II – Union, unitarisme et autonomie

1 – L’Etat d’Union : un savant dosage d’autonomie ?

A – L’autonomie écossaise : un Etat dans un Etat ?

Nous avons noté plus haut, dans un bref rappel historique, que loin d’avoir constitué la perte complète de son autonomie, l’Union de 1707 représentait pour l’Ecosse un contrat lui permettant de préserver ses institutions fondamentales (à savoir l’Eglise presbytérienne, l’éducation et le droit) tout en acquérant des opportunités économiques et une certaine influence politique au sein de l’Empire. En ce sens, la perte du Parlement écossais était moins importante que les bénéfices obtenus. En effet, comme le souligne Lindsay Paterson85, alors que le Parlement était devenu en Angleterre le symbole clé de l’indépendance nationale et de l’intégrité de la nation contre la tyrannie monarchique, il en allait différemment en Ecosse où l’indépendance de l’Eglise presbytérienne avait endossé ce rôle. Au-delà d’être un lieu de culte, l’Eglise presbytérienne d’Ecosse d’une part servait de lien entre le centre politique et les collectivités locales, et d’autre part participait au gouvernement et aux affaires sociales du pays. Son système d’assemblées générales comportait une caractéristique quasi-démocratique car il permettait une certaine participation populaire aux affaires internes. Bien que la Kirk n’eut plus qu’un pouvoir législatif limité après l’Union, elle conserva un rôle crucial dans l’administration du pays.

‘« The general assembly of the Church was Scotland’s parliament for domestic matters in the eighteenth century. It was much more democratic than the parliament at Westminster, or than the Episcopalian Church in England »86. ’

Or, la division de la Kirk en 1843 marqua la fin de ce modèle d’influence politique puisqu’aucune église ne pouvait désormais clamer qu’elle représentait l’Etat. Cela ne signifia pas, néanmoins, la fin de l’influence des églises en Ecosse puisqu’elles gardèrent une influence morale importante, notamment au niveau local où elles travaillaient ensemble au sein de conseils municipaux. En parallèle, l’influence des principes religieux presbytériens encouragea la mise en place de nombreuses organisations philanthropiques, comme la National Vigilance Association, luttant contre la prostitution des enfants, par exemple, ou encore d’organisations dont le but était de combattre les causes sociales des maladies, d’étendre l’éducation en offrant des bourses ou la construction de nouvelles écoles. Il en résulta une société civile résolument interventionniste et exerçant un pouvoir local important. Or, ce sont justement les caractéristiques locales et volontaristes de cette société civile qui lui permirent de paraître inoffensive aux yeux du pouvoir central et de l’Etat.

De plus, cette société civile se trouvait renforcée par le maintien du contrôle de son système d’éducation et du cadre légal qui lui était propre. Le XVIIIe siècle vit par ailleurs en Ecosse un âge d’or du droit écossais, qui jouit alors d’une grande liberté et put se développer selon ses propres convictions. Ce système unique joua le rôle d’un Etat légal et ses juristes celui de figures politiques nationales. Enfin, le système légal était également crucial au niveau local et a fortiori « it was at the local level that Scottish autonomy ultimately lay »87.

Le pouvoir local se divisait entre le sheriff, les commissioners of supply, les paroisses et enfin les bourgs royaux. Le sheriff était le représentant juridique et administratif du gouvernement central et, en tant que tel, il devait faire office de juge, organiser la tenue de procès et d’élections ainsi que la collecte d’impôts. Ses pouvoirs s’accrurent davantage au XIXe siècle lorsque toute nouvelle législation émanant du gouvernement central dut passer par la juridiction du sheriff. Il se retrouva dès lors inclus dans tous les conseils administratifs principaux (boards) et fut par conséquent impliqué dans tous les aspects des affaires sociales écossaises. Le sheriff était nommé par le Lord Advocate, sur les conseils officieux des magnats locaux, et donc complètement indépendamment de Londres. Il rencontrait également les commissioners of supply, dont le rôle initial de percepteurs (établi en 1667) avait évolué en prenant la responsabilité du budget des collectivités locales. Ils étaient par ailleurs chargés de rapporter les opinions de la population à Edimbourg pour proposer ou commenter des projets législatifs. Leurs postes furent réorganisés en conseils des comtés (county councils) en 1889 et établis de façon plus démocratique.

Enfin, il appartenait à la paroisse de prendre en charge certains problèmes sociaux. Elle s’occupait des questions de pauvreté ou d’éducation, par exemple, et ses membres (elders) étaient nommés par les membres masculins des congrégations. Le travail des paroisses était doublé par celui des bourgs royaux dans les grandes villes, dont le système de démocratie locale fut transformé en 1833 après l’extension du suffrage. Les bourgs royaux développèrent alors une administration locale efficace qui put exercer assez de pression pour obtenir la création d’un Scottish Office sous un secrétaire d’Etat pour l’Ecosse en 1885.

