2 – L’Etat et la nation : la question de la poule et de l’œuf

A – Structures étatiques et naissance des nations

Il n’est pas rare, en effet, de noter une confusion de concepts cousins de la « nation », comme « l’ethnie » ou « l’Etat » par exemple, en raison de leurs rapports ambigus avec l’idée de nation. Or, rien ne semble plus confus dans notre vocabulaire que les termes « nation » et « Etat ». Il semble tout simplement que la « nation » soit devenue synonyme d’« Etat ». Umut Özkirimli nous rappelle que l’origine de cet amalgame remonte aux années 1780 quand Jeremy Bentham inventa le terme « international » pour désigner ce que nous pourrions appeler des « relations inter-étatiques »13. On peut même trouver cet emploi erroné du terme sur la scène politique, à la Ligue des Nations comme à l’Organisation des Nations Unies. On entend souvent parler de la « nation britannique » ou de la « nation espagnole » ! Cela dénote un rapprochement symbiotique entre les sphères politique et culturelle dans l’Etat moderne. Pourtant, le cas particulier qu’est l’Ecosse, qualifiée parfois de « nation sans Etat », où le fossé entre ces sphères se creuse de plus en plus, ne fait que démentir cette supposition. En réalité, de nombreux chercheurs s’accordent pour dire qu’il existe en réalité peu d’« Etats-nations » stricto sensu.

Dans leur étude sur l’Ecosse moderne, Alice Brown, David McCrone et Lindsay Paterson définissent l’Etat en trois points14. Premièrement, l’Etat est uni. Chaque Etat est une entité détenant exclusivement les pouvoirs et les prérogatives de gouvernement dans un territoire défini et il est reconnu en tant que tel par ceux qui vivent sur ce territoire et par d’autres « nations » dans le monde. L’Etat est uni par son réseau de systèmes légal, éducatif, fiscal et monétaire ainsi que par sa langue « nationale » (bien que le cas de la Suisse, par exemple, démente ce dernier point). Deuxièmement, l’Etat est moderne dans le sens où il apparaît comme une structure artificielle vitale à la construction de la nation.

‘« The modern state is not bestowed upon a people as a gift by God, its own geist, or blind historical forces ; it is ‘made’ reality »15.’

Enfin, l’Etat incarne selon la phrase de Max Weber, une légitimité rationnelle et légale qui s’exprime avant tout par la loi :

‘« positive law, willed, made and given validity by the state itself in the exercise of its sovereignty, mostly through public, documented, generally recent decisions »16. ’

L’Etat et sa légitimité reposent donc sur des délibérations légales et non sur des coutumes ou sur la volonté d’un dieu ou d’un monarque. Il apparaît donc clairement que l’Etat-nation est une entité souveraine et artificielle. Rappelons à ce titre la fameuse phrase d’Eugène Weber exprimant la nécessité de transformer des paysans en Français17.

C’est donc le développement de la structure étatique qui contribue à la construction de la nation. La nation naît d’un désir de souveraineté, d’un sentiment horizontal d’unité et d’appartenance. Hobsbawm part du principe que « ce ne sont pas les nations qui font les Etats et le nationalisme mais le contraire »18. Il suit ainsi le chemin tracé par Gellner mais suggère implicitement que les nations sont les constructions idéologiques de l’Etat. Or, l’Etat souverain est bel et bien ce à quoi aspirent les nationalistes et nous faisons donc face à un phénomène à double tranchant : l’Etat est à la fois la concrétisation de la construction de la nation et le facteur essentiel à sa construction. En fait, si l’on en croit Gellner, c’est le nationalisme qui affirme que les Etats et les nations « were destined for each other ; that either without the other is incomplete, and constitutes a tragedy. But before they could become intended for each other, each of them had to emerge, and their emergence was independent and contingent. The state has certainly emerged without the blessings of their own nation. It is more debatable whether the normative idea of the nation, in its modern sense, did not presuppose the prior existence of the state »19.

Un substitut plausible à cette absence d’Etat dans le cas d’une nation née « sans la bénédiction de son propre Etat » pourrait être la « société civile ». Par ce terme, nous voulons désigner :

‘« those areas of social life – the domestic world, the economic sphere, cultural activities and political interaction – which are organised by private or voluntary arrangements between individuals and groups outside the direct control of the state »20. ’

L’Etat et la société civile dépendent souvent l’un de l’autre, et dans certains cas la société civile peut endosser le rôle de l’Etat dans la construction de la nation. L’Ecosse en est le meilleur exemple puisque les trois institutions principales laissées entièrement à l’Ecosse par l’Acte d’Union de 1707 (les systèmes judiciaire et éducatif ainsi que l’Eglise) ont, semble-t-il, suffi à maintenir la structure sur laquelle allait se construire la nation écossaise. Il convient donc ici de nous attarder un instant sur les conditions du traité d’Union de 1707 et sur l’héritage culturel et institutionnel sur lequel allait se fonder la nation écossaise.

Notes
13.

Umut Özkirimli, Theories of Nationalism, A Critical Introduction, St Martin’s Press, 2000, p. 58 « interstate relations »

14.

Alice Brown, David McCrone & Lindsay Paterson, Politics and Society in Scotland, McMillan Press Ltd, 1998, p. 28

15.

15 Gianfranco Poggi, The Development of the Modern State : a Sociological Introduction , Hutchinson Press, 1978, p. 95  « L’Etat moderne n’est pas donné à un peuple comme un don de Dieu, de son propre Geist, ou par des forces historiques aveugles ; il est rendu réalité » 

16.

16 Brown et al, op. cit. p. 28 « une loi positive, voulue, validée par l’Etat lui-même dans l’exercice de sa souveraineté, surtout par des décisions publiques, documentées et généralement récentes »

17.

17 Eugène Weber, Peasants into Frenchmen: the Modernisation of Rural France 1870-1914, Stanford University Press, 1976.

18.

18 E.J. Hobsbawm , Nations and Nationalism since 1780, Programme, Myth, Reality, Cambridge University Press, 1990, p. 44-45 « nations do not make states and nationalisms, but the other way round » 

19.

19 Ernest Gellner , Nations and Nationalism, Cornell University Press, 1983, p. 6 « étaient destinés l’un pour l’autre ; que l’un sans l’autre est incomplet, et constitue une tragédie. Mais avant qu’ils ne soient destinés l’un à l’autre, il a fallu que chacun émerge de façon indépendante et contingente. L’Etat a certainement émergé sans l’aide de la nation. Certaines nations ont certainement émergé sans la bénédiction de leur propre Etat. Il est plus discutable de savoir si l’idée normative de nation, en son sens moderne, ne présuppose pas l’existence antérieure de l’Etat » 

20 David Held, The Development of the Modern State , chapitre 2, dans Stuart Hall & Bram Gieben (éd.), Formations of Modernity , Polity Press, Open University, 1992, p. 73 « ces zones de la vie sociale (le monde domestique, la sphère économique, les activités culturelles et l’interaction politique) qui sont organisées par des arrangements soit privés ou volontaires entre des individus et des groupes en dehors du contrôle de l’Etat ».

20.

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