3 – Les conservateurs face à la dévolution : l’unionisme vainqueur

L’unionisme, inscrit dans l’appellation même du parti conservateur entre 1912 et 1965, est au cœur de l’idéologie de ce parti. L’on constate donc sans surprise que le parti s’est presque toujours opposé à la création d’assemblées législatives autonomes en Ecosse et au pays de Galles, comme ce fut le cas en Irlande. Loin de considérer le Royaume-Uni comme un Etat d’union, nous verrons que les conservateurs en ont une conception tout à fait unitariste puisqu’ils rejettent entièrement l’idée d’une dévolution qui risquerait de concurrencer l’autorité de Westminster et remettrait en cause sa souveraineté.

Cette conception unitariste de la constitution britannique au sein du parti conservateur fut d’abord exprimée au XIXe siècle lors de son opposition aux propositions de Home Rule irlandais par les libéraux. En outre, les conservateurs entretinrent des liens étroits avec les unionistes d’Ulster (Ulster Unionists) jusqu’en 1972 et la prorogation du parlement autonome de Stormont. Soulignons toutefois que la pensée conservatrice sur cette question ne fut pas exempte de tensions internes et qu’il y eut un courant minoritaire au sein du parti, longtemps favorable, successivement, à une forme de fédéralisme ou de dévolution, comme nous le verrons plus loin. Le fédéralisme représentait en effet pour certains une solution à la question irlandaise. Néanmoins, notons que l’autonomie législative écossaise ou galloise était alors uniquement conçue par rapport à la résolution du conflit irlandais.

Les conservateurs ont en effet toujours préféré se présenter en tant que défenseurs de l’union et de l’identité écossaise, sauvegardée par ses institutions, en octroyant à l’Ecosse des mesures de décentralisation administrative, aussi centralisatrices soient-elles en réalité. Il fallut donc attendre la fin des années 1960 pour entendre un son de cloche différent chez les conservateurs.

Lorsque Edward Heath accéda à la tête du parti conservateur en août 1965, le climat électoral en Ecosse ne lui était pas favorable. Si les résultats électoraux des conservateurs au pays de Galles étaient historiquement médiocres, ce n’était pas le cas en Ecosse où les Tories avaient même obtenu une majorité de sièges et de suffrages en 1955. Toutefois, les résultats électoraux des conservateurs écossais s’effondrèrent entre 1959 et 1966, si bien qu’ils ne remportèrent que vingt sièges et 37,7% des suffrages aux élections législatives de 1966, soit une perte de seize sièges et d’un huitième des suffrages en onze ans. La situation était d’autant plus inquiétante que le SNP connut de beaux succès aux élections partielles de Glasgow Pollock en mars et d’Hamilton en novembre 1967, obtenant respectivement 28% des suffrages et un siège au Parlement. L’approche traditionaliste des conservateurs écossais ne répondait pas aux attentes des Ecossais et à leur inquiétude croissante vis-à-vis des difficultés économiques auxquelles l’Ecosse devait faire face. Les conservateurs furent donc soucieux d’améliorer leur image en Ecosse et il fut décidé à l’été 1967 de créer, sous la direction de Sir William McEwan Younger, un comité chargé d’enquêter sur la façon dont les structures gouvernementales pourraient apporter des réponses plus adaptées aux problèmes de l’Ecosse. Dans le même temps, une enquête similaire était menée par un petit groupe de jeunes conservateurs, dit Thistle Group, lobby pro-dévolutionniste. La première de ses publications concernait essentiellement l’organisation du parti, mais la seconde, Devolution : A New Appraisal, critiquait vivement le manque de contrôle parlementaire du Scottish Office et des pouvoirs du secrétaire d’Etat qui, selon les membres du Thistle Group :

‘« probably holds greater influence than Dundas, who told the Younger Pitt, ‘I hold Scotland in the hollow of my hand’ »105.’

Le document proposait aussi une modernisation du Scottish Grand Committee, comme une première étape vers le fédéralisme, et défendait une autonomie écossaise monétaire et fiscale au sein d’une assemblée législative écossaise dont les pouvoirs n’étaient pas encore clairement définis.

Pour Bogdanor, « both of these investigations were begun some time before the Hamilton by-election of 1967 and were motivated more by a concern for reform of Scottish government than by fear of the SNP  » 106.

