le peuple est devenu souverain, objet de loyauté et de solidarité ; il est homogène et tous ses membres contribuent à sa qualité d’élite. Le concept de nation dans son sens actuel est donc le fruit de ce sentiment nationaliste. Finalement, en s’étendant au-delà des frontières de l’Angleterre pour s’appliquer à des populations partageant des caractéristiques politiques, territoriales ou ethniques les distinguant des autres, le mot « nation » prit le sens d’un « peuple unique et souverain »11, signe d’une profonde transformation de la nature du nationalisme qui se développait sur le Continent.

Toutefois, l’étude des mots ne donne que des explications très partielles et insuffisantes au terme qui nous intéresse et il nous faut donc revenir à la question posée par Renan. Il n’est pas surprenant qu’il ait adopté un regard eurocentrique compte tenu de l’époque et du climat politique. Toutefois, il s’intéresse surtout aux cas problématiques, posant par ce biais les bases de son argumentation. En effet, pourquoi, demandait-il, « la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène n’en est pas une ? Pourquoi l’Autriche est-elle un Etat et non pas une nation ? »12

Notes
8.

8 Quentin Skinner, The Foundations of Modern Political Thought , vol. 2, The Age of Reformation, Cambridge University Press, 1978, p. 354 « une forme de pouvoir public séparé à la fois des gouvernants et des gouvernés, et constituant une autorité politique suprême au sein d’un territoire défini »

9.

Liah Greenfeld, Nationalism, Five Roads to Modernity, Harvard University Press, 1992, p. 5« representatives of cultural and political authority, or a political, cultural and then social elite  » 

10.

Ibid. p. 6 « cette transformation sémantique signale l’émergence de la première nation du monde, dans le sens du mot utilisé aujourd’hui, et lance l’ère du nationalisme »

11.

Ibid. p. 8 « unique and sovereign people »

12.

Renan, op. cit. p. 229