C - Le facteur social et culturel : communautés imaginées et traditions inventées

Nous avons donc constaté qu’une vision purement économique ou politique manque d’épaisseur. La dimension émotionnelle reste une énigme. Pour Elie Kedourie, le nationalisme est une idéologie capable de remplacer la religion, comme l’avait déjà écrit Durkheim avant lui. En effet, le déclin des systèmes identitaires traditionnels tels que ceux de la communauté religieuse, la famille ou la communauté professionnelle a laissé un vide identitaire accentué par les nouvelles caractéristiques de la vie moderne, avec un plus grand individualisme, des modes de vie plus nomades et laïques, des familles éparpillées, des cadences accélérées et des professions moins communautarisées. Ce vide identitaire est un terrain fertile à l’implantation du nationalisme qui vient le combler. La théorie nationaliste apporte les rites, les images et les mythes glorieux du passé (ce qu’Eric Hobsbawm appelle les « traditions inventées »), un sentiment de communauté partagée et « a promise of secular progress and perfectibility on earth »81.

Pour Kedourie, tout comme Eric Hobsbawm et Benedict Anderson, la nation est une invention moderne. La nation est-elle construite sur les bases d’une éducation de masse en conséquence de l’industrialisation, comme le veut Gellner ? Est-elle le fruit de « traditions inventées » par des élites capitalistes visant à contrôler les masses nouvellement affranchies, comme le décrit Hobsbawm, ou encore « une communauté imaginée » rendue possible par le développement des communications et de l’imprimerie ainsi que la voit Anderson?

Chacune de ces théories éclaire à sa façon une dimension particulière du nationalisme mais les traits principaux de la nation telle que la décrivent tous ces auteurs dévoilent une entité moderne créée ou imaginée par toutes les forces de la modernisation, puisant ses racines dans des traits culturels transformés en mythes. Si les développements des communications, de l’urbanisation et du capitalisme ont largement contribué à cet état de faits, qu’en est-il aujourd’hui à l’ère de l’internet, de l’élargissement de l’Europe et de la mondialisation ? Est-ce la fin des frontières ? Verra-t-on bientôt la fin de l’âge des nations ?

Dans son livre Nations and Nationalism Since 1780 : Programme, Myth, Reality de 1990, Eric Hobsbawm conclut ainsi :

‘« The owl of Minerva which brings wisdom, said Hegel, flies out at dusk. It is a good sign that it is now circling round nations and nationalism »82. ’

Pourtant, au vu des nombreux partis nationalistes qui agitent la politique européenne occidentale, rien n’est moins sûr. Les nombreux conflits ethniques qui ont secoué diverses parties du monde ces dernières décennies apportent la preuve que le nationalisme ethnique n’a pas disparu. D’autre part, on constate une forte progression de certains courants nationalistes en Europe occidentale. Or, c’est justement ce phénomène qui nous intéresse aujourd’hui et le cas de la Grande-Bretagne nous semble être un terrain propice à l’analyse de la question. L’étude des deux principaux courants nationalistes – gallois et écossais – en Grande-Bretagne depuis les années 1970 nous permettra de mieux comprendre le nationalisme occidental d’aujourd’hui. C’est en nous intéressant aux réponses apportées par l’Etat central sous forme de dévolution ainsi que les réactions de part et d’autre des frontières que nous verrons si la chouette de Minerve est réellement prête à prendre son envol au-dessus des nationalismes intra-britanniques.

Notes
81.

Hutchison & Smith, op. cit. p. xxxii « la promesse du progrès séculaire et de la perfection sur terre » 

82.

Hobsbawm , op. cit. p. 183 « La chouette de Minerve qui apporte la sagesse ne vole qu’à la tombée de la nuit, nous dit Hegel. Il est de bonne augure qu’elle vole aujourd’hui au dessus des nations et du nationalisme »