III – Dévolution  et nationalisme : accords et désaccords

1 – La dévolution : cheval de Troie du SNP ?

Paradoxalement, le parti nationaliste écossais entretint historiquement des rapports difficiles à la question du Home Rule. Situé à mi-chemin entre indépendance et statu quo, le Home Rule présentait aux nationalistes un dilemme douloureux qui fut, comme nous le verrons, au cœur du développement du parti. Le retournement de situation que connut le SNP dans les années 1990 illustre, par ailleurs, ces difficultés. Après avoir refusé de participer à la rédaction du projet de dévolution au sein de la Convention constitutionnelle, le SNP décida en fin de compte de soutenir le projet et de faire campagne, à côté des travaillistes et des libéraux-démocrates, pour la création d’un parlement écossais. C’est donc dans l’ambiguïté de la position nationaliste sur le Home Rule et son impact électoral que nous tâcherons de déchiffrer la véritable nature du nationalisme en Ecosse.

C’est à l’ère des North British Hotels et de l’unionisme triomphant que la National Association for the Vindication of Scottish Rights (NAVSR) vit le jour en 1853 sous des auspices peu cléments. Bien que l’association ait été non-partisane, elle provoqua immédiatement une levée de boucliers chez les membres de la classe politique et, malgré le soutien de quelques députés libéraux ou conservateurs, ou encore de la Royal Convention of Scottish Burghs, elle dut se dissoudre rapidement. Elle fut relayée en 1886 par la Scottish Home Rule Association (SHRA), fondée, de façon significative, l’année suivant la création du poste de secrétaire pour l’Ecosse. Dès lors, sa création indiquait symboliquement que les mesures de dévolution administrative ne suffisaient pas à répondre aux aspirations du nationalisme écossais.

La survie de la SHRA fut grandement favorisée par les projets contemporains de Home Rule et bien que la violence des nationalistes irlandais d’une part, et la relative apathie de l’opinion publique écossaise d’autre part, aient desservi la cause du Home Rule écossais, cette dernière reçut tout de même le soutien de la majorité des députés écossais. Le projet s’enlisa pourtant rapidement à Westminster et l’on peut affirmer avec Jacques Leruez111 que la renaissance du nationalisme écossais n’eut véritablement lieu qu’après la Première Guerre mondiale. Dissoute pendant la guerre, la SHRA fut reconstituée en 1919 sous l’égide de Roland Eugene Muirhead (1868-1964), à la fois nationaliste et socialiste convaincu, qui l’écarta des courants libéral et conservateur pour l’inscrire dans un climat politique plus socialiste. La SHRA se retrouva donc constituée non seulement d’un grand nombre de membres syndicalistes et travaillistes, mais aussi de sociétés co-opératives, de sections syndicales et de sections de l’Independent Labour Party (ILP). La SHRA se voulait néanmoins non-partisane et se voyait comme un puissant groupe de pression sur les parlementaires et les élus locaux, plaidant pour un statut d’autonomie interne pour l’Ecosse. Son action ne déboucha sur aucune mesure d’autonomie réelle et les projets de Home Rule déposés devant la Chambre des Communes entre 1889 et 1914, puis entre 1919 et 1927, ne furent qu’une succession d’échecs. Leur effet immédiat fut néanmoins de souligner la nécessité de la transformation de l’association en parti politique d’une part, et de convertir nombre de ses membres à la cause séparatiste d’autre part.

Les années 1920 virent en parallèle la création d’autres organisations nationalistes, avec tout d’abord la création de la Scots National League (SNL) en 1920 par des enthousiastes de la culture gaélique, admirateurs des aspirations nationalistes irlandaises. Contrairement aux associations nationalistes précédentes, la SNL ne souhaitait pas dépendre des partis politiques existants pour défendre ses intérêts mais prônait plutôt la création d’un parti politique nationaliste écossais dont l’unique but serait d’obtenir l’indépendance de l’Ecosse. D’autre part, son attitude envers le mouvement du Home Rule, et en particulier la SHRA, était selon Finlay112 négative, voire même obstructionniste. Puis en 1926, suite à une scission locale de la SNL, le poète Lewis Spence créa à son tour le Scottish National Movement (SNM), dont l’objectif était le rétablissement d’un parlement écossais indépendant et la défense de la culture et de la mémoire écossaises. Enfin, 1927 vit l’apparition de la Glasgow University Student Association de John MacCormick, à la fois socialiste et nationaliste puisque ses membres venaient pour la plupart du club travailliste de l’université.

