Chapitre III Premiers pas vers la dévolution

I – La route de la dévolution : un pas en avant, deux pas en arrière

1 – Le rapport Kilbrandon

Une majorité de travaillistes écossais rejetèrent initialement la dévolution, craignant à la fois qu’elle ne menace la position du secrétaire d’Etat pour l’Ecosse et la surreprésentation écossaise à Westminster, mais aussi qu’elle ne réduise, par voie de conséquence, les subventions accordées à l’Ecosse. Soucieux de calmer les esprits et de gagner du temps face aux victoires électorales nationalistes, Harold Wilson décida la nomination d’une commission royale sur la constitution (Royal Commission on the Constitution) en 1968, dite commission Crowther puis commission Kilbrandon après le décès de Lord Crowther en 1970. La même année, la conférence du parti travailliste écossais rejetait la dévolution par une vaste majorité et le secrétaire du parti assurait aux membres de la commission : « there is no such thing as a separate political will for Scotland »132.

La commission ne rendit son rapport qu’en octobre 1973, avec deux ans de retard. Un retard qui, du reste, excusait l’inertie des gouvernements successifs de façon très pratique. Ce retard était dû à plusieurs facteurs : tout d’abord, la commission n’avait pu commencer ses recherches qu’au printemps 1969 et, ensuite, le président de la commission, Lord Crowther, décéda au milieu de son mandat et dut être remplacé par Lord Kilbrandon. Cette interruption empêcha donc temporairement les progrès de la commission, déjà ralentis par l’ampleur importante du travail de documentation et de recherche qu’elle avait choisi d’effectuer. De plus, l’échec des nationalistes aux élections législatives de 1970 rassura le gouvernement Heath qui n’eut plus à hâter les travaux. Bien au contraire, l’existence de la commission permettait au gouvernement de faire patienter les partisans des réformes constitutionnelles tout en laissant le premier libre de s’occuper de ses propres priorités. L’indifférence que le projet suscitait par ailleurs chez les gouvernements successifs de l’époque n’était que trop visible par leur refus de rattacher les commissions Redcliffe-Maud (effectuant des recherches sur le gouvernement local en Angleterre et au pays de Galles) et Wheatley (effectuant les mêmes recherches, mais en Ecosse) à la commission Kilbrandon.

‘« Certes, ce n’était pas la première fois qu’un gouvernement britannique travaillait avec cette absence de logique, mais imaginer qu’on put séparer deux réformes qui, l’une et l’autre, touchaient aux rapports central-local et centre-périphérie tenait de la gageure pour ne pas dire du sabotage délibéré »133.’

Toutefois, loin de dissiper ce trouble, le rapport final de la commission Kilbrandon sema davantage de confusion dans les esprits au sujet des réformes constitutionnelles. En effet, le rapport n’était signé que par onze membres sur treize, et trois d’entre eux avaient émis de nombreuses réserves. Les deux derniers membres (Lord Crowther-Hunt et le Professeur Alan Peacock) avaient, quant à eux, rédigé un rapport minoritaire (Memorandum of Dissent) dont la caractéristique principale était sa différenciation entre réformes constitutionnelles et dévolution. Selon ces deux signataires, le but de la commission était non pas d’enquêter sur la décentralisation des pouvoirs du Parlement vers de nouvelles institutions régionales, comme l’exprimaient les signataires du rapport Kilbrandon, mais d’examiner tous les aspects de l’organe législatif et gouvernemental britannique, la monarchie mise à part. Par conséquent, son rapport recommandait à la fois la dévolution en Grande-Bretagne et des réformes constitutionnelles, telles que la réforme du Parlement britannique en général et des structures des partis politiques.

On distinguait en fait trois points de vue différents parmi les membres de la commission Kilbrandon. Le premier était exposé par un groupe comprenant, significativement, un seul membre anglais ; tous les autres membres étaient non-anglais, comme le président, Lord Kilbrandon, juge écossais. Ce groupe était en faveur d’un traitement différentiel des questions galloises et écossaises, car il s’agissait là de nations et non de régions. Il favorisait ainsi une dévolution législative mais soulignait l’inutilité d’assemblées régionales en Angleterre.

En revanche, un second groupe déclarait que les demandes de réformes constitutionnelles et le climat d’insatisfaction envers le gouvernement central existaient dans toutes les régions de Grande-Bretagne. Selon ses membres, s’il était plus difficile de le remarquer en Angleterre, c’était tout simplement en raison de l’absence de partis nationalistes. Ce point de vue était par ailleurs partagé par les deux signataires du rapport minoritaire, Lord Crowther-Hunt et le Professeur Peacock, le premier originaire du nord de l’Angleterre et le second du sud-ouest. Ils soutenaient, en effet, le concept de l’égalité des droits en Grande-Bretagne, selon lequel les revendications nationales de l’Ecosse et du pays de Galles ne les autorisaient pas à jouir du privilège de pouvoir mieux participer à la politique de leur pays et d’être mieux gouvernés que d’autres parties de la Grande-Bretagne. Une idée reprise dans le second groupe par Sir James Steel, originaire du nord-est, et Lord Foot, originaire du sud-ouest de l’Angleterre. Les avocats de ce point de vue avaient des attaches régionales importantes et aucun d’entre eux ne venaient de Londres ou de la région sud-est de l’Angleterre. Leur souci d’égalité et leurs préoccupations régionales les poussèrent dès lors à défendre l’idée d’une dévolution exécutive modérée dans l’ensemble des régions britanniques.

