B – Le traité d’Union de 1707 et son héritage institutionnel

Suite à l’incident dynastique de l’Union des Couronnes en 1603, l’Ecosse n’eut guère d’autre choix que d’accepter une union politique avec l’Angleterre. En 1701, le Parlement anglais, prévoyant l’éventualité qu’Anne, succédant à Guillaume d’Orange, puisse mourir sans héritier, appelait la protestante Sophie de Hanovre à lui succéder après avoir embrassé la religion anglicane. Or, l’Ecosse refusait d’offrir sa couronne à un monarque choisi par l’Angleterre, et les Anglais craignaient que les Ecossais ne rappellent le fils, catholique, de Jacques VII pour monter sur le trône d’Ecosse. Guillaume d’Orange fit, par conséquent, pression pour une union politique des deux couronnes dont la demande fut introduite au Parlement le 28 février 1702, une semaine avant sa mort. Pour l’Ecosse, l’argument était avant tout économique. L’Angleterre avait su, tout au long du XVIIe siècle, entourer l’Ecosse de barrières économiques dont la tentative échouée de colonisation écossaise de l’isthme de Darien (Panama actuel) est une parfaite illustration. L’Ecosse était un pays pauvre (seul un cinquième du pays était cultivable) d’un million d’habitants et pour beaucoup l’Union était un moyen pour l’Ecosse de développer son économie et d’engager des échanges avec un pays riche. Mais alors que le marché anglais revêtait une importance croissante pour les marchands écossais, leurs relations commerciales étaient de plus en plus difficiles et tendues. Tout au long du XVIIe siècle, la part des exportations écossaises destinées à l’Angleterre ne cessa d’augmenter, jusqu’à atteindre la moitié des exportations totales. Lors des crises commerciales de 1667, 1681 et 1689, les Ecossais voulurent en vain installer une « union commerciale » avec le marché anglais pour éviter les barrières douanières installées par les Anglais. Le gouvernement anglais profita au contraire de ce pouvoir pour menacer les Ecossais de hausses des taxes douanières, ainsi que d’autres sanctions économiques, s’ils ne donnaient pas leur accord pour une union. Puis, le « Alien Act » de 1705 menaça les Ecossais d’être considérés comme étrangers en Angleterre s’ils ne prenaient pas au plus vite les dispositions nécessaires pour négocier un traité d’union : leurs terres anglaises seraient confisquées et les marchés écossais du bétail, du lin et du charbon seraient exclus de l’échange avec l’Angleterre. Cette dernière sanction était d’autant plus importante que le bétail représentait quarante pour cent des exportations écossaises vers l’Angleterre, et sans elles la balance commerciale se retrouvait déséquilibrée. La menace était grave et l’état des finances écossaises était si mauvais qu’en 1707 le pays ne pouvait même plus payer l’armée. Notons à ce titre que des troupes anglaises étaient prêtes à intervenir à Berwick pendant toute la période du débat parlementaire, au cas où les émeutes deviendraient incontrôlables à Glasgow ou à Edimbourg.

‘« As the Scottish parliament had little option but to surrender to what was in effect economic blackmail, it does not seem surprising that these issues did not dominate negotiations. There was nothing to discuss; continued trade to England in the key commodities of linen and black cattle was assured as long as the Scots played ball »21.’

Rappelons en outre qu’il aurait été exceptionnel au XVIIIe siècle qu’une telle transaction s’effectue sans que des sommes d’argent importantes ne changent de main. Le comte de Roxburgh, par exemple, qui s’opposa tout d’abord à l’Union, changea brusquement d’avis avant d’obtenir le titre de duc. En 1705, il écrivit :

‘« ‘The motives will be, Trade with most, Hanover with some, ease and security with others’ »22.’

Finalement le débat eut lieu lors des dernières sessions du Parlement écossais, du 3 octobre 1706 au 16 janvier 1707. Les articles du traité d’Union furent approuvés l’un après l’autre et le traité fut adopté par cent neuf voix contre soixante-neuf. Après que le traité eut reçu le sceau royal, le Parlement écossais fut dissous le 25 mars et le traité prit effet le 1er mai 1707.

Il y eut certes quelques émeutes à Edimbourg comme à Stirling, ainsi que de nombreuses pétitions en opposition à l’Union, mais elles étaient plus liées aux intérêts commerciaux d’une frange de la population inquiète de la compétition anglaise que signifiait l’Union sur certains marchés (comme les industries du sel ou du charbon qui exportaient peu en Angleterre) qu’à un véritable sentiment nationaliste. D’aucuns étaient en outre favorables à une forme de fédéralisme, ardemment défendue au Parlement par Andrew Fletcher of Saltoun, à laquelle l’Angleterre s’opposa catégoriquement de crainte que la rupture potentielle de l’Union ne déclenche une guerre civile à laquelle se mêlerait la France catholique. L’Angleterre préféra accorder à l’Ecosse diverses concessions dans le domaine des impôts, de la monnaie, des privilèges et des anciennes chartes des bourgs. Le traité d’Union prévoyait enfin une distribution équitable de la recette publique et certaines concessions financières à l’égard de l’Ecosse.