Lorsque le projet de loi en faveur du Home Rule, présenté par Buchanan, fut retiré aux Communes en 1927 après une seconde lecture, la plupart des membres de la SNL attribuèrent cet échec aux intérêts anglais du parti travailliste dont ils soulignèrent l’ambiguïté de la politique et le manque d’indépendance de ses membres écossais. Par conséquent, bien que la SHRA soit fortement critiquée pour sa dépendance du parti travailliste, la SNL accorda son soutien aux membres de la SHRA qui prônaient la création d’un parti politique national. En effet, la SHRA se dirigeait alors vers l’idée que la menace d’une perte de suffrages en Ecosse était sans doute le moyen le plus efficace pour que le parti travailliste considère la question du Home Rule comme une réelle priorité. Il est donc significatif de noter qu’un parti nationaliste écossais fut initialement considéré nécessaire en tant que moyen de pression et en fonction des répercussions qu’il aurait sur les partis politiques principaux, et notamment sur le parti travailliste.

‘« ‘Even if a Scottish National Party never became strong enough to carry Scottish Home Rule on its own effort, its existence might well prove to be just the stimulus required to make the Labour Party move’ […] An important section of thought involved in the creation of the National Party of Scotland was that which stressed the need for the organization to be first and foremost a catalyst in Scottish politics »113. ’

Néanmoins, il fallut attendre près de soixante-dix ans avant que cette tactique, pourtant reniée par un SNP indépendantiste, ne porte ses fruits. Les débuts du National Party of Scotland (NPS), créé en 1928, sous la direction de John MacCormick (1904-1961), de la fusion de la SHRA, des diverses associations nationalistes écossaises et de la Scots National League furent en effet difficiles.

‘« Although the policy of contesting elections made Labour politicians more aware of the potential dangers of ignoring Home Rule, it had the long-term effect of alienating former sympathizers and helped to move the issue to the periphery of Scottish political life »114. ’

Par ailleurs, les résultats électoraux très médiocres que le parti recueillit dans les années 1930 contribuèrent à exacerber les divisions en son sein entre séparatistes issus de la SNL et partisans du Home Rule, issus de la SHRA. Enfin, l’émergence sur la scène politique écossaise du Scottish Party en 1932 poussa le NPS à revoir sa stratégie électorale lorsque le premier s’imposa comme concurrent du second pour le contrôle de l’opinion nationaliste modérée.

Né en 1930 d’une section dissidente du parti conservateur à Cathcart, Glasgow (Cathcart Unionist Association), le Scottish Party, ou Scottish Self-Government Party, demeurait associé au parti conservateur écossais. Il considérait que le contrôle écossais des affaires écossaises devait être une facette importante du maintien et du renforcement de l’unité nationale britannique et de l’Empire. Il va sans dire que les membres du Scottish Party étaient complètement opposés au séparatisme prôné par de nombreux membres du NPS, et notamment par C.M. Grieve, plus connu sous son nom de plume, Hugh MacDiarmid. Soucieux d’améliorer l’image du NPS pour récupérer les suffrages des nationalistes modérés, John MacCormick décida donc de purger le parti de ses membres radicaux, à commencer par Grieve, et d’entreprendre des négociations pour une fusion avec le Scottish Party. Ce fut chose faite en 1934 avec la création du Scottish National Party (SNP).

Le SNP devint alors une sorte de parti nationaliste « fourre-tout », très hétéroclite, rassemblant à la fois séparatistes et autonomistes, socialistes et conservateurs. Si tous avaient l’objectif commun d’obtenir le Home Rule pour l’Ecosse, ils en avaient des interprétations fort variées. Ce n’est, par ailleurs, pas sans rappeler les divisions au sein du SNP au tournant du XXIe siècle entre « gradualistes », considérant la création du Parlement écossais comme une première étape vers l’indépendance, et « fondamentalistes » prônant un séparatisme sans compromis. Mais les tensions internes provoquées entre autres par les positions neutres d’une partie des membres du parti pendant la guerre, dont Arthur Donaldson, et leur soutien à la Scottish Neutrality League, ainsi que les mauvais résultats électoraux du jeune SNP eurent pour conséquence le départ en 1942 de son leader, John MacCormick, et d’un groupe de militants nationalistes modérés, convaincus du succès potentiel d’un nationalisme modéré et dévoué à la cause autonomiste.