Enfin, le troisième groupe, composé de trois membres seulement, se déclarait majoritairement opposé à la dévolution, excepté peut-être dans le cas de l’Ecosse puisque cette dernière était véritablement au cœur du problème. Ils exprimaient tout de même leur préférence pour des réponses graduelles et ajustées à des demandes spécifiques. En fin de compte, les membres de la commission Kilbrandon, outre leur rejet commun du séparatisme et du fédéralisme, ne tombèrent d’accord que sur la mise en place d’une assemblée législative écossaise élue au suffrage direct et dont le système électoral serait celui d’une représentation proportionnelle (avec scrutin uninominal préférentiel avec report de voix - STV). L’impact du rapport fut dès lors mineur dans une Chambre des Communes submergée par les problèmes d’approvisionnement énergétique dus à la quatrième guerre israélo-arabe et par un deuxième affrontement entre le gouvernement Heath et les mineurs.

Toutefois, la dévolution fut rapidement exhumée lorsque les élections de février attribuèrent sept sièges à Westminster aux nationalistes. Le nouveau gouvernement travailliste Wilson avait perdu deux de ses sièges au SNP et il se vit obligé de réagir. Le 12 mars 1974, le nouveau Cabinet ministériel déclara qu’il soumettrait rapidement des propositions à la suite des conclusions du rapport Kilbrandon. En effet, le temps lui était compté car de nouvelles élections se profilaient et un document consultatif fut bientôt publié (Devolution within the UK : Some Alternatives for Discussion).

Face aux réticences du parti travailliste écossais, un congrès extraordinaire fut organisé à Glasgow en août 1974 pour le convaincre de consentir à la dévolution. Une fois ce consentement obtenu, les travaillistes se hâtèrent de publier un premier livre blanc (Democracy and Devolution : Proposals for Scotland and Wales, paru la veille de l’annonce des élections d’octobre) s’engageant à la mise en place d’assemblées directement élues en Ecosse et au pays de Galles, comprenant des pouvoirs législatifs dans le cas de la première et des pouvoirs exécutifs seulement dans le cas de la seconde. Ces assemblées devaient être financées par une subvention gouvernementale annuelle (block grant) et leur existence ne devait en aucun cas avoir pour conséquence la réduction de la représentation de l’Ecosse et du pays de Galles à Westminster. Le nombre de députés envoyés devait rester le même. De plus, les secrétaires d’Etat de ces nations devaient continuer à participer au Cabinet ministériel.

Ce premier livre blanc fut néanmoins produit avec une telle hâte qu’il y a lieu de se demander s’il pouvait véritablement refléter l’opinion de la majorité des travaillistes ou encore de la commission Kilbrandon, dont les membres avaient souligné l’aspect délicat et controversé des questions constitutionnelles. Bien que Lord Crowther-Hunt (l’un des deux auteurs du rapport minoritaire) ait été chargé de diriger la réforme, le gouvernement semblait paradoxalement délaisser l’idée d’assemblées régionales en Angleterre pour privilégier l’Ecosse et le pays de Galles. De plus, comme le note Bogdanor, la rapidité d’élaboration du livre blanc à l’approche des élections firent de ce projet davantage le produit du gouvernement travailliste que celui du parti travailliste que l’on consulta assez peu en fin de compte.

‘« It was believed that many senior cabinet ministers, especially those connected with economic affairs, were sceptical as to whether devolution could be reconciled with the efficient management of the economy; and there were thought to be some doubt amongst civil servants as to whether the Government’s decisions of principle added up to a viable package at all »134. ’

Ce manque d’enthousiasme ou de conviction augurait déjà un débat parlementaire houleux. Malheureusement, le climat d’urgence dans lequel fut produit le premier livre blanc ne permit pas de mesurer l’étendue du soutien dont bénéficiait réellement la dévolution et, par conséquent, d’examiner les réserves émises par les travaillistes afin d’élaborer un projet plus solide. La dévolution proposée apparaissait donc plus comme une manœuvre politique que comme un projet mûrement réfléchi. A partir de là, il serait difficile à ses concepteurs de contrer les critiques de ses opposants. Il restait à convaincre le parti travailliste dans son ensemble ainsi que les électeurs.

Notes
132.

Ibid. « il n’existe aucune volonté politique distincte en Ecosse »

133.

Jacques Leruez , L’Ecosse, Une Nation Sans Etat , Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 184

134.

Vernon Bogdanor , Devolution , Oxford University Press, 1979, p. 153 « L’on disait que de nombreux ministres du Cabinet, surtout ceux reliés aux affaires économiques, étaient sceptiques quant aux possibilités de concilier la dévolution et la gestion de l’économie, et il subsistait des doutes parmi les fonctionnaires quant à savoir si les décisions du gouvernement représentaient un projet tout simplement viable »