Finalement, « these institutions were the ones that affected the ordinary life of Scotland – its education, morality, health, births, marriages and deaths. None of them was interfered with by London government, and all had their origins before the Union »88.

Au niveau national, l’Etat britannique retint une forme très décentralisée et ne se mêla que très peu de la gestion de l’Ecosse. Celle-ci fut déléguée de préférence à un certain nombre de conseils administratifs, dits « Scottish boards », ou à divers ministres dont les fonctions s’étendaient bien au-delà de ces préoccupations, ce qui ne leur laissait que peu de temps ou d’envie de s’en occuper. Ainsi, le Board of Excise et le Board of Customs (créés en 1714) prenaient en charge l’administration des revenus et des impôts tandis que le Board of Trustees se chargeait du développement économique et industriel du pays, par exemple. Lorsque le poste de ministre des Affaires écossaises fut supprimé après les révoltes jacobites de 1745, il fut remplacé par des secrétaires écossais (Scottish Secretaries) certes nommés depuis Londres, mais fortement orientés par des figures influentes écossaises, dites « Scottish managers », telles qu’Archibald Campbell, comte d’Islay puis duc d’Argyll, dont l’emprise sur le gouvernement de l’Ecosse fut telle entre 1725 et 1761 que le roi Georges II le surnomma « Vice-roi d’Ecosse ». Il fut succédé par Henry Dundas, premier vicomte Melville, jusqu’en 1805, puis par le fils de ce dernier, Robert Dundas, jusqu’en 1828. Enfin, ceux-ci étaient à leur tour secondés par les Lord Advocates chargés de la gestion de la nation et des affaires intérieures à l’Ecosse.

En conclusion, le désintérêt que montra Londres à l’égard de l’Ecosse tout au long des XVIIIe et XIXe siècles permit à la société civile écossaise et à ses conseils administratifs de jouir d’une grande liberté d’action et d’un degré d’autonomie remarquable. Une situation que favorisa non seulement l’éloignement géographique de l’Ecosse par rapport à Londres mais aussi l’idéologie dominante de l’époque puisque le libéralisme du XIXe siècle et ses politiques de laissez-faire renforçaient le non-interventionnisme qui s’était installé après l’Union. Si bien que le Parlement britannique, ne s’intéressant que rarement aux affaires écossaises, préférait souvent laisser les députés écossais en débattre en dehors des sessions du Parlement avant une ratification plus ou moins formelle aux Communes.

S’agissait-il alors d’un Etat dans un Etat ? Comme l’explique Lindsay Paterson89, l’on peut qualifier ces structures d’ « Etat interne » puisqu’elles commandent une autorité symbolique au niveau national écossais, mais il ne faut pas oublier que ces structures s’inscrivaient dans un cadre britannique au niveau légal et idéologique. L’unionisme qui prévalait au XIXe siècle s’accordait parfaitement avec l’idéologie libérale. En somme, les Ecossais désiraient faire partie de l’Empire britannique car il représentait le cadre idéal dans lequel assurer tour à tour l’hégémonie protestante, le libre-marché et l’affirmation de leur identité nationale. Il est donc significatif de noter que le nouveau libéralisme d’aujourd’hui, un libéralisme global, pousse au contraire à la mise en cause des acquis nationaux, comme le souligne John Gray dans son célèbre False Dawn 90 . Accorder des mesures d’autonomie à l’Ecosse dans un cadre néo-libéral ne signifiera pas forcément un retour à l’équilibre prévalant au XIXe siècle entre unionisme et libéralisme.

Notes
85.

Lindsay Paterson, The Autonomy of Modern Scotland, Edinburgh University Press, 1999, p. 38

86.

Ibid. « L’assemblée générale de l’Eglise était le Parlement de l’Ecosse pour les questions de politique interne au XVIIIe siècle. Elle était bien plus démocratique que le parlement de Westminster ou l’Eglise épiscopale d’Angleterre »

87.

Ibid. p. 34 « c’était au niveau local que résidait véritablement l’autonomie écossaise ».

88.

Ibid. p. 36 « Ces institutions étaient celles qui affectaient la vie de l’Ecosse (son éducation, sa morale, sa santé, ses naissances, mariages et décès). Le gouvernement de Londres ne s’immiscait dans aucune d’entre elles, et toutes trouvaient leurs origines avant l’Union ».

89.

Ibid. p. 71

90.

John Gray, False Dawn, The Delusions of Global Capitalism, Granta, London, 2002, première édition en 1998, 262 p.