Bien que le SNP ait remporté de francs succès en 1944 (41,3% des suffrages à l’élection législative partielle de Kirkcaldy) et en 1945 (son premier siège à l’élection partielle de Motherwell avec 51,4% des suffrages), ils furent de courte durée et la Scottish Union, rebaptisée Scottish Convention puis Scottish Covenant Association, de John MacCormick le dépassa rapidement en importance. MacCormick avait compris que les Ecossais adhéreraient plus facilement à un nationalisme modéré plaidant pour la mise en place d’institutions législatives écossaises qui permettraient une plus grande participation des Ecossais à leur propre gouvernement au sein de l’Union, plutôt qu’un séparatisme radical. Il rechercha donc le consensus le plus large possible en multipliant les contacts avec les principaux partis politiques, et convoqua en mars 1947 une Scottish National Assembly rassemblant six cents délégués venus de toute l’Ecosse.

Le projet de lancement d’une grande pétition en faveur du rétablissement d’un parlement écossais fut adopté lors de sa troisième assemblée, en octobre 1949, sous le nom de Scottish Covenant, en allusion à la Solemn League and Covenant de 1638 défendant le presbytérianisme écossais contre l’introduction de l’épiscopat par Charles Ier. La pétition rassembla plus de deux millions de signatures et une publicité considérable, mais ne réussit pas à influencer le gouvernement Attlee en 1949, ni le gouvernement Churchill en 1951 (bien que ce dernier ait néanmoins promis une commission royale sur les affaires écossaises). Les deux Premiers ministres firent comprendre tour à tour à cette assemblée apolitique que seules les élections comptaient dans la démocratie britannique.

Pendant ce temps, le SNP avait survécu tant bien que mal et, malgré une progression faible mais constante jusqu’en 1966, ces années représentèrent pour le parti une véritable traversée du désert. En revanche, les années entre 1966 et 1970 représentent, pour Roger Levy, le moment où le SNP est devenu le troisième parti d’Ecosse. Conformément à la tactique de mise sous pression des partis britanniques imaginée par la SHRA à la fin des années 1920, Levy rappelle que « from a behavioural point of view, third party influence is best defined as the ability to change the behaviour of a major party on the basis of a perceived threat »115. Or, cette analyse se confirma dans les années 1960 et 1970, lorsque les premiers succès du SNP poussèrent d’abord le leader conservateur de l’opposition, Edward Heath, à inscrire la dévolution à son programme électoral en 1968 avant de convoquer un comité constitutionnel écossais, puis le gouvernement travailliste Wilson à prendre le même chemin en nommant une commission royale sur la Constitution en 1968 avant de présenter un livre blanc sur la dévolution en 1974 après les élections législatives de février, comme nous le verrons plus loin.

Toutefois, les succès du SNP dans les années 1960 et 1970 n’empêchèrent pas ses divisions internes au regard de la dévolution d’éclater au grand jour avec un certain nombre de « cafouillages » lors du débat sur la dévolution en 1974. Se déclarant tout d’abord engagé, dans la résolution 17 de la conférence annuelle du SNP de 1975, à participer à une assemblée élue au suffrage universel direct avant d’œuvrer à la transformer par étapes en un véritable parlement écossais, le parti se laissa bientôt gagner par les discordes internes et fit volte-face en déclarant l’année suivante que le parti était seulement « ‘prepared to accept an assembly with limited powers as a possible stepping stone’ to independence »116. En somme, après avoir construit une image modérée plus attrayante aux yeux de l’électorat, la campagne du SNP s’était retournée vers l’indépendance, laissant entrevoir « an underlying scepticism about devolution which was difficult to suppress »117. Cette position séparatiste radicale fut en l’occurrence très nocive pour le parti, comme le suggèrent le tableau ci-après et les résultats électoraux médiocres du SNP dans les années 1980. Cela suggère encore une fois que le nationalisme séparatiste prôné par le SNP ne correspondait pas aux attentes du public.

Le succès qu’avait remporté la campagne du SNP autour de la découverte du pétrole en mer du Nord au début des années 1970 avait porté ses fruits puisque « the oil issue could be made general or specific, Scottish or British, constitutional or economic as required »118. Sous le slogan « It’s Scotland’s Oil », la découverte du pétrole en mer du Nord avait permis aux nationalistes de trouver un « cri de ralliement » et de se présenter comme le parti de l’Ecosse, le parti des intérêts écossais. En ce sens, le parti pouvait attirer un électorat plus modéré, soucieux de défendre les intérêts économiques de la nation et une politique plus démocratique. Il en fut de même avec la campagne de non-paiement de la « poll tax » dans les années 1980.