Toutefois, il paraît improbable que les conservateurs aient préféré délaisser leur habituelle tactique de décentralisation administrative pour un projet de dévolution (à laquelle ils avaient toujours été opposés) par l’unique souci d’améliorer et de réformer le gouvernement de l’Ecosse. Bogdanor remarque lui-même qu’Edward Heath déclara une semaine avant l’élection partielle d’Hamilton que « ‘nationalism is the biggest single factor in our politics today’ »107. Dès lors, il y a lieu de penser que les pressions exercées par le nationalisme écossais portaient leurs fruits et que les conservateurs, boudés aux urnes, se virent dans l’obligation de jouer leur « joker » politique : la carte de la dévolution.

C’est donc fort du soutien au sein de son parti qu’Edward Heath inscrivit la dévolution à son programme électoral et qu’il suggéra le 18 mai 1968, lors du congrès annuel du parti conservateur, dans une allocution dite « Declaration of Perth », la création d’un comité constitutionnel chargé d’examiner la mise en place d’un parlement écossais autonome et unicaméral. Le comité constitutionnel écossais, dirigé par Sir Alec Douglas-Home, fut nommé en juillet 1968, quelques mois seulement avant la nomination de la commission royale Crowther par le gouvernement travailliste Wilson. Le rapport final du comité constitutionnel Home, Scotland’s Government, fut publié en mars 1970. Il proposait la mise en place d’une Convention écossaise (Scottish Convention) qui engloberait les pouvoirs et les fonctions des Scottish Grand Committee et Scottish Standing Committee. En revanche, le comité s’opposait à la création d’un exécutif écossais, auquel il préférait le maintien du poste de ministre des Affaires écossaises.

Ces propositions furent intégrées dans le programme électoral du parti conservateur de 1970 mais elles ne virent jamais le jour, même après la victoire de Heath aux élections législatives. Non seulement Heath avait-il failli à convaincre son parti de la nécessité de l’autonomie législative en Ecosse mais, la menace nationaliste écossaise s’étant atténuée jusqu’en 1973 avec le recul du SNP aux élections législatives de 1970, la dévolution cessa de représenter une priorité. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir des victoires nationalistes de 1974 que les membres anglais du parti conservateur s’intéressèrent à la question. En attendant le rapport de la commission Kilbrandon, publié avec retard en octobre 1973, le gouvernement resta donc immobile sur ce sujet. Il privilégia bientôt la réforme des collectivités locales en Ecosse, réaffirmant ainsi sa préférence pour des mesures de décentralisation administrative. Les questions liées aux relations industrielles, à l’économie, à la crise pétrolière et enfin à l’adhésion à la Communauté Economique Européenne dominèrent le débat politique britannique au détriment des questions constitutionnelles.

Les résultats des élections législatives de février 1974, accordant sept sièges au SNP dont quatre sièges conservateurs, furent vivement ressentis chez les Tories et ceux-ci s’empressèrent de promettre la mise en place d’une assemblée écossaise composée d’élus locaux. Cependant, cela ne suffit pas à renverser la tendance et les conservateurs perdirent vingt sièges supplémentaires au profit des nationalistes lors des élections législatives d’octobre 1974. Les conservateurs firent alors des propositions plus radicales en faveur d’une assemblée élue au suffrage universel direct. Celles-ci furent examinées par la commission Rifkind, dont le rapport fut publié en novembre 1975. La commission recommanda alors la création d’une assemblée écossaise dotée de pouvoirs limités sans exécutif. Un projet que reprit à la lettre le nouveau leader du parti conservateur à sa nomination en 1975.

A son accession au poste de Premier ministre en 1979, Margaret Thatcher promit que la dévolution faisait partie de ses projets et elle assura être sur la même longueur d’ondes que les Ecossais car « ‘Tory values are in tune with everything that is finest in the Scottish character’ »108. Pourtant, il ne subsiste aucun doute sur l’incompatibilité de la dévolution avec l’idéologie politique connue aujourd’hui sous le nom de « thatchérisme ». Margaret Thatcher se targuait en effet de tirer des leçons du virage à cent quatre-vingt degrés qu’avait pris la politique de son prédécesseur, Edward Heath, suite aux pressions qu’avaient exercées les syndicats et les autorités locales rebelles. Elle eut donc pour objectif de mener à terme ses réformes, sans compromis. Celles-ci puisaient leurs racines dans une idéologie de Nouvelle Droite défendant entre autres l’idée que le déclin économique de la Grande-Bretagne avait été causé par un excès de régulation et d’intervention étatique. Ainsi, les gouvernements Thatcher cherchèrent-ils à réduire le rôle direct de l’Etat en tant qu’employeur, producteur économique et fournisseur de services ; le but était de réduire le contrôle de l’Etat sur le secteur privé en libéralisant l’économie, et d’enrayer un phénomène que les conservateurs percevaient comme une dépendance économique et sociale de l’Etat (« nanny state ») en réformant les attributions de l’Etat-providence. Enfin, l’essentiel de ces idées passait par une volonté de réaffirmer et de renforcer les pouvoirs de l’Etat central basé à Westminster au détriment des autorités locales et des représentants de la société civile, réduisant ainsi leur influence sur le processus législatif. Par conséquent, il semble improbable que Margaret Thatcher ait voulu développer un gouvernement régional.

