A – « Tartanisme » et identité nationale en Ecosse

Le XVIIIe siècle démarra avec un bouleversement de la donne identitaire en Ecosse, suite au traité d’Union. L’identité émergente devait s’adapter à une nouvelle structure étatique britannique et les transformations politiques subies semblent avoir eu pour effet la multiplication d’une myriade d’identités différentes, une sorte de kaléidoscope identitaire. De fait, la véritable retombée immédiate de l’Union fut le jacobitisme. Une faction de royalistes catholiques, originaires des Hautes-Terres dans leur majorité, voulut en effet rétablir un roi Stuart, catholique et écossais sur le trône à deux reprises (1715 et 1745) dans un effort ultime pour restaurer l’identité écossaise perdue avec les Unions de 1603 et 1707. Si leur bataille semblait certes perdue d’avance, sa défaite en 1746 à Culloden marqua la véritable naissance de la Grande-Bretagne. 

‘« Without doubt, the post-Culloden policies for the “civilization” of the Highlands were the most dramatic and profound expression of the changed political realities induced by the Union in the first half of the eighteenth century. […] Jacobitism was not a form of Scottish national identity that was acceptable to the British state and steps were taken ruthlessly to remove it from the agenda. In many ways, it is perhaps more appropriate to date the beginning of the Anglo-Scottish Union as a tangible entity from 1746, rather than 1707 »30. ’

En outre, bien que le mouvement jacobite ne se soit pas seulement limité aux catholiques, ces conflits s’inscrivirent dans l’affrontement plus large entre catholiques et protestants en Ecosse qui avait subsisté après la Réforme et cristallisait l’identité protestante de la Grande-Bretagne contre un mouvement catholique rebelle :

‘« a new patriotism was invented, one that fitted well with the rival national identity of Scotland because Britishness was so firmly grounded in Protestantism. To secure their Scottishness, it was believed, the Scots had to be British, because otherwise the central element of that Scottishness – their religion – would be endangered »31. ’

Cet épisode servit aussi de révélateur de l’énorme fossé identitaire et culturel qui séparait l’Ecosse en deux régions bien distinctes et sonna le glas de la culture gaélique des Hautes-Terres. La notion d’une division identitaire entre les Hautes-Terres et les Basses-Terres n’apparut dans la conscience écossaise que vers la fin du Moyen-Age et le début de la Renaissance. Ce fut la conséquence de plusieurs facteurs : tout d’abord l’identité gaélique qui jusque là avait englobé l’Irlande et les régions gaéliques d’Ecosse se scinda en deux pour former deux identités culturelles distinctes tandis que le développement des communications vers les Hautes-Terres et les Iles créèrent une plus grande cohésion de ces régions de langue gaélique d’une part, mais réduirent leur zone géographique d’autre part. Cela eut pour résultat de créer une région bien définie géographiquement, linguistiquement et culturellement, séparée des Basses-Terres par une frontière assez imprécise entre le Firth of Clyde au sud de Loch Lomond et Stonehaven sur la mer du Nord : le « Scottish Gaidhealtachd ». La carte mentale avait donc été redessinée entre une région des Basses-Terres civilisée et parlant le Scots, et une région des Hautes-Terres barbare et de langue gaélique.

Cette nouvelle perception identitaire du XVIe siècle était due essentiellement aux changements politiques survenus dans les Basses-Terres lors des deux siècles précédents et à la politique centralisatrice de la dynastie Stuart. Ces derniers avaient établi avec succès un Etat de droit au sud du pays tandis que le nord conservait un système féodal marqué par les divisions claniques et familiales. Ainsi, les habitants des Basses-Terres (Lowlands) s’amusaient à faire un jeu de mots à ce propos : en Scots, « Lowlands » s’écrit « Lawlands », signifiant du même coup un Etat de droit, une terre civilisée, en opposition à la barbarie des Highlanders. Or, la langue était un facteur important de cette division et il est significatif de noter qu’à la fin du Moyen-Age la langue des Basses-Terres était passée de l’appellation « Inglis » à « Scottis », s’appropriant ainsi tout le territoire. Le gaélique, au contraire, était nommé « Hibernice », « Erse » ou « Irish », l’associant ainsi avec une région étrangère.