Tableau 2 - Résultats du SNP aux élections législatives britanniques, février 1974 - mai 2005
  Nombre de suffrages Pourcentage des suffrages totaux Nombre de sièges Evolution sièges
Royaume-Uni Ecosse
Février 1974 632 572 2 % 22% 7 +6
Octobre 1974 839 628 2,9% 30,4% 11 +4
Mai 1979 504 259 1,6% 17,3% 2 -9
Juillet 1983 331 975 1,1% 11,8% 2 -
Juillet 1987 416 873 1,3% 14% 3 +1
Avril 1992 629 552 1,9% 21,5% 3 -
Mai 1997 621 540 2% 22,1% 6 +3
Juillet 2001 464 305 1,8% 20, 1% 5 -1
Mai 2005 412 267 1,5% 17,7% 6 +1

Source: Tableau compilé d’après www.psr.keele.ac.uk

Le SNP fut dans le creux de la vague pendant les années 1980 mais ce fut l’occasion de bouleversements profonds et d’un gain de maturité pour le parti. Autrefois qualifiés de « Tartan Tories », la direction du parti nationaliste repositionna le SNP comme un parti de centre-gauche, leur permettant de bénéficier de l’opposition aux conservateurs. Puis, après son congrès annuel de 1984, lorsque le SNP changea de position vis-à-vis de la Communauté Economique Européenne, le parti adopta en 1988 le slogan « Independent in Europe », lui permettant de souligner les avantages que certaines petites nations voisines, comme l’Irlande ou le Danemark, obtenaient par leur participation à la Communauté Européenne. Enfin, la nomination d’Alex Salmond à la tête du SNP en 1990 permit à son tour de donner au parti une image plus modérée et crédible puisqu’il fut pour beaucoup dans le choix d’une stratégie électorale plus « gradualiste ».

Toutefois, nous verrons plus loin que la dévolution est restée une pomme de discorde importante au sein du SNP. Nous reviendrons en détail sur les tensions internes du parti entre gradualistes et fondamentalistes qui refirent surface dans les années 1990 lors de l’élaboration du projet de dévolution par la Convention constitutionnelle écossaise. Le SNP est aujourd’hui le premier parti au Parlement écossais en termes de sièges et son leader, Alex Salmond, occupe le poste de First Minister. Nous verrons en quoi le nouveau Parlement écossais aura un impact sur sa politique et ses chances d’utiliser le Parlement comme un tremplin vers l’indépendance.

Notes
111.

Jacques Leruez , L’Ecosse, Vieille Nation, Jeune Etat, Editions Armeline, Crozon, 2000, p. 155

112.

Richard J. Finlay, Independent and Free, Scottish Politics and the Origins of the Scottish National Party 1918-1945, John Donald Publishers Ltd, 1994, p. 44

113.

Ibid. p. 72 « Même si un parti nationaliste écossais ne devait jamais devenir assez puissant pour pouvoir apporter lui-même le Home Rule à l’Ecosse, son existence serait sans doute le stimulus nécessaire pour convaincre le parti travailliste d’agir […] Une part importante de l’idée à l’origine de la création du National Party of Scotland fut de souligner la nécessité pour l’organisation d’agir d’abord en tant que catalysateur de la politique écossaise »

114.

Ibid. p. 91 « Même si la politique électorale des nationalistes rendaient les travaillistes plus conscients des dangers encourus en ignorant la question du Home Rule, elle eut pour effet à long-terme d’aliéner les anciens sympathisants de sa cause et de reléguer la question à la périphérie de la vie politique écossaise »

115.

Roger Levy, Scottish Nationalism at the Crossroads , Scottish Academic Press,1990, p. 3 « d’un point de vue comportemental, l’influence de partis tiers est mieux définie par sa capacité à changer le comportement d’un grand parti par la perception d’une menace »

116.

Ibid. p. 72 « ‘prêt à accepter une assemblée à pouvoirs limités comme un tremplin’ possible à l’indépendance »

117.

Ibid. p. 77 « un scepticisme sous-jacent vis-à-vis de la dévolution difficile à contenir »

118.

Ibid. p. 36 « la question du pétrole pouvait être considérée tour à tour générale ou spécifique, écossaise ou britannique, constitutionnelle ou économique selon les besoins »