IV – Centralisation ou dévolution ? Le paradoxe du parti travailliste

Le parti travailliste britannique que l’on connaît aujourd’hui puise ses racines dans les mouvements sociaux du XIXe siècle, lorsqu’apparut la nécessité d’un troisième parti en Grande-Bretagne pour représenter les intérêts d’une vaste population ouvrière nouvellement affranchie (1867 et 1885). La création d’une confédération syndicale (le Trades Union Congress) en 1868 suscita le désir de voir l’établissement d’une branche politique invitant les divers mouvements ouvriers déjà établis à s’unir (parmi lesquels l’Independent Labour Party, la Fabian Society, la Social Democratic Federation et enfin le Scottish Council Labour Party, déjà connu en tant que Scottish Labour Party dans le langage courant). Le Scottish Labour Party fut fondé par Keir Hardie et Robert Cunninghame-Graham en 1888, neuf ans avant la création du Scottish Trades Union Congress (STUC). Il fut absorbé par l’Independent Labour Party en 1894 et Keir Hardie en devint le premier dirigeant.

Or, « it has been said of the Independent Labour Party, forerunner of the Labour Party, that it was ‘in many respects a rebellion of the provinces and intrinsically regional in character’ »122.

Cunninghame-Graham était en effet un fervent défenseur de l’indépendance pour l’Ecosse et le Scottish Labour Party, avec la bénédiction de Keir Hardie, se prononçait favorable au Home Rule et entretenait des liens étroits avec la SHRA, fondée en 1886. En parallèle, le STUC, dont les membres enflaient les rangs du Scottish Labour Party, se montrait également favorable au Home Rule qu’il continua de soutenir jusqu’en 1923.

Lorsqu’en 1894 le Scottish Labour Party fut absorbé par l’ILP (composé surtout de militants syndicaux), le Home Rule cessa de représenter une priorité car l’objectif principal du parti était désormais d’unir les forces syndicales anglaises et écossaises et d’envoyer des représentants du mouvement ouvrier à Westminster. La création du Labour Representation Committee en 1900 et la fondation en 1906 du Labour Party britannique furent l’aboutissement de ce projet, bien que l’ILP continuait de fournir des activistes issus des milieux syndicaux. En effet, le parti travailliste fonctionna comme un conglomérat de groupes affiliés jusqu’en 1918. La branche écossaise continua donc d’opérer de façon autonome et un Scottish Advisory Council fut établi en 1915 afin de superviser le mouvement en Ecosse. En fait, comme le soulignent Pierre Morère et Jacques Leruez, la branche écossaise n’était, en réalité, pas plus autonome sur le papier que les partis régionaux anglais puisque ses statuts précisaient qu’elle devait se conformer « aux règles établies de temps à autre par le congrès national du parti »123. Le Scottish Advisory Council était de plus subordonné à l’exécutif britannique du parti. Néanmoins, la branche écossaise du parti travailliste parvint à jouir en pratique d’une certaine liberté de décision, bien que limitée, pour les affaires écossaises. Les limites de cette autonomie seront par ailleurs fort bien illustrées par le renversement à Londres en 1974 de la décision du parti travailliste écossais de rejeter le projet de dévolution du gouvernement Wilson.