Cependant, les concessions obtenues par les Ecossais au regard de leurs institutions principales furent les plus déterminantes. En effet, l’Ecosse devait garder son autonomie en matière de droit privé (un droit plus proche du droit romain que du droit coutumier anglais), et son système judiciaire, libre de tout appel à une quelconque cour de justice à Westminster. L’existence continue du « Privy Council »et du « Court of Exchequer »était assurée et le droit de faire appel à la Chambre des Lords restait délibérément dans le flou. L’Eglise presbytérienne était sauvegardée : le Parlement écossais passa un « Act for Securing the Protestant Religion and Presbyterian Church Government », qui devait être considéré comme une clause du traité d’Union, et le Parlement anglais entérina un acte similaire au regard de l’Eglise anglicane. Rappelons que si le Parlement écossais fonctionnait en tant qu’organe politique en Ecosse, il était concurrencé par l’assemblée générale de la Kirk, dont le fonctionnement plus représentatif et plus proche des intérêts quotidiens du peuple lui donnait une valeur politique égale, voire supérieure, aux yeux des Ecossais. Bien qu’elle ait perdu une de ses arènes politiques avec le traité d’Union, l’Ecosse conservait celle qui lui était la plus chère. Elle conservait en outre son propre système d’éducation dont le modèle était à l’avant-garde des autres pays européens. L’Ecosse jouissait en effet d’un système d’éducation très développé grâce, notamment, à une loi de 1496 appelant l’aristocratie et la haute-bourgeoisie à scolariser leurs fils aînés dès l’âge de huit ou neuf ans et à la création des universités de Saint Andrews (1410), Glasgow (1451) et Aberdeen (1495). Rappelons que l’éducation sera en Ecosse non seulement l’élément propagateur de la Réforme mais aussi l’une de ses batailles principales puisque les lois se succèderont en 1633, 1646 et 1696 pour qu’il y ait obligatoirement une école par paroisse.

Ainsi, les trois piliers institutionnels écossais pourront ici se substituer à l’Etat dans la construction de la nation écossaise. Nous verrons en outre, dans un second chapitre, que l’Ecosse jouira d’une certaine autonomie politique jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle grâce, notamment, au rôle prépondérant que joueront les trois piliers institutionnels de l’Ecosse dans son fonctionnement quotidien. La Kirk régira en effet de nombreux aspects de la vie des Ecossais. Or, c’est à l’époque de l’effondrement de la légitimité de la Kirk – avec sa scission en 1843 – et des bouleversements sociétaux liés à la révolution industrielle qu’apparaîtront les premiers mouvements nationalistes écossais. Un siècle plus tard, la remise en question de l’Etat britannique et la perte de pouvoir de la société civile en Ecosse correspondra à des demandes croissantes pour un Etat indépendant. L’on vérifie ici à nouveau l’interdépendance de la nation et de l’Etat : si la société civile écossaise a servi de structure étatique sur laquelle s’est fondée la nation écossaise, son affaiblissement a signifié l’émergence de revendications indépendantistes. Notons en outre que si l’Etat – ou la société civile – est essentiel à la construction des nations car il en forme le squelette, le développement des structures étatiques se produit en parallèle avec le développement des moyens de transport, de communication et des progrès technologiques. Cela implique que la construction des nations est un phénomène moderne malgré les théories primordialistes privilégiées par les nationalistes eux-mêmes. En ce cas, quelle place doit-on attribuer aux traits ethniques et culturels dans la création de nations ?

Notes
21.

C.A. Whatley dans C.H. Lee (éd.), Scotland and the United Kingdom , The Economy and the Union in the Twentieth Century, Manchester University Press, 1995, p. 9 « Puisque le parlement écossais n’avait d’autre option que de s’incliner devant ce qui n’était en réalité autre qu’un chantage économique, il ne semble pas surprenant que ces questions n’aient pas dominé les négociations. Il n’y avait rien à discuter ; un commerce continu avec l’Angleterre dans les domaines clés du lin et du bétail bovin était assuré tant que les Ecossais jouaient le jeu »

22.

22 Chistopher Harvie, Scotland and Nationalism , Scottish Society and Politics, 1707 to the Present, Routledge, 1998, p. 38 « ‘Les motifs seront le commerce pour la plupart, les Hanovre pour certains, la facilité et la sécurité pour d’autres’ »