Pour Bogdanor, si l’Ecosse réussit à maintenir une identité séparée malgré un puissant climat unioniste au XIXe siècle, à l’ère où l’Ecosse était aussi connue sous le nom de North Britain, c’est à la fois grâce à son système légal distinct et à l’impact qu’eut le débat du Home Rule irlandais sur le sentiment national écossais. En effet, c’est avec la renaissance du sentiment national écossais que le gouvernement de l’Ecosse connut ses plus grands bouleversements depuis l’Union. Paradoxalement, les conservateurs furent à l’origine de la plupart des changements administratifs que connut l’Ecosse à partir de la fin du XIXe siècle et nous verrons que, en dehors d’une volonté d’efficacité administrative, les pressions exercées par les nationalistes y furent pour beaucoup. La dévolution administrative correspondait-elle aux yeux des conservateurs à l’environnement politique naturel d’un Etat d’union ou à la meilleure alternative à la mise en place d’un parlement écossais ? Quelle fut l’étendue de l’autonomie ainsi octroyée ?
Suite à la démission du dernier Scottish manager, Robert Dundas, en 1828, la gestion des affaires écossaises revint au ministère de l’Intérieur britannique. Mais derrière les apparences centralisatrices de ce transfert, se cachait une réelle autonomie écossaise : les Home Secretaries n’exerçaient en réalité qu’un contrôle de pure forme en Ecosse. En parallèle, les Lord Advocates, qui restèrent en fonction jusqu’en 1885, privilégiaient généralement leurs fonctions judiciaires par rapport à leurs fonctions politiques et, par conséquent, les boards écossais purent jouir d’une grande liberté dans leur gestion des affaires sociales, de la pêche, de l’industrie ou encore de la santé et des prisons, par exemple.
Mais cette autonomie fut bientôt remise en question par les dirigeants écossais et la Convention of Royal Burghs, soucieux de voir une meilleure coordination entre les différents boards. A partir des années 1880, la grande majorité des députés écossais se déclarait en faveur du rétablissement du poste de secrétaire d’Etat pour l’Ecosse qui avait été supprimé après les révoltes jacobites de 1745. En 1878, les conservateurs avaient déjà introduit au Parlement une proposition de loi, rapidement avortée, pour la création d’un poste de sous-secrétaire pour l’Ecosse. Loin d’être une proposition innocente, ce projet reflétait certainement le calcul politique d’une meilleure image au nord de la frontière. L’association des conservateurs au système impopulaire des Scottish managers, en tandem avec leur opposition au Reform Act de 1832, avait coûté cher au parti et ce dernier était soucieux de regagner les faveurs de l’Ecosse en soutenant un projet dont la mise en place n’était plus qu’une question de temps, compte tenu du soutien dont il bénéficiait dans tous les courants politiques du pays.
En parallèle, les intérêts de l’Ecosse étaient ardemment défendus à l’époque par Lord Rosebery, un jeune libéral proche de Gladstone, qui introduisit une motion au Parlement pour la création d’un poste de secrétaire d’Etat pour l’Ecosse. Lorsque le gouvernement conservateur de Lord Salisbury remplaça le gouvernement libéral de Gladstone au pouvoir, le premier reprit le projet libéral et chargea Rosebery de mettre en place un projet législatif pour la création d’un Scottish Office. Le Scottish Office fut ainsi créé en 1885, dans un climat politique que James Mitchell qualifie de « cynique »97. Bien que le Scottish Office ait été créé avec l’accord des deux principaux partis politiques de l’époque, ses fonctions étaient plus symboliques qu’effectives comme en témoigne une lettre du Premier ministre Salisbury invitant le Duc de Richmond et Gordon à occuper le nouveau poste de ministre des Affaires écossaises :