Comme nous l’avons vu, le Home Rule faisait l’objet d’un consensus important dans le milieu travailliste à ses origines et il fut inscrit au programme électoral du Scottish Council of the Labour Party entre 1915 et 1923. Les travaillistes liaient alors les revendications ouvrières aux revendications nationales écossaises en défendant l’idée selon laquelle l’autonomie législative pour l’Ecosse serait un moyen efficace de transformer radicalement sa société. C’est donc dans cet esprit que le parti travailliste fit campagne aux élections législatives de 1918 pour une Grande-Bretagne plus fédérale (le Home Rule all Round défendu par les libéraux) et pour l’auto-détermination des peuples, comme en écho aux traités de paix signés par les Alliés la même année. Un projet d’autonomie législative pour l’Ecosse, bien que rapidement rejeté, fut même présenté aux Communes en 1924 et Arthur Henderson, alors Home Secretary dans le gouvernement de Ramsay MacDonald, s’engagea à mettre en place « the widest and most generous measure of Home Rule »124 pour le pays de Galles. Cet engagement fut maintenu dans le manifeste électoral des travaillistes gallois jusqu’en 1945 mais, en réalité, les travaillistes abandonnèrent cette idée dès 1931. Le parti travailliste britannique essuya en effet un échec cuisant aux élections législatives de 1931 et fut réduit à quarante-six députés seulement. Le parti travailliste avait presque été éradiqué en Angleterre mais seul un siège avait été perdu au pays de Galles. Or, un parlement gallois signifiait un nombre réduit de députés travaillistes à Westminster et diminuait les chances des travaillistes de remporter les élections législatives et de former un gouvernement. En effet, rétrospectivement, il n’y aurait eu de gouvernement travailliste ni en 1950 (avec une majorité de sept sièges) ni en 1964 (avec une majorité de cinq sièges) sans les voix du pays de Galles. La leçon de 1931 fut donc bien retenue.

En parallèle, la crise économique des années 1930 et les taux records de chômage enregistrés changèrent l’orientation des travaillistes au sujet du Home Rule. Désormais, le progrès économique dépendait à leurs yeux de la création d’un puissant gouvernement central. Cette centralisation du pouvoir devait s’établir tant au niveau organisationnel qu’économique, et les travaillistes prévoyaient un vaste programme de nationalisations d’entreprises et d’interventionnisme étatique. Les syndicats avaient également unanimement rejeté le Home Rule et s’étaient convertis à l’idée que les pressions syndicales devaient se faire au niveau britannique pour garantir le maintien de bases salariales satisfaisantes en Ecosse et au pays de Galles. De plus, la création de l’Etat libre d’Irlande en 1921 avait considérablement diminué l’intérêt d’un Home Rule all Round en Grande-Bretagne. Désormais, pour les travaillistes la décentralisation et la diminution des pouvoirs parlementaires étaient contre-productives pour un parti dont l’ambition était de former un gouvernement travailliste britannique. Enfin, la création du National Party of Scotland en 1928 et la présence d’un fort courant conservateur en son sein creusèrent un fossé entre les deux mouvements. Les travaillistes privilégièrent alors leur courant unioniste.

L’interventionnisme étatique que connut la Grande-Bretagne à tous les niveaux lors de la Seconde Guerre mondiale, puis la création d’un Etat social après la guerre, confortèrent cet unionisme de gauche et achevèrent de diviser travaillistes et autonomistes. En outre, les victoires électorales des travaillistes dans toute la Grande-Bretagne en 1945 signalaient que leurs chances électorales ne dépendaient plus uniquement des suffrages écossais et gallois. Les autonomistes écossais, en accord avec les conservateurs, voyaient dans les nationalisations d’entreprises du gouvernement Attlee une centralisation accrue et par conséquent une perte du contrôle économique par l’Ecosse.

‘« In any case, few people believed that the self-government cause was a political issue which commanded popular support. Attendances at the SHRA rallies during the period after 1925 declined steadily as people became more concerned with the bread and butter politics of the day »125.’

Si les travaillistes réitérèrent encore leur soutien au Home Rule en 1941, 1945 et 1947, les années 1950 sonnèrent le glas de cet engagement et toute référence au Home Rule disparut de leurs programmes électoraux. Tom Johnston, secrétaire d’Etat pour l’Ecosse pendant la guerre, alla même jusqu’à prévenir « that a Scottish parliament might have nothing to administer but an ‘emigration system, a glorified Poor Law and a graveyard’ »126. En effet, l’Ecosse, comme nous l’avons évoqué plus haut, bénéficia largement des politiques du gouvernement Attlee et des avantages de l’Etat-providence. Des mesures de Home Rule apparaissaient alors déraisonnables car elles remettaient en question les bénéfices obtenus. L’Ecosse travailliste s’accommoda donc fort bien des politiques de déconcentration et de régionalisation privilégiées par le gouvernement travailliste telles que la mise en place du Highlands and Islands Development Board de 1964, par exemple.

