4 – Le fruit de notre imagination ?

Si l’ethnicité, la langue, la religion ou les intérêts matériels ne déterminent pas à eux seuls les nations, il faut comprendre qu’une nation est plus que cela. Renan la définit comme « une âme, un principe spirituel »56 . Il conclura :

‘« une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore »57. ’

C’est ce principe que reprendra Benedict Anderson un siècle plus tard quand il dira des nations qu’elles sont des « communautés politiques imaginées » :

‘« imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the image of their communion »58.’

Anderson précise trois points. Premièrement, la nation est imaginée comme étant restrictive puisque toute nation a des frontières, aussi élastiques soient-elles, au-delà desquelles vivent d’autres nations. Deuxièmement, elle est imaginée comme étant souveraine car elle est le fruit des idées de la Révolution et des Lumières et qu’elle sonne le glas des monarchies absolues de droit divin. Et enfin, elle est imaginée comme étant une communauté car en dépit des différences en son sein la nation est toujours conçue comme une fraternité horizontale pour laquelle certains sont prêts à donner leur vie.

Ce sont précisément les sacrifices faits au nom de la nation qui posent réellement la question du nationalisme. Que trouve-t-on à la base de ce sentiment passionnel ? La nation réveille dans l’esprit de ses membres tout un éventail d’images ; son évocation est saturée de « ghostly national imaginings »59. La nation est imaginée, racontée comme une histoire. Elle est inséparable de l’Histoire ; elle est à la fois le matériel et l’outil dans la construction de la nation et elle sert à légitimer cette dernière. L’interprétation de l’Histoire est un exercice d’intérêt national. « Nations are like ‘narratives’ which tell themselves and others stories about who they are and where they come from »60, et la récupération de ces histoires est à la base de l’identité nationale. Comme le soulignait Renan :

‘« L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation […] or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses »61.’

Ces traditions nationales inventées, comme les appelle Eric Hobsbawm, se développent de manière plus intensive entre 1870 et le début de la Première Guerre mondiale en Europe. C’est à cette époque qu’une grande effervescence de symboles et de cérémonies nationales furent établies. En France, par exemple, on vit l’apparition d’un grand nombre de monuments publics, La Marseillaise devint l’hymne national en 1879 et le 14 juillet fut déclaré fête nationale en 1880. Marianne devint une figure de la France républicaine et son personnage représenta des personnalités différentes pour ses adhérents ou ses détracteurs, en France ou à l’étranger. En Grande-Bretagne, la création du gwerin au pays de Galles et l’imaginaire des Hautes-Terres en Ecosse vinrent nourrir un nationalisme émergent comme nous l’avons évoqué plus haut. En Angleterre, le personnage de John Bull vint à représenter les caractéristiques de l’Anglais moyen tandis que les images et les coutumes de l’époque élisabéthaine firent l’objet d’un nouvel engouement. Les mythes du roi Arthur et de Robin des Bois avaient été très populaires pendant des siècles mais ils suscitèrent à l’ère victorienne un renouveau et un effort de transformation en héros distinctement anglais, comme le souligne Stephanie Barczewski dans son Myth and National Identity in Nineteenth Century Britain. En cette fin de siècle, la définition plus vague de « Britishness » fut remplacée par une « anglicité » beaucoup plus exclusive au sud, et un regain d’intérêt dans la culture nationale et sa valeur d’arme politique au nord, avec la création de la National Association for the Vindication of Scottish Rights (NAVSR) en 1853 et de la Scottish Home Rule Association (SHRA) en 1886, et à l’ouest avec la fondation de Cymru Fydd - Wales to be (le pays de Galles à venir) la même année.

‘« The vision of a common past helped to transcend class, regional, ideological and religious barriers, and also to reveal the crucible in which national identity had been forged »62.’

Aujourd’hui encore, l’utilisation des icônes nationales a toujours cours, comme l’atteste la deuxième renaissance de William Wallace en héros national de l’Ecosse dans les années 1990. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que certains membres du parti nationaliste écossais soient allés distribuer des tracts à la sortie du film Braveheart, un film tout droit sorti des studios d’Hollywood, version romancée de l’épisode des guerres d’Indépendance et de la vie de William Wallace (joué par un acteur australien) qui eut un succès immédiat en Ecosse.

Il apparaît donc clairement que ces figures symboliques et ces « mythistoires » sont indispensables à la formation d’une identité nationale et qu’elles sont sans cesse récupérées et modifiées pour créer une cohésion parmi les membres de la nation basée sur un sentiment de partage d’un passé commun. Ces innombrables héros baignant dans une lumière mystique sont la source du caractère passionnel du nationalisme. Nous dirons qu’ils donnent un « cœur » à la nation pour utiliser l’expression de Sir Walter Scott dont le « cœur » était écossais mais la « tête » britannique. David McCrone exprimera ce paradoxe ainsi :

‘« History is not the dead weight of the past on the present, but the very means whereby identity is shaped in an active and ongoing fashioning »63.’

