II – Les Scotland and Wales Acts : un projet brouillon?

Malgré la hâte avec laquelle avait été conçu le projet de dévolution du gouvernement travailliste, ses concepteurs suivirent certains principes généraux qu’ils exposèrent à l’origine dans une première clause, plus tard éliminée, des Scotland and Wales Bills. Celle-ci indiquait tout d’abord le rejet fondamental du séparatisme et du fédéralisme, reflétant ainsi la volonté du gouvernement de préserver l’Union et la souveraineté parlementaire de Westminster intactes. Ce dernier point était, par ailleurs, central à l’argument, très contesté par de nombreux députés, selon laquelle la dévolution visait uniquement l’Ecosse et le pays de Galles et non l’Angleterre ou le Royaume-Uni en général. Le gouvernement avait pris soin d’imposer certaines restrictions. La première de ces restrictions correspondait à l’affirmation de la souveraineté parlementaire de Westminster, la seconde consistait en une série de provisions empêchant les assemblées de prendre des décisions en matières réservées, enfin, la troisième répondait au refus d’accorder des pouvoirs fiscaux aux assemblées ou d’attribuer à l’Ecosse la gestion des revenus pétroliers en mer du Nord.

En fin de compte, le Scotland Act proposait la création d’une assemblée élue au suffrage direct avec un scrutin uninominal à un tour et à majorité simple. Cette assemblée était composée de cent quarante-cinq à cent cinquante membres et était dotée d’un exécutif dirigé par un First Secretary. Des élections devaient être tenues tous les quatre ans et, contrairement à la tradition britannique, l’exécutif ne disposait pas du pouvoir de dissolution. Seul le secrétaire d’Etat pouvait dissoudre l’assemblée à la demande d’au moins deux tiers de ses membres. En fait, le Scotland Act prévoyait la mise en place d’un organe exécutif semblable au Cabinet ministériel britannique. Il prévoyait la nomination d’un Premier secrétaire et de secrétaires de l’exécutif écossais, tous membres de l’assemblée mais dont le nombre et les fonctions étaient laissées au libre-arbitre du chef de l’exécutif et du secrétaire d’Etat. Cet exécutif, chargé de la mise en oeuvre des nouvelles institutions, devait avoir une compétence administrative plus vaste que celle de l’assemblée et devait s’occuper de certaines tâches communes avec Westminster.

Le poste de secrétaire d’Etat pour l’Ecosse était devenu problématique car ce dernier se retrouvait désormais doté d’une double fonction. Il représentait en premier lieu la Couronne mais il était également chargé de nommer les membres de l’exécutif écossais et de fixer les dates des élections de l’assemblée après sa dissolution. D’autre part, il servait de lien entre Londres et les nouvelles institutions écossaises car il était à la fois membre du Parlement et du gouvernement britannique, membre du Cabinet ministériel et chef du Scottish Office et de l’assemblée. Il devait de plus contrôler scrupuleusement toute nouvelle législation émise par l’assemblée en tenant compte des limites des pouvoirs transférés, de la législation britannique et de la politique étrangère du gouvernement britannique. De même, il disposait d’un droit de regard sur le travail de l’exécutif écossais et pouvait, par conséquent, soit empêcher la mise en œuvre d’une décision de l’exécutif, soit annuler, par exemple, les décisions prises par les secrétaires de l’exécutif écossais concernant le règlement interne de l’assemblée.

Toutefois, de nombreux députés, notamment les nationalistes, étaient d’avis que cette prépondérance du rôle de secrétaire d’Etat n’était pas sans dangers. Aucun dispositif n’était prévu pour contrecarrer les décisions du secrétaire d’Etat pour l’Ecosse. Cette lacune ne pouvait être qu’une source d’inévitables conflits : soit des conflits constitutionnels entre l’exécutif écossais et le gouvernement de Londres à propos des trop nombreuses zones d’ombre du Scotland Act, soit des tensions permanentes dues à la possibilité que le secrétaire d’Etat n’intervienne à tout bout de champ dans les décisions de l’exécutif. En somme, son rôle présentait le risque majeur de paralyser l’exécutif écossais. Il faudrait en outre compter avec une source de tensions supplémentaires lors de gouvernements conservateurs : le secrétaire d’Etat étant sans doute conservateur et l’assemblée certainement dominée par les travaillistes.

En 1979, Bogdanor prévoyait le scénario suivant :

‘« The proposed division of powers in Scotland is unlikely, therefore, to be a stable or permanent one. For either the Assembly will successfully demand the powers, especially the economic powers, at present with the Secretary of State, or alternatively these powers will gravitate back to London. In either event, the post of Secretary of State for Scotland will lose its importance »139. ’

Or, si l’on suit cette logique, il n’est pas surprenant que de nombreux travaillistes écossais aient d’abord refusé la dévolution, puis le transfert de pouvoirs économiques vers l’assemblée, convaincus que l’Ecosse obtiendrait davantage par sa représentation au sein du Cabinet ministériel que dotée de sa propre assemblée.

