5 – Culture et industrialisation : un « développement inégal »

L’on retient de l’ouvrage de Benedict Anderson que la nation n’est pas imaginaire mais volontairement imaginée. En outre, Ernest Gellner s’attacha toujours à dire que les nations ne sont pas naturelles mais construites. Sa théorie est considérée comme la tentative d’explication du nationalisme la plus importante à nos jours. Surtout connu pour ses essais de 1964, Thought and Change, et de 1983, Nations and Nationalism, qui présentaient alors un nouveau regard sur les nations et le phénomène nationaliste, Gellner s’ancrait dans la tradition sociologique de Weber et Durkheim. Suivant leur distinction entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes, Gellner situait trois étapes dans l’histoire de l’humanité : les sociétés pré-féodale, agro-littéraire et industrielle. Pour lui, le nationalisme était une facette fondamentale du monde moderne puisque les unités politiques n’étaient pas organisées selon des principes nationalistes pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité. Il s’agissait pour lui d’expliquer pourquoi et comment le nationalisme était apparu dans le monde moderne. Pour répondre à cette question, Gellner commença par étudier la relation entre le pouvoir et la culture.

Pour la phase pré-féodale, la question ne se posait pas puisque l’Etat n’existait pas. Dans la phase agro-littéraire, le pouvoir et la culture sont unis par le statut social de l’individu. Il s’agit de sociétés très hiérarchisées au sommet desquelles les élites aristocratiques, ecclésiastiques, administratives et militaires en strates horizontales utilisent la culture pour se détacher du reste de la société. En bas de cette pyramide hiérarchique se trouvent des communautés paysannes en strates verticales séparées les unes des autres par des coutumes et des cultures différentes. Il n’y a donc ni le désir, ni la possibilité de créer des nations.

En revanche, avec le développement de l’industrialisation et l’exode massif des communautés rurales vers les villes où leurs cultures traditionnelles seront largement détruites, il ne subsistera que la langue et la culture pour remplacer les structures villageoises et tribales et pour former le nouveau ciment de la société. Le rôle d’une élite linguistique et culturelle sera donc très important, ainsi que celui d’une éducation publique de masse au curriculum scolaire homogène et supervisé par l’Etat. Ainsi, pour Gellner, l’éducation de masse suffit à donner une fierté et une identité nationales à chaque citoyen ; elle lie l’Etat à la culture et crée ainsi un sentiment nationaliste.

‘« Nationalism is not the awakening of an old, latent, dormant force, though that is how it does indeed present itself. It is in reality the consequence of a new form of social organization, based on deeply internalized, education-dependent high cultures, each protected by its own state »66 ; « It is nationalism which engenders nations, and not the other way round »67.’

Mais si le rôle que jouent la langue et l’imprimerie semble insuffisant pour expliquer à lui seul la naissance du nationalisme et des nations, le rôle de l’éducation de masse l’est aussi. Serait-on réellement prêt à donner sa vie pour défendre une culture apprise à l’école ? Probablement pas. Néanmoins, ces deux éléments sont indispensables à la propagation des images et des symboles qui nourrissent l’imaginaire national comme nous l’avons vu plus haut, et contribuent fortement à un sentiment de fraternité, de cohésion horizontale avec les autres membres de la communauté imaginée. Mais cet imaginaire collectif de la nation semble par trop romantique et il nous manque encore un élément pour compléter le puzzle de la nation. Il nous faut maintenant voir la nation comme idéologie politique capable de mobiliser les masses.

Gellner pense que la phase la plus violente du nationalisme accompagne le plus souvent les débuts de l’industrialisation et sa diffusion. Il y a toujours de grandes inégalités politiques, économiques et éducatives. Or, si ces différences coïncident plus ou moins avec des inégalités ethniques ou culturelles, il est possible que ces communautés se placent derrière des « bannières ethniques ».

‘« Industrialization inevitably comes to different places and groups at different times. This ensures that the explosive blend of early industrialism (dislocation, mobility, acute inequality not hallowed by time and custom) seeks out, as it were, all the available nooks and crannies of cultural differentiation, wherever they be. [...] As the tidal wave of modernization sweeps the world, it makes sure that almost everyone, at some time or other, has cause to feel unjustly treated, and that he can identify the culprits of being from another ‘nation’. If he can also identify enough of the victims as being of the same nation as himself, a nationalism is born »68. ’

Cette « victimisation » de la nation est un facteur psychologique important pour le déclenchement d’un nationalisme et correspond à ce que Nietsche appelait le « ressentiment » d’une nation, un terme que développa plus tard Max Scheler. Le ressentiment mène à un changement de valeurs chez les membres de la société car ils se tournent alors vers ses éléments traditionnels ou indigènes. Il s’agit de la construction d’un nouveau système de valeurs hostile à celui qui le précède. Cela correspond peu ou prou au schéma du nationalisme en Ecosse, puisque le ressentiment vis-à-vis des inégalités avec sa puissante voisine, l’Angleterre, a donné lieu à un retour aux sources et une renaissance culturelle, doublés d’un nationalisme indépendantiste s’opposant au nationalisme britannique qui s’était développé depuis l’Union.