Mais si nous sommes désormais capables d’identifier les matériaux bruts utilisés dans la construction de la nation et de reconnaître le rôle structurant que joue l’Etat dans ce processus, la question de sa formation reste toujours problématique. Benedict Anderson accorde une place prépondérante à la langue et au développement de l’imprimerie dans son explication théorique de ce phénomène. Il part du principe que le XVIIIe siècle marque non seulement le début de l’ère du nationalisme en Europe occidentale, mais aussi le déclin des modes de pensée religieux et si l’un ne produit pas l’autre, il est important d’articuler le nationalisme par rapport aux systèmes culturels qui l’ont précédé. En effet, l’ouverture des horizons géographiques et culturels contribua au déclin de la communauté religieuse au XVIIIe siècle : d’une part par l’exploration du monde, et d’autre part par la dévaluation de la langue latine au XVIe siècle qui fragmenta graduellement les communautés sacrées. De plus, les monarchies sacrées qui jusqu’alors avaient été capables de sauvegarder des empires hétérogènes et poreux grâce à un gouvernement central très puissant entamèrent leur déclin à partir du XVIIe siècle. Il fallut alors trouver une nouvelle façon de lier société et pouvoir. Benedict Anderson affirme que cela fut possible grâce au développement de l’imprimerie largement véhiculé par la Réforme, puisque les protestants profitèrent pleinement de ce nouveau moyen de communication pour s’ouvrir à de plus larges publics ignorants du latin, devenu à l’époque plus cicéronien et moins accessible, et grâce au développement lent et inégal de langues vernaculaires comme instruments de centralisation administrative par certains monarques.

Ces « nouvelles » langues furent à l’origine de nouvelles consciences nationales en créant des champs unifiés d’échange et de communication grâce à des langues vernaculaires compréhensibles de tous ; l’imprimerie donna également une nouvelle fixité à la langue et une continuité en la reliant avec le passé ; enfin, l’imprimerie créa des langues de pouvoirs puisqu’une des langues d’un Etat s’imposait parfois comme langue officielle, devenant la langue privilégiée de communication du gouvernement et des institutions de l’Etat au détriment d’autres langues vernaculaires. La langue d’imprimerie permit à une élite jadis divisée géographiquement, culturellement et linguistiquement de s’homogénéiser et de s’unir. L’accès à une culture commune permit ainsi d’homogénéiser une bourgeoisie nationale qui put à son tour mobiliser les masses.

‘« The new middle-class intelligentsia of nationalism had to invite the masses into history ; and the invitation card had to be written in a language they understood »64. ’

Cet effort d’homogénéisation linguistique, qui relève de la Kulturpolitisch que décrivait Weber, fut particulièrement marqué au pays de Galles où l’éducation fut l’objet d’efforts systématiques de répression de la langue galloise. Rappelons à ce titre que le système, dit du « Welsh not », dans le cadre duquel les enseignants punissaient sévèrement les enfants parlant gallois dans l’enceinte de leur établissement scolaire en leur faisant porter un panneau de bois autour du cou sur lequel était inscrit « Welsh not », avait encore cours dans certains établissements scolaires dans les années 1930. Le « scandale des livres bleus » de 1847 fut par ailleurs une parfaite illustration de ce phénomène car les rapports personnels à couvertures bleues des trois inspecteurs nommés en 1846 par le gouvernement afin d’enquêter sur le système éducatif au pays de Galles pointaient unanimement un doigt accusateur vers la langue galloise qu’ils considéraient comme étant responsable du « retard » des Gallois. Il était indispensable selon eux qu’un système éducatif subventionné par l’Etat soit mis en place pour « introduce the Welsh to the world of English progress and civilisation »65. Notons enfin que l’utilisation du gallois fut fortement découragée, voire interdite, dans les cours de justice du pays de Galles jusqu’au Welsh Courts Act de 1942. Jusqu’alors les Gallois galloisants avaient dû rémunérer leurs propres interprètes contrairement aux personnes d’origine étrangère pour lesquelles la cour payait les services d’un traducteur. A partir de 1942, le juge pouvait autoriser une personne à s’exprimer en gallois s’il y était favorable et les services d’un interprète étaient payés par la cour. Il fallut attendre 1967 et le Welsh Language Act pour que le gallois puisse être utilisé par quiconque le souhaitait. Nous verrons que ces inégalités, greffées aux injustices linguistiques économiques et sociales ressenties par les Gallois, contribueront à la naissance d’un nationalisme gallois.

Notes
56.

56 Renan, op. cit. p. 240

57 Ibid. p. 241

58 Anderson, op. cit. p. 6« imaginée parce que même les membres de la plus petite nation ne connaîtront jamais la plupart de leurs compatriotes, ne les rencontreront jamais ou n’entendront jamais parler d’eux, mais dans l’esprit de chacun vit l’image de leur communion » 

57.
58.
59.

Ibid. p. 9 « imaginations nationales fantomatiques » 

60.

McCrone, op. cit. p. 51, citation de Homi Bhabba « Les nations sont comme des ‘narrations’ qui se racontent à elles-mêmes et aux autres des histoires sur qui elles sont et d’où elles viennent » 

61.

Renan, op. cit. p. 228

62.

Stephanie L. Barczewski, Myth and National Identity in Nineteenth Century Britain, The Legends of King Arthur and Robin Hood, Oxford University Press, 2000, p. 27 « La vision d’un passé commun contribua à transcender les barrières sociales régionales, idéologiques et religieuses, mais aussi à révéler le centre autour duquel l’identité nationale avait été formée »

63.

McCrone, op. cit. p. 63 « L’histoire n’est pas le poids mort du passé sur le présent, mais le moyen même par lequel l’identité est formée en un processus actif et continu »

64.

Tom Nairn, The Break-Up of Britain, Crisis and Neonationalism, 3rd edition, Common Ground, 2003, première édition en 1977, p. 328 « la nouvelle intelligentsia bourgeoise du nationalisme devait inviter les masses à l’Histoire et le carton d’invitation devait être écrit dans une langue qu’elles comprenaient » 

65.

Prys Morgan dans Laurence Brockliss & David Eastwood (éd.), A Union of Multiple Identities : The British Isles 1750-1850, Manchester University Press, 1997, p. 100 « introduire les Gallois au monde du progrès et de la civilisation anglaise »