‘« The work is not very heavy – the dignity (measured by salary) is the same as your present office - but measured by the expectations of the people of Scotland it is approaching the Archangelic… Lothian’s health is not up to it – and Balfour of Burleigh or Darlymple are too insignificant. The Scotch people would declare we were despising Scotland – and treating her as if she were a West Indian Colony. It really is a matter where the effulgence of two Dukedoms and the best salmon river in Scotland will go a long way »98. ’Si la charge de travail du Scottish Office était légère à l’origine et limitée au domaine de l’éducation, elle prit rapidement de l’importance. Les pouvoirs du Scottish Office inclurent bientôt les questions d’ordre public (1887), puis la gestion du Board of Agriculture (1912) et enfin du Board of Health (1918). De plus, le ministre des Affaires écossaises devint un membre permanent du Cabinet ministériel en 1892 et fut promu secrétaire d’Etat pour l’Ecosse en 1926. Or, comme le souligne Mitchell, ces développements suivaient de façon générale l’évolution du débat sur le Home Rule. Face aux critiques que soulevaient le Scottish Office chez les partisans du Home Rule, les conservateurs, parmi lesquels George Younger (secrétaire d’Etat pour l’Ecosse de 1979 à 1986), répondaient qu’une réorganisation du Scottish Office était préférable à l’octroi de mesures de Home Rule. Jusqu'à la mise en place de la dévolution en 1999, le Scottish Office hérita donc de fonctions qui représenteraient, selon l’estimation de Bogdanor99, la responsabilité de neuf ou dix ministres en Angleterre. Elles étaient déléguées à cinq départements principaux au sein du Scottish Office : l’agriculture, l’environnement et la pêche, le développement économique, l’éducation et l’industrie, la santé et enfin l’intérieur.
Le Scottish Office vit s’accroître l’étendue de ses pouvoirs de façon importante en 1928, lorsque les conservateurs introduisirent le Reorganization of Offices (Scotland) Act pour mettre un terme au système traditionnel des Scottish boards qui furent définitivement intégrés au Scottish Office malgré l’opposition des travaillistes. A la seconde lecture du projet, le travailliste Tom Johnston déclara que la suppression des boards revenait à « the bureaucratization and the concentration in Whitehall of the administration of Scottish affairs »100. Les derniers boards furent en effet intégrés au Scottish Office en 1939 suivant le modèle de Whitehall, à Londres. En outre, la décision de transférer les bureaux du Scottish Office vers St Andrews House à Edimbourg en 1939, suite au rapport Gilmour de 1937, signifiait une autonomie écossaise d’apparence plutôt que de réalité. En fait, la majorité du personnel affecté à St Andrews House ne provenait pas des bureaux de Londres mais des Scottish boards d’Edimbourg. Encore une fois, la décision était purement symbolique et ne correspondait en réalité à aucune mesure d’autonomie supplémentaire. Bien au contraire, la dévolution administrative des conservateurs signifiait en fait un amoindrissement de l’autonomie écossaise.
Face au programme de nationalisations lancé par le gouvernement travailliste Attlee dans la période de l’après-guerre, les conservateurs ripostèrent par un document publié en novembre 1947, Scottish Control of Scottish Affairs, accusant les nationalisations de mettre le contrôle des industries écossaises entre les mains de fonctionnaires londoniens. Le rapport conservateur préconisait également l’extension de la dévolution administrative en Ecosse et la nomination d’une commission royale chargée d’étudier la place de la nation écossaise au sein du Royaume-Uni, ainsi que la création d’un poste de secrétaire adjoint aux affaires écossaises (Minister for Scotland, établi en 1951 sous le gouvernement Churchill) et d’un poste de sous-secrétaire d’Etat.
Pour Mitchell, « clearly, the Unionist document was taken very seriously by the Government. But the fact that Scottish Control of Scottish Affairs amounted to fairly minor recommendations meant that the debate between Government and Opposition amounted to little more than shadow-boxing »101.
La commission Balfour fut donc nommée en juillet 1952 et publia ses conclusions deux ans plus tard. Ses recommandations furent d’ordre mineur comme, par exemple, le transfert vers le Scottish Office de la responsabilité des ponts et chaussées ou encore des ferries. Loin de susciter de quelconques controverses, les recommandations de la commission Balfour furent donc particulièrement aisées à mettre en œuvre pour les conservateurs, tout en paraissant répondre aux revendications des autonomistes écossais.
