3 – Traits ethniques et culturels : matériaux bruts de la nation ?

Il s’agira dans un premier temps de trouver les matériaux bruts utilisés pour cette construction ainsi que le ciment les attachant à cette structure. S’il apparaît souvent que l’Etat est indivisible de la nation, il en va de même avec l’ethnicité. C’est même le premier point de l’analyse de Renan. Il introduisait la distinction entre les nationalismes, civique fondé sur l’Etat, et ethnique fondé sur l’origine ethnique d’un peuple. Rogers Brubaker reprendra plus tard cette distinction pour analyser les modèles allemand et français. Il expliquera que la citoyenneté française fut définie à partir de la Révolution en tant que communauté territoriale, donc basée sur le principe de j us soli, le droit du sol, et qu’ainsi toute personne résidant sur le territoire français pouvait théoriquement devenir citoyen français. Il s’agissait par conséquent d’un modèle étatique et assimilateur.

L’Allemagne, en revanche, présentait un modèle entièrement différent. Du fait que l’Allemagne ne devint un Etat unitaire que dans les années 1870, son principe de citoyenneté était basé sur une communauté de descendance commune, sur les liens ethniques, c’est à dire jus sanguinis, le droit du sang. En vertu du principe de Kulturnation, les nations étaient des communautés de destin commun liées par des qualités dites objectives, comme l’histoire, la langue ou la culture, et, implicitement, par les liens du sang.

‘« However, as ‘nations’ are too large and complex to qualify for such a definition, it should be stressed that it is the type of perceived, ‘imagined’, bond among the nation’s members, the desire to retrieve the feeling of intimacy and organic warmth associated with Gemeinschaft that is evoked by advocates of this brand of nationalism »23.’

C’est avec cette idée à l’esprit qu’Ernest Renan rappelait avec angoisse :

‘« autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès […] on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant: ‘Tu es notre sang ; tu nous appartiens!’ »24.’

Il ne se doutait sûrement pas de l’envergure que prendrait cette remarque quelques dizaines d’années plus tard. Récemment, les débats portant sur le nationalisme semblent s’être tournés vers la division qu’avait introduite Hans Kohn dans les années 1950 entre un nationalisme civique à l’Ouest, aux connotations positives, et un nationalisme ethnique à l’Est, aux connotations négatives. Toutefois, cette division semble un peu simpliste et pour mieux comprendre le nationalisme occidental qui nous intéresse ici, il nous faut étudier le rôle fondamental que joue l’ethnicité dans sa construction.

L’ethnicité a joué un rôle prépondérant dans l’histoire du XXe siècle et alors que les nationalismes ethniques semblaient avoir été disqualifiés après la Seconde Guerre mondiale, on les a vu ré-émerger à la fin du siècle dans le sillage de l’éclatement du bloc soviétique, dans les Balkans ou en Tchétchénie. En Europe occidentale, un nationalisme largement d’origine ethnique s’est acharné à déchirer l’Irlande et le pays Basque et des mouvements politiques d’extrême-droite faisant appel à l’ethnicité ont ébranlé un à un les pays européens, comme nous l’avons vu en Autriche, en Belgique, en Suisse ou en France. Les questions d’immigration et d’intégration font depuis un quart de siècle l’objet d’une grande attention médiatique qui nourrit indirectement des partis nationalistes, comme le Front national en France, derrière lesquels se dissimulent la xénophobie et la peur de l’autre. Par contraste, d’autres mouvements politiques nationalistes, comme les partis nationalistes écossais et gallois, le Scottish National Party (SNP) et Plaid Cymru, se targuent d’adopter un nationalisme basé sur le principe de la territorialité, le jus soli, et de représenter une population multi-ethnique. Dans ce climat, l’ethnicité est une question qu’il est difficile d’ignorer.