‘« The division of “us” and “them” had been made »32. ’

Néanmoins, le mode de vie des Highlanders était l’un des éléments les plus choquants pour les habitants des Basses-Terres et vers le XVIe siècle les différences étaient telles qu’il existait côte à côte deux sociétés véritablement distinctes. Comme l’explique Jane Dawson, les différentes méthodes d’agriculture étaient à la base des systèmes économiques et de l’organisation sociale des deux sociétés. La société plus pastorale des Hautes-Terres reflétait son mode de vie et le caractère plus nomade de ses habitants tandis que la pratique des raids de bétail horrifiait les Lowlanders qui en étaient parfois les victimes. Cette culture se reflétait également dans la littérature gaélique dont les poésies célébraient les vertus et l’héroïsme du bon guerrier :

‘« The highly stylised literature of classical common Gaelic perpetuated the illusion of a static society which adhered to the traditional values of the heroic warrior caste [whereas] Lowlanders strove to identify with, and emulate, the attitudes of mainland Europe with which they were increasingly in contact »33.’

Jacques IV appréciait pourtant cette tradition musicale et littéraire et il apprit le gaélique qu’il parlait lors de ses parties de chasse dans les Hautes-Terres. Car, malgré son côté sauvage, le Highlander pouvait parfois représenter une certaine idylle rurale, et à la cour royale les costumes traditionnels des Hautes-Terres étaient parfois portés pour leur côté rustique et authentique. Marie Stuart appréciait également la musique des Hautes-Terres et insista pour que toute la cour porte un costume traditionnel comme elle lors de son unique voyage dans cette région. Il est difficile de dire si sa décision était motivée par une passion du déguisement ou pour exprimer une identification avec les habitants du nord de son royaume, toujours est-il :

‘« it did demonstrate in graphic manner that a cultural gap was believed to exist between the Highlands and Lowlands which needed special bridges to cross »34.’

De leur côté, les Highlanders avaient eux aussi un sens important de leur supériorité et ils appelaient leurs voisins du sud des «  sasennach » (un terme péjoratif utilisé pour désigner les Anglais dérivé du gaélique « sasunnach » signifiant saxons), ou même « bodaich Ghallda » (paysans qui creusent la terre) en contraste avec l’idée du guerrier Highlander qui ne se salirait pas les mains par du travail manuel. Mais nous noterons avec Jane Dawson que l’un des éléments clés de l’identité des Hautes-Terres était le fort sentiment d’appartenance au royaume d’Ecosse et la croyance que les Celtes étaient les véritables fondateurs et héritiers du royaume d’Ecosse : il leur revenait de droit. Le culte de la loyauté envers la Couronne d’Ecosse et plus tard à la dynastie Stuart fut une composante essentielle du sentiment royaliste et jacobite que l’on retrouva au XVIIIe siècle.

‘« When the Highlands became too clearly associated with the Jacobite cause, it brought retribution upon the whole of Scottish Gaelic culture and language. […] Significantly, it was only after the Gaels had been subdued and civilised that Highland scenery, society and culture could be “discovered” by the Lowlanders »35. ’

Pendant le XVIIIe siècle, le gouvernement dépensa beaucoup d’énergie dans sa destruction systématique de la culture gaélique et des barrières qui la séparaient de la nouvelle nation britannique. Le « Disarming Act » de 1747 interdit le port du kilt et l’usage de la cornemuse sous peine de lourdes sanctions (six mois d’emprisonnement pour le costume national et sept ans de bagne pour la cornemuse) et l’on interdit l’utilisation de la langue gaélique. Puis, au XIXe siècle, vint ensuite l’épisode douloureux des Highland Clearances dont la phase la plus violente eut lieu entre 1828 et 1851 lorsque des familles entières furent déplacées, souvent de force. Pourtant, et ce n’est sans doute pas un hasard, c’est à cette même époque que certains morceaux choisis de la culture gaélique suscitèrent soudainement un vif intérêt chez l’élite britannique. Les Hautes-Terres, désormais inoffensives, s’inscrivirent dans une nouvelle perception romantique de l’Ecosse.

‘« The Kitsch Gaeldom of the nineteenth century would conveniently obscure the sacrifice of Highland peasantry on the altars of political economy »36. ’

Tout d’abord, dans le monde littéraire, la publication en 1760 des poèmes d’Ossian du IIIe siècle, que James MacPherson disait avoir découverts, fit sensation, et ils furent l’objet d’une grande controverse reprise aujourd’hui par William Ferguson37. Selon lui, le débat autour de l’authenticité d’Ossian était véritablement un débat sur l’identité nationale écossaise entre ceux qui voulaient effacer le passé celte et ceux qui voulaient au contraire le mettre à l’honneur.