En outre, pour Leruez et Morère, le parti travailliste écossais, très traditionaliste et ouvriériste, illustrait de façon remarquable l’idéologie du labourism, centrée autour d’une « éthique d’égalité et d’austérité dans la vie publique et dans les mœurs privées »127. Cela explique qu’il ait été très attaché à l’Etat-providence et à sa garantie d’un système de santé publique accessible à tous, de logements sociaux et d’un enseignement public gratuit par exemple, et, par conséquent, à l’idée d’un Etat central fort et interventionniste, à la planification et à la redistribution économique.

‘« Thus, the traditional unionism of the Conservatives which attacked Home Rule as a threat to national unity came to be complemented by a unionism of the Left which stressed that only a strong government in London could secure equity of treatment between the different parts of the UK »128.’

La politique des travaillistes signifiait pour beaucoup qu’en intégrant l’Ecosse politiquement et économiquement plus strictement encore au Royaume-Uni, « it perhaps meant that Scotland was coming to lose something of herself »129. C’est dans cette optique que John MacCormick, leader du NPS, lança en 1949 un Scottish Covenant en faveur de la création d’un parlement écossais rassemblant plus de deux millions de signatures.

Ce n’est donc qu’à la fin des années 1960 que le parti dut revoir sa position sur l’Ecosse, lorsque les premiers succès électoraux du SNP tirèrent la sonnette d’alarme. Au pays de Galles, en revanche, le débat sur la dévolution commença plus tôt et le Welsh Council of Labour s’engagea à créer une assemblée en 1965. En fait, comme le note Bogdanor130, le parti travailliste a dominé la politique galloise pendant si longtemps que le débat sur la dévolution au pays de Galles est devenu un débat véritablement interne au parti travailliste. Bien que le parti se soit engagé en faveur d’une assemblée, il y eut un vif débat à ce sujet lors de la seconde moitié des années 1960. Le projet se heurta de façon croissante aux réticences de députés gallois dissidents, notamment ceux du sud-est du pays.

La réponse initiale qu’avait reçue le projet était plus enthousiaste que celle qu’enregistra l’Ecosse quelques années plus tard puisque les Gallois souhaitaient une démocratisation du système de nomination d’organisations gouvernementales ad hoc, telles que le Welsh Hospital Board, au pays de Galles. En effet, elles n’étaient pas directement élues et permettaient, par conséquent, à des conservateurs de diriger des secteurs importants sans qu’ils n’aient de majorité élue au pays de Galles. La dévolution fut donc d’abord présentée au pays de Galles comme une réforme des collectivités locales par le comité exécutif du Welsh Council of Labour, et par un groupe de travail inter-départemental nommé par le Welsh Office pour conseiller le secrétaire d’Etat pour le pays de Galles sur la réforme de ces collectivités locales. Dès lors, l’idée d’une assemblée galloise fut présentée avant que le parti nationaliste gallois, Plaid Cymru, n’apparaisse comme une menace aux travaillistes.

Toutefois, dès que le projet fut présenté au Cabinet ministériel, il se heurta à l’opposition véhémente du secrétaire d’Etat pour l’Ecosse, William Ross, qui craignait qu’une telle mesure ne rende impossible une résistance aux pressions autonomistes écossaises. James Callaghan, Home Secretary et député de Cardiff, s’y opposa également car il craignait quant à lui que l’assemblée ne devienne un forum pour les nationalistes de Plaid Cymru. Le projet fut donc considérablement allégé et le nouveau Welsh Council qui en résulta ne devint qu’un simple institut de conseil et de promotion à valeur nominale. Le Western Mail du 19 janvier 1968 remarqua donc avec humour que le secrétaire d’Etat pour le pays de Galles, Cledwyn Hughes, « ‘had been placed in charge of a government department which though set up to deal with Wales’ unique problems is forbidden to propose uniquely Welsh solutions, because of the repercussions in England and in Scotland’ » 131.