Margaret Thatcher était en outre une unioniste convaincue avec une conception très anglaise et unitariste du Royaume-Uni. Or, ses convictions unionistes s’alliaient de façon tout à fait fortuite aux intérêts électoraux du parti conservateur en 1979 car il avait tout à gagner en se démarquant des autres partis politiques britanniques et en s’opposant au projet de dévolution d’un parti travailliste en perte de vitesse. Elle s’opposa donc très vite à toute forme d’autonomisme écossais ou gallois, et le parti conservateur vota dès 1976 contre le Scotland and Wales Bill proposant la création d’assemblées à Edimbourg et Cardiff. Sans surprise, les conservateurs appelèrent à voter « non » aux deux référendums de 1979. La réaffirmation de l’unionisme au sein du parti conservateur fut par ailleurs reprise en chœur dès 1976 par un groupe anti-dévolutionniste, Keep Britain United, dirigé par Iain Sproat.

Cette décision était pourtant loin de faire l’unanimité au sein du parti conservateur : si George Younger, Michael Ancram, Malcolm Rifkind et Ian Lang, ardents défenseurs de la dévolution pendant les années 1970, se firent plus discrets après avoir accepté des postes ministériels sous Thatcher – ou changèrent radicalement d’opinion – Alick Buchanan-Smith, Struan Stevenson et Brian Meek demeurèrent quant à eux fidèles à leurs convictions. Stevenson et Meek s’allièrent même à Michael Fry et Quintin Jardine pour former un nouveau groupe pro-dévolutionniste, Conservative Constitutional Forum, et publier un projet d’assemblée de cent quatorze membres élus à la proportionnelle. Ils furent plus tard rejoints par l’ancien député conservateur Sir Russell Fairgrieve, John Corrie et Ross Leckie. Leurs voix demeurèrent néanmoins minoritaires au sein du parti qui se maintint dans une position de plus en plus antagonique aux attentes constitutionnelles des Ecossais. En mars 1987, un sondage MORI pour The Scotsman recensait cinquante pour cent de sondés favorables à la dévolution, dont cinquante-deux pour cent chez les sympathisants conservateurs. Trente-deux pour cent des sondés se déclaraient en outre favorables à l’indépendance.

‘« By 1989, what had seemed an astute move electorally proved only to highlight the Tories’ isolation from majority opinion, and to increase the demand for self-government »109.’
Tableau 1 – Préférences constitutionnelles des Ecossais par intention de vote, mars 1987
% Conservateurs Travaillistes Libéraux/SDP Nationalistes Tous
Une assemblée écossaise indépendante et séparée de l’Angleterre
11

37

22

57

32
Une assemblée écossaise avec des pouvoirs importants au sein de la Grande Bretagne
52

47

66

40

50
Aucun changement dans le système de pouvoir
32

13

11

2

15
Sans opinion
5

3

1

1

3

Source: sondage MORI pour The Scotsman, 14 mars 1987, www.scotsman.co.uk

Les déboires du parti conservateur en Ecosse et au pays de Galles poussèrent néanmoins le successeur de Margaret Thatcher au 10 Downing Street, John Major, à se montrer prêt à respecter les singularités écossaises et galloises et à leur accorder un traitement spécifique. Un livre blanc fut donc publié en mars 1993, intitulé Scotland in the Union. A Partnership for Good, qui proposait l’extension de l’autonomie de l’Ecosse grâce à une augmentation des pouvoirs du Scottish Office et du Scottish Grand Committee. Celui-ci put donc se réunir plus régulièrement en Ecosse et inviter des membres clés du Cabinet ministériel – parmi lesquels le Premier ministre ou le Chancelier de l’Echiquier – à l’y rejoindre.