Ensuite, le développement des communications stimula les voyages en Grande-Bretagne et le « Grand Tour » européen des jeunes gens de l’élite fut remplacé par un « Grand Tour romantique » dans la région des Hautes-Terres qui s’ouvrit à un nouveau tourisme britannique. Au XIXe siècle, la reine Victoria acheva de lancer ce mouvement en s’énamourant de Balmoral et de l’Ecosse où elle décida de passer toutes ses vacances. Lorsque l’interdiction du port du kilt fut levée en 1782, les Highland Societies fondées par les propriétaires terriens des Hautes-Terres et la Celtic Society d’Edimbourg, dont le président était Sir Walter Scott, encouragèrent le port de celui-ci dans toute l’Ecosse. Bientôt furent créés différents tartans pour chaque régiment de soldats des Hautes-Terres. Les grandes qualités martiales et la bravoure des soldats Highlanders furent très vite récupérées à des fins politiques par le gouvernement britannique, soucieux d’encourager leur recrutement dans l’armée, si bien que tout l’établissement militaire écossais dut bientôt se conformer à l’image des Highlanders et porter un tartan. Les Hautes-Terres contribuèrent à l’apport de 74 000 hommes à l’armée britannique lors des guerres napoléoniennes sur une population de 300 000 habitants ! Bien entendu, il y eut aussi une demande croissante pour les produits régionaux des Hautes-Terres et un grand engouement culturel. Sir Walter Scott se fit maître de l’histoire romantique de l’Ecosse. Lorsque Georges IV fit une visite officielle en Ecosse en août 1822, Scott en fut le maître de cérémonie et organisa l’événement de façon à faire transparaître uniquement des images des Hautes-Terres pour représenter l’Ecosse au détriment des Basses-Terres.

‘« Scott’s major contribution to Scottish identity was one of national reconciliation – of Highlanders and Lowlanders, Covenanters and Jacobites – not of national assertion »38. ’

Cette vision déformée de l’image nationale donna lieu à ce qu’on appelle péjorativement le tartanisme (tartanry) et fournissait une identité nationale de substitution, peu problématique et très accommodante. Cet enrobage identitaire très édulcoré et coloré qu’est le tartanisme est toujours de mise aujourd’hui en Ecosse où il sert essentiellement d’attrape-touristes avec ses joueurs de cornemuse et ses boîtes de biscuits au beurre ornées du portrait de Bonnie Prince Charlie, héros déchu de 1745 et, paradoxalement, figure populaire mythique aujourd’hui.

La diffusion de ces images culturelles édulcorées illustre parfaitement la Kulturpolitisch de l’Etat britannique, une politique qui, selon Weber, permet à un Etat de promouvoir et de maintenir une identité nationale.

‘« Any vigorous assertion of national identity would, however, threaten the English relationship on which material progress was seen to depend and so Highlandism answered the emotional need for the maintenance of a distinctive Scottish identity without in any way compromising the Union. On the contrary, the indissoluble link between tartanry, the Highland soldier, patriotism and imperial service bestowed a new cultural and emotional cohesion on the Union relationship »39.’

Ces traits culturels sont donc aussi importants que l’émergence de l’Etat dans la construction des nations et constituent le matériel brut utilisé pour ce processus. Cela rejoint la pensée de Max Weber car il voyait une nette ligne de démarcation entre d’un côté la politique d’Etat (Staatspolitisch), et de l’autre la politique culturelle (Kulturpolitisch) qui était selon lui l’un des buts du système politique. Tout en restant conscient qu’une nation est une « communauté de sentiment qui ne peut trouver son expression que dans son propre Etat »40, Weber la définissait aussi comme un phénomène subjectif ancré dans des traits culturels tels que l’origine ethnique, la langue, la religion, les coutumes ou l’histoire. Pour lui, l’origine ethnique était le trait culturel le moins important et il accordait une attention toute particulière au rôle joué par la langue.

Renan, au contraire, se méfiait d’une considération trop exclusive de la langue qui comportait selon lui certains dangers, et il craignait que l’on associe trop étroitement la langue à l’ethnicité.

‘« La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. Les Etats-Unis et l’Angleterre, l’Amérique et l’Espagne parlent la même langue mais ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu’elle a été faite par l’assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues »41. ’

La religion non plus ne saurait « offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité moderne […] La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun »42.