Tom Nairn reprend ces thèmes dans The Break-Up of Britain. Sans renier les bases ethniques, linguistiques et culturelles des nations, il pense que le développement du nationalisme nécessite une autre explication. Pour lui, c’est le capitalisme plutôt que la modernisation industrielle qui comporte des inégalités. L’origine du nationalisme ne se trouve pas dans la dynamique individuelle de chaque société mais dans le processus général de l’histoire depuis la fin du XVIIIe siècle. Il est déterminé par les caractéristiques de l’économie politique mondiale depuis la Révolution Française et les révolutions industrielles jusqu’à nos jours. Il ne faut pas chercher les origines du nationalisme dans le développement en tant que tel de cette économie politique mondiale mais dans le « développement inégal » des économies depuis le XVIIIe siècle.

‘« The idea of an even and progressive development of material civilization and mass culture was characteristic of the European Enlightenment. [...] Capitalism was to be a powerful instrument in this diffusion [...] History was to defeat the Western Philosophers »69.’

Le nationalisme résulte donc de la rencontre des inégalités entre le centre et la périphérie d’une part, et des conséquences sur les classes sociales d’autre part. Ces inégalités découlent de l’imposition inégale et discontinue du capitalisme par les bourgeoisies occidentales sur des régions arriérées ou sous-développées qui exploitent à leur tour d’autres régions ou périphéries sous-développées. Suite à ce développement inégal du capitalisme, les attentes des populations périphériques grandissent plus rapidement que le progrès matériel. Il faut donc qu’elles copient les régions les plus avancées avec leurs propres moyens.

‘« All that there was was the people and peculiarities of the region : its inherited ethnos, speech, folklore, skin-colour and so on. Nationalism works through differentiae like those because it has to. It is not necessarily democratic in outlook, but it is invariably populist »70. ’

Nairn indique donc la nature paradoxale du nationalisme, notamment le désir d’avancement vers certains buts (comme la prospérité, l’industrialisation, etc.) par le biais d’une certaine régression vers des caractéristiques ethniques, folkloriques, etc.

‘« In short, the substance of nationalism as such is always morally, politically, humanly ambiguous. This is why moralizing perspectives on the phenomenon always fail, whether they praise or berate it. They simply seize upon one face or another of the creature, and will not admit that there is a common head conjoining them. But nationalism can in this sense be pictured as like the old Roman god, Janus, who stood above gateways with one face looking forward and one backwards » 71.’
Notes
66.

Gellner , op. cit. p. 48 « le nationalisme n’est pas le réveil de vieilles forces latentes et endormies même si c’est la façon dont il se présente lui-même. C’est en réalité la conséquence d’une nouvelle forme d’organisation basée sur des cultures d’élite profondément ancrées et dépendantes de l’éducation, chacune protégée par son propre Etat » 

67.

Ibid. p. 55 « C’est le nationalisme qui engendre les nations, et non le contraire » 

68.

Ibid. p. 112 « L’industrialisation va dans des régions différentes à des moments différents. Cela assure que le cocktail explosif des débuts de l’industrialisation (délocalisation, mobilité, grandes inégalités) cherche toutes les faiblesses de la différentiation culturelle où qu’elles se trouvent. […] Tandis que la grande vague de la modernisation balaie le monde, elle s’assure que chacun, à un moment ou un autre, ait une raison de se voir traité injustement et qu’il puisse identifier les coupables comme étant d’une autre ‘nation’. S’il peut identifier assez de victimes de la même nation que la sienne, un nationalisme est né »

69.

Nairn, op. cit. p. 324 « L’idée d’un développement homogène et progressif de la civilisation matérielle et de la culture de masse était caractéristique des Lumières. […] Le capitalisme devait être un instrument puissant dans cette diffusion […] l’histoire devait donner tort aux philosophes occidentaux »

70.

Ibid. p. 328 « elles n’avaient que le peuple et les particularités de la région : son héritage ethnique, folklorique, sa couleur de peau, etc. Le nationalisme opère à partir de ces différences parce qu’il n’a pas le choix. Il n’a pas forcément une perspective démocratique, mais il est invariablement populiste »

71.

Ibid. p. 336 « En résumé, la substance du nationalisme est toujours moralement, politiquement et humainement ambiguë. C’est pourquoi les perspectives moralisatrices sur le phénomène échouent toujours, qu’elles le louent ou le dégradent. Elles ne voient qu’un visage ou un autre de la créature sans admettre qu’ils se rejoignent par une tête commune. Le nationalisme en ce sens peut-être illustré par le dieu romain Janus, qui se tenait au-dessus des portes avec un visage tourné vers l’avant et l’autre vers l’arrière »