Toutefois, les efforts des conservateurs pour se rendre plus sympathiques auprès des Ecossais, quoique très médiatisés, demeurèrent restreints à la sphère symbolique. Ainsi, Michael Forsyth, alors ministre des Affaires écossaises, décida-t-il d’arborer un kilt lors de la première du film Braveheart, inspiré de la vie du héros mythique du nationalisme populaire William Wallace lors des Guerres d’Indépendance. De même, le gouvernement conservateur organisa une grande cérémonie, le jour de la Saint André 1996, pour remettre officiellement la Pierre de Destinée (Stone of Scone)110 à une foule d’Ecossais incrédules.

Malgré une conception tout à fait unitariste de l’Etat britannique, nous avons noté dans ce bref rappel historique que les conservateurs ont néanmoins entretenu des rapports ambivalents à l’autonomie des nations écossaise et galloise, en apparence seulement. Bien que le parti conservateur ait octroyé certaines mesures d’autonomie à l’Ecosse et au pays de Galles dans le cadre d’une décentralisation administrative, elles furent le plus souvent de pure forme. Il joua en outre la carte de la dévolution uniquement en réaction opportuniste à la montée du nationalisme en Ecosse et au pays de Galles à partir de la fin des années 1960.

Cependant, nous verrons par la suite que le parti conservateur ne fut pas seul à entretenir des rapports ambigus à l’autonomie de l’Ecosse et du pays de Galles. La dévolution fut par le passé – et demeure aujourd’hui – une question particulièrement délicate pour les partis nationalistes écossais et gallois. En effet, si elle ne correspond pas à l’indépendance souhaitée par les nationalistes, elle peut être considérée comme un tremplin vers celle-ci pour les plus optimistes d’entre eux ou, au contraire, peut présenter le risque de devenir une solution intermédiaire pérenne pour les plus pessimistes. Il s’agit d’un débat qui a longtemps agité les partis nationalistes gallois et écossais, divisés entre gradualistes et fondamentalistes, et sur lequel nous reviendrons. Enfin, nous verrons que les travaillistes ont également utilisé l’idée d’assemblées autonomes de façon opportuniste afin de contrer les mouvements nationalistes gallois et écossais. Le projet de dévolution élaboré par le gouvernement travailliste Callaghan sera particulièrement révélateur du manque d’enthousiasme des travaillistes pour une réelle décentralisation des pouvoirs. Cette frilosité, apparente dans le texte proposé comme dans le débat parlementaire, laissera présager son échec aux référendums de 1979. L’utilisation de la dévolution à des fins politiques par les partis unionistes et nationalistes nous amènera en fin de compte à questionner l’efficacité réelle de la dévolution comme réponse au nationalisme.

Notes
105.

Mitchell, op. cit. p. 54 « exerce probablement plus d’influence que Dundas, qui déclara au Jeune Pitt: ‘Je tiens l’Ecosse dans le creux de ma main’ » 

106.

Bogdanor, Devolution in the United Kingdom , op. cit. p. 132 « ces deux enquêtes furent lancées peu de temps avant l’élection partielle d’Hamilton et étaient motivées par une volonté de réforme du gouvernement de l’Ecosse, non par la menace du SNP »

107.

Ibid. « le nationalisme est aujourd’hui le facteur le plus important de notre politique »

108.

Colin Pilkington, Devolution in Britain Today , Manchester University Press, 2002, p. 65 « Les valeurs des Tories sont ajustées à tout ce qu’il y a de plus fin dans le caractère écossais »

109.

Mitchell, op. cit. p. 112 « En 1989, ce qui avait semblé être une stratégie électorale habile n’illustra plus que l’isolement croissant des Tories vis-à-vis de l’opinion majoritaire et accrut les demandes autonomistes »

110.

La pierre de destinée ou pierre de Scone est le plus ancien symbole de l’histoire écossaise. Utilisée lors des cérémonies d’intronisation des rois écossais depuis le VIIe siècle, elle fut prise par le roi d’Angleterre Edouard Ier en 1296 et placée sous un trône à l’abbaye de Westminster. La pierre fut volée nuitamment le jour de Noël 1950 par quatre étudiants écossais nationalistes qui la déposèrent à l’abbaye d’Arbroath, haut-lieu du nationalisme écossais. Elle ne fut restituée à l’abbaye de Westminster qu’en 1952. Enfin, pour célébrer le septième centenaire de 1296, le gouvernement britannique décida de rendre à son pays d’origine le vieux palladium picte le jour de la Saint André 1996. Elle fut installée au château d’Edimbourg.