Enfin, les dissidences travaillistes galloises croissantes avaient contribué à l’allègement significatif du projet car la montée du nationalisme gallois à la fin des années 1960 avait provoqué une plus grande crainte de la dévolution chez les travaillistes. Les députés gallois étaient certes prêts à voter pour une réforme des collectivités locales mais l’étaient moins lorsqu’il s’agissait de soutenir un projet qui leur apparaissait comme une concession au séparatisme. Paradoxalement, la montée du nationalisme au pays de Galles eut donc l’effet inverse de celui que provoquèrent les victoires électorales du SNP en Ecosse.

Nous verrons pourtant que l’expérience des référendums de 1979 eut un impact important sur le nationalisme des deux nations et bouleversera le paysage politique britannique. Les hésitations des travaillistes au regard de la dévolution se traduiront par un échec cinglant aux référendums de 1979 et mèneront à une réflexion de fond sur la position constitutionnelle des nations britanniques, notamment en Ecosse où une Convention constitutionnelle verra le jour. Cette réflexion, également amenée par les bouleversements introduits par l’élection des conservateurs au pouvoir, déterminera, en tandem avec les rapports de force des divers partis politiques britanniques, la forme que prendra la modification du paysage constitutionnel britannique. Il apparaît donc essentiel ici d’étudier les évènements menant à l’échec des projets de dévolution en 1979 ainsi que leur impact sur la politique britannique jusqu’en 1997.

Notes
122.

Bogdanor , Devolution in the United Kingdom , op. cit. p. 138 « On a dit de l’ILP, prédécesseur du parti travailliste, qu’il était de nombreuses façons ‘une rébellion des provinces et de caractère fondamentalement régional’ »

123.

Jacques Leruez & Pierre Morère , L’Ecosse Contemporaine, Politique - Société-Economie-Culture, Ophrys-Ploton, Paris, 1995, p. 84

124.

Osmond, Creative Conflict, op. cit. p. 5 « les mesures de décentralisation les plus vastes et les plus généreuses »

125.

Finlay, op. cit. p. 19 « De toute façon, rares étaient ceux qui pensaient que l’autonomie était une question politique jouissant d’un fort soutien populaire. Il y eut de moins en moins de gens aux rallyes politiques de la SHRA après 1925 puisque la population se sentait plus concernée par des questions politiques économiques et sociales »

126.

Bogdanor , Devolution in the United Kingdom , op. cit. p. 138 « qu’un parlement écossais n’aurait probablement rien d’autre à administrer qu’un ‘système d’émigration, un système social glorifié et un cimetière’ »

127.

Leruez & Morère , op. cit. p. 86

128.

Bogdanor , Devolution in the United Kingdom , op. cit. p. 140 « Ainsi, l’unionisme traditionnel des conservateurs, dénonçant le Home Rule comme une menace à l’intégrité nationale, vint à être complété par un unionisme de gauche soulignant que seul un puissant gouvernement central à Londres pouvait assurer l’égalité des chances entre les différentes parties du Royaume-Uni »

129.

Ibid. p. 139 « Cela signifiait que l’Ecosse perdait un peu d’elle-même »

130.

Ibid. p. 162

131.

Ibid. p. 141 « reçut la charge d’un département de gouvernement qui, malgré ses fonctions initiales de recherche de solutions pour des problèmes uniquement gallois, se vit interdire de proposer des solutions uniquement galloises en raison des répercusions que celles-ci pourraient avoir en Angleterre et en Ecosse »