1 – Primordialisme et pérennialisme

En étudiant les fondations intellectuelles de la pensée sur le nationalisme, l’on peut dégager deux courants principaux : l’un, dit primordialiste, considérant la nation comme une communauté culturelle, ethnique, immémoriale et ancestrale ainsi que la représentaient les Romantiques allemands, et l’autre, comme une communauté politique, idéologique et moderne, homogénéisée par l’industrialisation et la bourgeoisie, selon certains courants de pensée marxistes d’une part, et Durkheim et Weber d’autre part.

Le discours nationaliste se place en principe dans le premier courant. Les nationalistes tendent à penser que le monde est et a toujours été divisé en nations. Les nations sont uniques et incommensurables, elles ont toutes leur caractère, leur histoire et une destinée qui leur est propre. Certaines nations ont parfois été oubliées par leurs membres mais leur renaissance est certaine et inévitable. Toutefois, comme le font remarquer Hutchison et Smith, l’histoire récente n’abonde pas dans le sens des nationalistes : avec la chute de l’Empire Soviétique, une vingtaine d’Etats se sont formés autour d’une ethnie dominante et chaque nouvel Etat cherche à forger une nouvelle nation.

‘« This suggests that nations can be ‘created’ by political institutions, and that the quality of constituting a nation, or ‘nationness’, is not an attribute of some enduring, substantial community or ‘nation’, but [...] a contingent matter of state classification and political practice and event, often the result of political crises »72.’

Or, le primordialisme situe la nation au cœur de la nature. En naissant, l’homme n’hérite pas seulement d’un corps et d’une famille mais aussi d’une nationalité. L’humanité est divisée en différents groupes comportant différentes caractéristiques qui font partie de l’ordre naturel des choses en dehors du temps et de l’histoire. Cette approche naturaliste du primordialisme ne voit donc pas de différences entre les nations et les groupes ethniques. Comment se dessinent les frontières ? Pourquoi les nations évoluent-elles différemment ? Ce sont les questions auxquelles l’approche sociobiologique de Van der Berghe, par exemple, tente de répondre. D’après lui, le sentiment d’appartenir à une même grande famille s’applique aux communautés nationales et ethniques par des traits culturels communs et parce que les mythes de leur origine reflètent de véritables liens biologiques. Or, on sait que les mythes d’origine ne correspondent que très rarement aux origines biologiques d’un groupe. C’est pourquoi l’approche culturelle de Geertz tente d’éviter ce problème en affirmant qu’il faut faire la différence entre les liens primordiaux qui nous attachent à des traits culturels et les liens civils de la politique et de l’Etat. Pour Geertz, ces liens primordiaux prennent une dimension extraordinaire non pas parce qu’ils sont innés et inéluctables mais en raison de l’importance que les êtres humains leur accordent. Ce n’est pas tant leur nature qui prime, mais leur sacralité.

Cela se rapproche du courant moins radical dans le primordialisme que Anthony D. Smith qualifie de pérennialisme. En effet, certains auteurs suggèrent que les nations sont immémoriales sans forcément s’ancrer dans des liens primordiaux. Les pérennialistes considèrent les nations comme des entités historiques qui se sont développées au fil des siècles sans pour autant perdre leurs caractéristiques intrinsèques. Ils font donc très attention au déroulement et aux transformations créées par l’histoire alors que les primordialistes ne la prennent pas en considération.

Smith délimite deux versions du pérennialisme. La première version, le pérennialisme continu, considère que les nations sont immémoriales et enracinées dans des époques pré-modernes, généralement au Moyen-Age mais aussi à l’Antiquité pour de rares exceptions (les Arméniens, les Juifs, les Perses). C’est le cas d’Adrien Hastings, par exemple, qui date les nations anglaise, écossaise, irlandaise et galloise au Haut Moyen-Age73. Il souligne l’impact de la traduction de la Bible en langue vernaculaire sur le développement du nationalisme et leur corrélation dans le temps, ainsi que le sentiment d’horizontalité des communautés historico-cuturelles.

Hastings adhère également à la deuxième version du pérennialisme dans le sens où il pense que les nations peuvent régresser avant de renaître à nouveau, comme dans le cas de l’Ecosse. Cette version est moins concernée par l’âge des nations que par leur cyclicité. Pour illustrer ce cas, Hutchison et Smith citent John Amstrong qui ne différencie pas les identités ethniques des identités nationales.

‘« [He] sees modern nations in the nationalist epoch as continuous with earlier cycles of ethnic and religious identity ; the emergence of nations is not something novel, resulting from the forces of modernisation, but a precipitate of the confluence of factors (general life-styles, religious civilisations, imperial administrations and mythomoteurs, and the like) which have been forging ethnic and other identities over the longue-durée since the demise of the ancient world »74.’

Cela se rapproche beaucoup du point de vue des ethno-symbolistes, qui tentent de conjuguer des idées modernistes avec des identités culturelles anciennes, à tel point qu’il est parfois difficile de les différencier.