La répartition des pouvoirs proposée n’était pas non plus exempte de contradictions. L’exécutif écossais jouissait clairement de plus de responsabilités que le corps législatif. Quant aux responsabilités du Scottish Office, elles étaient plus importantes encore que celles exercées par l’assemblée. Ce fut donc une source de confusion chez la population écossaise, craignant une dilution des pouvoirs et une prolifération bureaucratique. La répartition des pouvoirs proposée par le Scotland Act se répartissait en quatre zones assez floues aux frontières mal définies. Tout d’abord les domaines considérés comme britanniques, tels que les affaires étrangères, la défense, les finances, le commerce extérieur et la politique économique globale, demeuraient réservés au gouvernement central de Londres. Ensuite, une série de pouvoirs comprenant, par exemple, la politique de développement industriel, la politique agricole, la police et l’électricité se trouvaient également réservés mais, cette fois, au Scottish Office. Tout en reconnaissant qu’il s’agissait là de questions écossaises, le gouvernement de Londres souhaitait conserver un droit de regard afin de préserver une unicité avec le reste de la Grande-Bretagne. Puis, une troisième catégorie partageait certains pouvoirs entre Westminster et l’exécutif écossais, sans que l’assemblée ne puisse intervenir. Il s’agissait d’un certain nombre de lois sur l’environnement, l’énergie (certaines clauses du « Gas Act » de 1975, par exemple), ou même la mise en pratique de l’ « Abortion Act » de 1967 et le contrôle de la SDA. Enfin, l’assemblée et l’exécutif écossais étaient les réceptacles de toute une série de pouvoirs transférés. Ceux-ci comprenaient la santé (exceptés les services de contrôle de l’hygiène alimentaire et des médicaments, et l’enseignement médical), l’assistance sociale (exceptée la sécurité sociale), le logement, les transports (exceptés les chemins de fer et les réseaux maritimes et routiers nationaux), l’éducation et les beaux-arts (exceptées les universités et les aides à la culture), les collectivités locales, l’environnement (exceptée la pollution automobile, maritime et aérienne) et les domaines du droit et de la justice (hormis les plaintes déposées contre la police, les affaires de sécurité du territoire et d’administration de la justice). Enfin, certains pouvoirs relatifs aux domaines de la pêche et de l’agriculture étaient également transférés au corps législatif, mais il demeurait de nombreuses exceptions dont Londres avait voulu garder le contrôle car elles faisaient partie d’une politique économique globale et des négociations menées avec la CEE. De même, le pouvoir central s’était réservé les domaines des industries britanniques nationalisées (comme l’énergie ou les transports ferroviaires), la sécurité sociale et, surtout, toutes les questions de fiscalité.

D’autre part, si l’assemblée écossaise était chargée de la SDA et du Highland and Islands Development Board, ce n’était que de façon très limitée puisque les questions industrielles demeuraient la chasse gardée de Westminster. Précisons que les difficultés créées par l’interdiction de s’occuper de questions industrielles dans la gestion d’organismes à fonction de développement économique et industriel illustrent parfaitement les conséquences handicapantes, voire paralysantes, des multiples contradictions jalonnant les Scotland and Wales Acts de 1978. Or, le système d’énumération des pouvoirs transférés est pour beaucoup dans l’incohérence de ces deux textes de loi.

Le gouvernement avait préféré énumérer les pouvoirs transférés aux assemblées écossaise et galloise plutôt que d’opter pour une liste de pouvoirs retenus par Westminster comme dans le cas du Government of Ireland Act de 1920 établissant un Parlement nord-irlandais. Ce dernier était en effet l’unique précédent britannique en matière de dévolution. L’étendue de la dévolution alors octroyée avait été généreuse puisque, hormis les matières réservées et énumérées, le Parlement de Belfast avait carte blanche. Il bénéficiait en outre du pouvoir de lever l’impôt dans certaines limites tout en continuant de recevoir une subvention globale du gouvernement britannique. Son exécutif était dirigé, significativement, par un Premier ministre et son organisation était bicamérale (une Chambre des Communes élue et un Sénat nommé). Rappelons enfin que le poste de secrétaire d’Etat avait été supprimé en 1920, et ce jusqu’en 1972 et l’abrogation du Parlement. Par conséquent, il s’était établi un système quasi-fédéral dans un cadre constitutionnel favorisant l’élargissement progressif de l’autonomie. Nous verrons que les travaillistes cherchèrent d’abord à s’éloigner de ce modèle en 1978 pour y revenir en 1997.