La commission Balfour suivait deux principes dans son analyse de la situation politique de l’Ecosse. Le premier stipulait que les affaires écossaises devraient impérativement être traitées en Ecosse, et le second affirmait que les besoins et le point de vue des Ecossais devrait être pris en compte à chaque étape du processus législatif. Pour Bogdanor, les pouvoirs dont disposait le secrétaire d’Etat pour l’Ecosse répondaient sans conteste au premier principe et ce de façon si complète que « it seems likely […] that the limits of administrative decentralisation had been reached »102. D’autre part, la représentation de l’Ecosse par son secrétaire d’Etat dans tous les comités législatifs principaux, ainsi qu’au Cabinet ministériel, assurait que le second principe était également respecté. Pourtant, là encore, les apparences sont trompeuses : la convention des responsabilités du Cabinet ministériel dictait que le secrétaire d’Etat ne peut initier de politiques qui pourraient créer un précédent pour une législation anglaise. Toute nouveauté dans ce sens serait donc rapidement remarquée et contrée par la vingtaine de membres du Cabinet ministériel, parmi lesquels le secrétaire d’Etat ne représentait qu’une figure politique mineure. L’autonomie du secrétaire d’Etat se limitait donc à des domaines restreints, tels que celui du gouvernement local, ne présentant aucun intérêt pour les ministres anglais.
‘« Many of the differences in administration between Scotland and England are in fact probably more the result of the legacy of history than of deliberate governmental decisions to legislate specifically for Scottish conditions »103.’Les perspectives budgétaires du secrétaire d’Etat pour l’Ecosse furent également revues à la baisse en 1980 avec l’introduction de la formule Barnett sur laquelle nous reviendrons. Pour Bogdanor, cela eut un impact important sur la position politique du secrétaire d’Etat puisque ce dernier, n’étant capable d’obtenir ni législation distincte pour l’Ecosse, ni subventions supplémentaires, vit sa légitimité fragilisée. Ce fut tout particulièrement le cas lors des gouvernements conservateurs de 1979 à 1997, lorsque seule une petite minorité des Ecossais lui apportèrent un soutien électoral.
Finalement, « it was hard for him to represent Scottish opinion effectively in Westminster, and he became, in reality, more like the ambassador of a hostile power than Scotland’s spokesman in Cabinet »104.
James Mitchell, Conservatives and the Union , Edinburgh University Press, 1990, p. 19 “cynical”
Cité par Mitchell, Ibid. « La charge de travail n’est pas très importante - l’importance (en termes de salaire) est la même que celle de votre poste actuel - mais mesurée aux attentes des Ecossais cela approche le divin… Lothian n’a pas la santé nécessaire, Balfour de Burleigh et Darlymple sont trop insignifiants. Les Ecossais s’exclameraient que l’on méprise l’Ecosse et qu’on la traite comme une colonie des Caraïbes. Il s’agit vraiment de mesurer si la rentabilité de deux duchés et de la meilleure rivière à saumons d’Ecosse ira loin ».
Bogdanor , Devolution in the United Kingdom , op. cit. p. 111
Mitchell, op. cit. p. 23 « la bureaucratisation et la concentration de l’administration des affaires écossaises à Whitehall »
Ibid. p. 30 « De façon évidente, le document unioniste était pris très sérieusement par le gouvernement. Mais le fait que Scottish Control of Scottish Affairs n’émettait que des recommendations mineures signifia que le débat entre gouvernement et opposition revenait à boxer à vide »
Bogdanor , Devolution in the United Kingdom , op. cit. p. 112 « il est probable que les limites de la décentralisation administrative avait été atteintes »
103 Ibid. p. 113 « Nombre des différences administratives entre l’Ecosse et l’Angleterre ne provenaient pas tant de décisions gouvernementales délibérées de légiférer spécifiquement pour des conditions écossaises mais plutôt du résultat d’un héritage historique ».
104 Ibid. p. 114 « Il lui était difficile de représenter l’opinion écossaise de façon efficace à Westminster et son rôle s’approcha plus en réalité de celui d’un ambassadeur d’une puissance hostile que du porte-parole de l’Ecosse au Cabinet ministériel »