En fait, comme l’indiquent Hutchison et Smith, il y a un débat important parmi les historiens médiévalistes sur l’existence des nations et du nationalisme avant le XVIIIe siècle. Pour Susan Reynolds, il ne faut pas surimposer un nationalisme rétrospectif sur des liens communautaires médiévaux. Pour Gillingham et Hastings au contraire, les recherches montrent que le sentiment national de l’Occident médiéval correspond aux identités nationales de l’Occident moderne, à quoi Breuilly et Hobsbawm répondent qu’il est impossible de comparer deux époques radicalement différentes. En effet, certains historiens, comme Adrian Hastings par exemple, évoquent les guerres d’Indépendance et la déclaration d’Arbroath comme un épisode révélateur de l’existence d’un nationalisme écossais au Moyen-Age. Les guerres d’indépendance marquèrent certes symboliquement la résistance populaire des Ecossais au pouvoir anglais et produisirent les héros mythiques dont se nourrit aujourd’hui le nationalisme romantique. Elles laissèrent pour héritage les récits des épopées légendaires de William Wallace et Andrew Murray et d’une résistance héroïque à l’envahisseur anglais que couronna la Déclaration d’Arbroath en 1320, décrite comme « most impressive manifesto of nationalism that Europe produced »75.

Mais peut-on véritablement parler d’un nationalisme écossais à ce point précis de l’histoire ? S’il ne faut pas mettre en question la sincérité de ceux qui l’ont écrite, il est important de réaliser que ses auteurs représentent l’élite et que ces sentiments patriotiques n’affectaient sans doute pas la majorité de la population. La longue bataille contre l’Angleterre lors des guerres d’indépendance suggère qu’un certain sens identitaire était né et, semble-t-il, était suffisant pour livrer une telle résistance mais il n’est pas sage de transposer un nationalisme tel que celui que nous connaissons aujourd’hui sur une population du Moyen-Age. Comme le fait remarquer avec justesse Neil Davidson :

‘« the notion that illiterate peasants who lived and died their short brutal lives within a few hundred yards of their village had a conception of nationalism beyond a gut xenophobia for everyone beyond the next village is stretching the imagination »76. ’

D’autre part, il faut ajouter qu’à cette époque l’élite féodale se considérait comme une nation dans le sens de race plutôt que dans le sens moderne.

‘« Also, it is unlikely that the Scottish elites would willingly have substituted abrasive English government for the traditional, non-intrusive, Scottish type. In general, they had very little vested interest in accepting long-term English rule over Scotland, which explains why that rule was so insecure »77. ’

De plus, si de nombreux historiens primordialistes considèrent l’Ecosse comme première nation européenne, ils omettent des évènements correspondants dans d’autres régions d’Europe. Ainsi Davidson fera correspondre Bannockburn (1314) à la défaite des Serbes au Kosovo (1389), William Wallace à Jeanne d’Arc et la déclaration d’Arbroath à la Magna Carta. Selon lui, l’Ecosse n’est pas née d’une exception nationale mais des développements du système féodal comme toute autre nation européenne. En ce cas, les nations sont-elles un phénomène moderne ? Nous verrons que la datation des nations est précisément au cœur de la théorie moderniste du nationalisme.

Notes
72.

John Hutchison & Anthony D. Smith, Nationalism, Critical Concepts in Political Science, Volume I, Routledge, 2000, p. xxvi « Cela suggère que les nations peuvent être créées par des institutions politiques et que la capacité de créer une nation ou un sentiment national n’est pas l’attribut d’une communauté ou ‘nation’ ancestrale mais […] une question de classification d’Etat, de pratique ou d’événement politique, souvent le résultat d’une crise »

73.

Hastings, Adrian, The Construction of Nationhood, Ethnicity, Religion and Nationalism, Cambridge University Press, 1997.

74.

Hutchison & Smith, op. cit. p. xxviii « Il voit les nations modernes à l’époque nationaliste comme la continuité des cycles plus anciens d’identités religieuse et ethnique ; l’émergence des nations n’est ni nouvelle, ni le résultat des forces de la modernisation, mais la précipitation de la convergence de certains facteurs (mythistoires, modes de vie, civilisations religieuses et administrations impériales) qui ont forgé les identités ethniques sur le long terme depuis la fin de l’Antiquité » 

75.

R.G Nicholson dans Ferguson, op. cit. p. 42 « le manifeste nationaliste le plus impressionnant jamais produit en Europe »

76.

Neil Davidson, The Origins of Scottish Nationhood, Pluto Press, 2000, p. 51 « la notion que des paysans analphabètes, qui ont vécu et sont morts au bout de courtes vies brutales dans un périmètre d’une centaine de mètres autour de leur village d’origine, avaient une conception du nationalisme plus sophistiquée que celle d’une xénophobie viscérale pour tous ceux qui vivent plus loin que le village le plus proche est une aberration »

77.

Alexander Grant & Keith Stringer (éd.), Uniting the Kingdom? , The Making of British History, Routledge, 1995, p. 99 « De plus, il n’est pas plausible que les élites écossaises aient volontairement substitué un gouvernement anglais encombrant au gouvernement écossais traditionnellement discret. En général, ils n’avaient pas d’intérêts personnels assez conséquents pour vouloir accepter un long règne anglais pour l’Ecosse, ce qui explique pourquoi ce règne était si précaire »