Face à ces positions contradictoires, il s’agira d’étudier la place qu’occupent la langue et la religion dans la formation d’identités nationales en Ecosse et au pays de Galles afin de déterminer l’importance de ces deux traits culturels dans la construction de la nation.

Notes
30.

Dauvit Broun, Richard Finlay & Michael Lynch (éd.), Image and Identity, The Making and Re-making of Scotland through the Ages, John Donald Publishers, 1998, p. 146 « Les politiques post-Culloden pour la ‘civilisation’ des Hautes-Terres furent sans aucun doute l’expression la plus dramatique et la plus profonde des transformations politiques introduites par l’Union pendant la première moitié du XVIIIème siècle [...] Le jacobitisme n’était pas une forme acceptable de l’identité nationale écossaise aux yeux de l’Etat britannique et des mesures furent prises impitoyablement pour l’effacer de l’agenda politique. D’une certaine façon, il est peut-être plus approprié de dater l’Union anglo-écossaise en tant qu’entité tangible à partir de 1746 plutôt que 1707 »

31.

Brown et al, op. cit. p. 5. « un nouveau patriotisme fut inventé, qui se coordonnait bien avec l’identité nationale rivale de l’Ecosse car la britannicité était si profondémment ancrée dans le protestantisme. Pour assurer leur scotticité, les Ecossais, pensait-on, devaient être britanniques car dans le cas contraire l’élément clé de leur scotticité (leur religion) serait en danger » 

32.

Jane Dawson dans Brendan Bradshaw & Peter Roberts (éd.), British Consciousness and Identity , Cambridge University Press, 1998, p. 284 « La ligne de division entre eux et nous avait été tracée »

33.

Ibid. p. 287 « La littérature très stylisée du gaélique classique perpétuait l’illusion d’une société statique qui adhérait aux valeurs traditionnelles du guerrier héroïque [tandis que] les Lowlanders s’efforçaient de s’identifier et d’imiter les attitudes du continent européen avec lequel ils étaient de plus en plus en contact »

34.

34 Ibid. p. 289. « Cela démontrait de manière graphique que le fossé culturel censé exister entre les Hautes-Terres et les Basses-Terres nécessitait la construction de ponts spéciaux pour le franchir »

35.

Ibid. p. 299 « Quand les Hautes-Terres devinrent trop étroitement associées avec la cause jacobite, le châtiment fut infligé sur toute la culture et la langue gaélique. [...] De manière significative, ce ne fut qu’après que les Gaels aient été soumis et civilisés que les paysages des Hautes-Terres, leur société et leur culture purent être ‘redécouverts’ par les habitants des Basses-Terres »

36.

Colin Kidd, British Identities Before Nationalism, Ethnicity and Nationhood in the Atlantic World 1600-1800, Cambridge University Press, 1999, p. 145 « la gaélicité kitsch du XIXème siècle pouvait commodément cacher le sacrifice de la paysannerie des Hautes-Terres sur l’autel de l’économie politique »

37.

William Ferguson, The Identity of the Scottish Nation , Edinburgh University Press, 1998.

38.

Colin Kidd, Subverting Scotland’s Past , Cambridge University Press, 1993, p. 267 « La contribution majeure qu’apporta Scott à l’identité écossaise fut celle d’une réconciliation nationale (des Highlanders et des Lowlanders, des covenantaires et des jaccobites) et non d’une affirmation nationale »

39.

T. M. Devine, The Scottish Nation 1707-2000 , Allen Crane – The Penguin Press, 1999, p. 245 « Cependant, toute affirmation vigoureuse de l’identité nationale aurait menacé la relation avec l’Angleterre sur laquelle semblait dépendre tout progrès matériel tandis que le Highlandisme répondait au besoin émotionnel d’un maintien d’une identité écossaise distinctive qui ne compromettait l’Union en aucune façon. Au contraire, le lien indestructible entre le tartanisme, le soldat des Hautes-Terres, le patriotisme et le service impérial offrait une nouvelle cohésion culturelle et émotionnelle à la relation de l’Union »

40.

Max Weber , Economy and Society: An Outline of Interpretive Sociology , vol. 1, édité par Guenther Roth & Claus Wittich, University of California Press, Berkeley, 1978, p. 395-396, première édition en allemand en 1914 « community of sentiment which would find its adequate expression only in a state of its own » 

41.

Renan, op. cit. p. 236

42 Ibid. p. 238

42.