Curieusement, il apparaît que le terme « ethnique » n’ait été utilisé dans le vocabulaire des sciences sociales qu’à partir du milieu du XXe siècle, et qu’il ne soit entré dans le Oxford English Dictionary qu’à la fin des années 1970. Comme le fait remarquer David McCrone, cela semble difficile à croire compte tenu de l’histoire des divisions ethniques dans le monde25. Le terme aurait d’abord été utilisé pour désigner les divers mouvements migratoires dans les villes américaines de différents groupes ethniques. En général, explique-t-il, « être ‘ethnique’ dans ce contexte était être ‘autre’ »26 et être défini comme différent des grands groupes puissants, comme dans ce cas les « WASPS » (Anglo-Saxons blancs et protestants) qui représentaient le « Nous » vis-à-vis des « Autres ». Ce concept d’« Autre » n’est pas très éloigné de l’origine étymologique des mots « ethnicité », « ethnie » ou « ethnique ». Le mot « ethnique » provient du grec ancien ethnikos, signifiant païen, et ta ethne signifiant étrangers. L’ethnicité se définit donc toujours dans le cadre de sa relation avec un « Autre », et n’a pas d’existence isolée.

‘« Hence to be Bosnian is not to be Serb ; to be Scottish is not to be English ; to be English is not to be French ; and so on » 27.’

Mais en quoi se définit-on comme un « Nous » vis-à-vis d’un « Autre » ? Il semble que ce soit un choix, une décision de se voir symboliquement en tant que détenteur d’une certaine identité culturelle. Néanmoins, il n’est pas possible de définir cette décision comme un choix conscient, puisque nous sommes toujours influencés par des représentations culturelles :

‘« We only know what it is to be ‘English’ because of the way ‘Englishness’ has come to be represented, as a set of meanings, by English national culture. It follows that a nation is not only a political entity but something which produces meanings – a system of cultural representation »28. ’

Il en découle ainsi plusieurs interprétations possibles et ces identités ou cultures nationales peuvent être modifiées ou transformées selon la perspective adoptée sur l’histoire, la représentation politique ou tout autre trait culturel. Cela peut mener à des types d’identités nationales ou des sentiments nationalistes très différents. Considérons par exemple le nationalisme britannique de l’ère victorienne en Ecosse et le nationalisme écossais aujourd’hui, ainsi que la transformation de l’image des Hautes-Terres et son influence sur le nationalisme écossais. Il s’agira ici d’ouvrir une nouvelle parenthèse historique afin d’illustrer les propos de Peter Worsley:

‘« cultural traits are not absolutes or simply intellectual categories, but are invoked to provide identities which legitimise claims to right. They are strategies or weapons in competitions for meagre resources »29. ’
Notes
23.

Brian Jenkins & Spyros A. Sofos (éd.), Nation and Identity in Contemporary Europe, Routledge, 1996, p. 15 « Cependant, puisque les nations sont trop grandes et trop complexes pour être définies ainsi, nous devons souligner qu’il s’agit d’un lien perçu et ‘imaginé’ entre les membres d’une nation, le désir de retrouver un sentiment d’intimité et de chaleur associée au Gemeinschaft évoqué par les défenseurs de ce type de nationalisme » 

24.

Renan, op. cit. p. 231 et 235

25.

David McCrone, The Sociology of Nationalism, Tomorrow’s Ancestors, Routledge, 1998, p. 24

26.

Ibid.« to be ‘ethnic’ in this context was to be ‘other’ »

27.

Brown et al, op. cit. p. 206 « Alors être bosniaque est ne pas être serbe ; être écossais est ne pas être anglais ; être anglais est ne pas être français; et ainsi de suite » 

28.

28 Stuart Hall, David Held & Tony McGrew (éd.), Modernity and its Futures , Polity Press, Open University, 1992, p. 292 « Nous savons ce que c’est d’être anglais seulement par la façon dont l’ ‘anglicité’ a été amenée à être représentée par une culture nationale anglaise comme un ensemble de sens. Une nation n’est donc pas seulement une entité politique, mais aussi quelque chose qui produit du sens – un système de représentation culturelle » 

29.

29 Peter Worsley, The Three Worlds : Culture and World Development , Weidenfeld & Nicolson, 1984, p. 249 « ces traits culturels ne sont pas des absolus ou de simples catégories intellectuelles, mais sont invoqués pour fournir des identités légitimant des revendications de droits. Ce sont des stratégies ou des armes dans des compétitions pour de maigres ressources »