A - Le facteur économique : inégalités, ressentiment et colonialisme interne

Si Marx et Engels eurent beaucoup de mal à former une théorie du nationalisme et si la position défendue par les marxistes fut à nouveau ébranlée avec le mouvement de décolonisation dans de nombreuses parties du Tiers-Monde dans les années soixante et soixante-dix, de nombreux intellectuels de gauche sympathisèrent néanmoins avec un mouvement a contrario de la position d’Engels sur les nations ‘non-historiques’ ou de l’internationalisme sans compromis de Rosa Luxemburg. Ils se rapprochèrent plutôt des derniers écrits de Marx en postulant que la lutte contre l’impérialisme économique était d’abord une lutte nationale. D’un autre côté, le subit regain de vitalité de certains nationalismes, comme celui de l’Ecosse, laissait le marxisme traditionnel perplexe. La nouvelle génération se montra donc plus encline à prendre en considération les facteurs culturels. Ainsi, tout en restant marxiste, Tom Nairn ne se montre pas insensible aux revendications du parti nationaliste écossais (SNP). Nairn propose que tout nationalisme peut être compris en termes matérialistes mais il ne veut pas tant donner une théorie du nationalisme que d’en dégager les principes fondamentaux. Pour lui, le développement inégal du capitalisme réduit les zones périphériques à un état de dépendance. L’élite de cette périphérie mobilise les masses pour résister à cet impérialisme, d’où le caractère populiste et romantique du nationalisme. Ici, Nairn est influencé par le modèle à trois étapes du tchèque Miroslav Hroch.

Hroch fut le premier chercheur à produire une analyse sociale et historique des mouvements nationalistes sous forme d’étude comparative systématisée. D’autre part, il réussit à relier le processus de formation des nations aux facteurs de la transformation sociale, telles que les conséquences sociales de la mobilité géographique, le développement des communications et de l’alphabétisme, etc. La théorie de Hroch se base tout d’abord sur une observation empirique : il remarque qu’au début du XIXe siècle il y avait huit Etats-nations en Europe avec une langue plus ou moins homogène et une élite culturelle dominante (l’Angleterre, la France, l’Espagne, la Suède, le Danemark, le Portugal, les Pays-Bas et la Russie), ainsi que deux nations émergentes auxquelles il manquait encore une structure politique (l’Allemagne et l’Italie). D’un autre côté, il existait plus d’une trentaine de groupes ethniques non-dominants englobés dans ces huit Etats-nations qui occupaient un territoire défini mais auxquels l’élite dominante n’appartenait pas. A un moment donné, quelques membres de ces communautés auraient pris conscience de leur potentiel en tant que nation et décidé de combler leurs lacunes afin d’établir leur propre Etat. Hroch note que cette prise de conscience apparut en trois mouvements : au tout début du XIXe siècle dans le cas des Tchèques, des Norvégiens ou des Irlandais, vers 1850 pour les Finlandais, les Gallois ou les Ecossais, et à la fin du XIXème siècle avec les Catalans ou les Basques par exemple. Ces mouvements avaient trois types de revendications : la première souhaitait une culture nationale basée sur la langue locale ainsi que l’utilisation de cette dernière dans l’éducation, l’administration et l’économie ; la deuxième exigeait la création d’une structure sociale incluant les élites et les classes dirigeantes locales ; enfin, la troisième revendiquait l’égalité des droits civils et un degré d’autonomie politique. Le mouvement nationaliste n’achevait son existence qu’au moment ou ces trois revendications étaient satisfaites.

Hroch distingue donc trois phases entre la naissance d’un mouvement national et son aboutissement. La phase A correspond à la période initiale lors de laquelle diverses associations culturelles sont formées par des intellectuels. Ils cueilleront toute l’information relative à l’histoire, à la langue et aux coutumes du groupe ethnique afin de poser les fondations d’une identité nationale, comme ce fut le cas en Ecosse et au pays de Galles avec les mouvements culturels écossais du XIXe siècle que nous avons évoqués plus haut et la promotion du gwerin par l’élite culturelle galloise à la même période. La phase B va politiser ce mouvement par le biais d’organisations politiques créées par des activistes, comme par exemple la Scottish Home Rule Association (SHRA) en Ecosse ou Cymru Fydd au pays de Galles, organisations sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Si le succès n’est pas immédiat, la conscience nationale finira par devenir une préoccupation majeure au sein de la population. C’est à ce moment-là qu’intervient la phase C qui voit la mobilisation des masses et l’avancée du nationalisme. Bien entendu, tous les nationalismes ont leurs particularités et des causes multiples, et les transitions entre chaque phase peuvent être causées par des événements d’ordre très différent : l’apparition d’une crise politique et sociale dans l’ordre établi, le déclin des systèmes moraux traditionnels ou l’émergence d’un mécontentement parmi les éléments significatifs de la population.

Ce dernier point se retrouve certes chez Tom Nairn, mais aussi chez Michael Hechter qui développe le modèle centre-périphérie introduit par Nairn. Dans son livre Internal Colonialism : the Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Hechter réintroduit le concept léniniste du « colonialisme interne ». Ainsi, en étoffant son analyse par un recours systématique aux statistiques il parvient à distinguer trois étapes. Dans un premier temps les nations co-existent séparément, puis avec l’avènement de l’industrialisation vient la deuxième phase qui veut que les institutions du centre se diffusent petit à petit dans la périphérie afin qu’elles deviennent enfin culturellement, socialement et politiquement homogènes et égales dans un troisième temps. En réalité, cette troisième phase est plus complexe qu’il n’y paraît et elle servira de base au modèle de colonialisme interne d’Hechter. La relation qui se développe entre le centre et la périphérie est une relation de dépendance : le centre dominera la périphérie politiquement et l’exploitera économiquement.

‘« The regular interaction produced from the late eighteenth century by industrialisation created a ‘cultural division of labour’, in which high-status roles were reserved for members of the core-culture, leaving only low-status roles for members of the peripheral cultures »79. ’

Hechter s’est basé sur le modèle britannique pour illustrer son analyse mais en réalité, le modèle ne fonctionne que pour le pays de Galles et l’Irlande car l’Ecosse ne présente pas la même expérience au vu de ses institutions, des niches économiques dont elle profite, et du rôle économique et politique qu’ont joué les Ecossais dans l’Empire. Il en est de même pour le pays Basque et la Catalogne en Espagne qui se voient dotés d’une économie plus avancée que celle du centre. En fait, Hechter se concentre uniquement sur des explications économiques généralisées sans prendre en compte la capacité de développement des nations qu’il appelle « colonisées » et en écartant le caractère émotionnel et culturel du nationalisme. C’est justement ce caractère émotionnel du nationalisme qui permettrait à un Ecossais de bondir en entendant Hechter déclarer que l’Ecosse est une périphérie « colonisée » par l’Angleterre.

Notes
79.

Michael Hechter, Internal Colonialism: the Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Routledge and Kegan Paul, 1978, première édition en 1975, p. 183 « L’interaction régulière produite à partir du XVIIIème siècle par l’industrialisation créa une ‘division culturelle du travail’ dans laquelle les statuts élevés sont réservés aux membres de la culture du centre et les statuts les moins élevés à ceux des cultures périphériques »