En fait, un tel cas de figure fut possible en Irlande du Nord pour la simple raison que la menace de séparatisme était inexistante dans un Parlement nord-irlandais dominé par des unionistes. Certes, il en demeurait dangereux en raison des divisions ethniques et religieuses déchirant le pays et son résultat n’en fut pas moins catastrophique pour le gouvernement britannique.

‘« Mais, précisément, l’abrogation de 1972 montrait l’utilité et l’efficacité des pouvoirs que Westminster s’était réservés puisqu’ils mettaient un gouvernement central décidé en mesure de reprendre les choses en main quand les circonstances l’exigeaient »140. ’

Un point de vue que ne partageaient pas les dirigeants travaillistes de 1975-1978 qui préféraient suivre les recommandations du rapport Kilbrandon. Celui-ci prônait, en effet, l’énumération des pouvoirs transférés, soucieux de plus de « clarté et de précision ». En guise de clarté et de précision, les Scotland and Wales Acts de 1978 adoptaient en fait une structure complexe, comportant de nombreuses zones d’ombre. Le projet était difficile à mettre en œuvre et reflétait tout simplement les trop nombreuses contradictions qui s’exprimaient au sein même du parti travailliste. Ce dernier se heurta en effet à des problèmes liés à une conjoncture historique particulière dont n’eurent pas à se soucier les libéraux en 1920.

D’une part, il lui était difficile de transférer les domaines de l’industrie et de l’agriculture puisqu’il s’agissait là de domaines très intégrés à l’échelle britannique et régulés par la Communauté Economique Européenne, tout comme les questions d’énergie dont l’importance s’était considérablement accrue depuis les années 1920. D’autre part, il était également hors de question pour le gouvernement travailliste de démanteler des industries nationalisées. Si, dans le cas du développement imprévu des fonctions gouvernementales dans de nouveaux domaines, tels que l’exploration spatiale ou l’énergie atomique, ou dans le cas de demandes d’harmonisation législative par la CEE, le gouvernement britannique devait reprendre des pouvoirs déjà transférés aux assemblées, il se retrouverait dans une position très délicate et embarrassante de surcroît. C’est pourquoi il existait un réel consensus parmi les travaillistes pour énumérer les pouvoirs transférés et n’octroyer que des pouvoirs importants. La liste des pouvoirs énumérés s’en retrouvait donc grandement réduite. Néanmoins, la législation moderne étant trop complexe pour ce système du « tout ou rien », il en résulta une énumération des pouvoirs transférés et des pouvoirs réservés, précisant souvent la matière réservée mais aussi des questions spécifiques à cette matière, déjà traitées par le gouvernement, et même parfois des listes d’exceptions.

Cette accumulation de détails fut particulièrement longue dans le Wales Act car le pays de Galles, contrairement à l’Ecosse, ne possède pas son propre système juridique et légal et a été l’objet de très peu de législation distincte par le passé. Par conséquent, il n’existait pas de précédent législatif pour guider les concepteurs du projet de dévolution de 1978. Le Wales Act se démarquait du Scotland Act par le fait qu’il présentait une forme de dévolution inédite en Grande-Bretagne. Il proposait l’octroi de fonctions exécutives plutôt que législatives à une assemblée galloise d’environ quatre-vingts membres qui fonctionnerait, à l’instar des collectivités locales, selon un système de comités sans pouvoir exécutif séparé et sans pouvoir de dissolution de l’assemblée. Ce système de comités devait refléter autant que possible le découpage politique de l’assemblée, élue tous les quatre ans, excepté dans le cas du comité exécutif, composé des dirigeants des autres comités. Le dirigeant du comité exécutif, et donc de l’organe législatif principal, était également le dirigeant de l’assemblée et cette dernière ne pouvait dépenser d’argent sans l’accord préalable de celui-ci et du reste du comité exécutif. En effet, le comité exécutif était chargé de la distribution budgétaire aux différents comités et de la coordination centrale de l’assemblée. Précisons que le budget provenait de la subvention globale (block grant) accordée par le gouvernement britannique.

Les fonctions exécutives accordées au pays de Galles étaient dès lors similaires à celles transférées en Ecosse, bien que moindres en l’absence d’un système légal gallois, et le pays de Galles, tout comme l’Ecosse, devait continuer d’envoyer le même nombre de députés à Westminster. De même, le transfert de la Welsh Development Agency se retrouvait limité par les provisions relatives à l’industrie. En revanche, deux provisions du Wales Act ne trouvaient pas d’équivalent dans le Scotland Act. L’assemblée devait dans un premier temps étudier la structure du gouvernement local au pays de Galles et faire son rapport au secrétaire d’Etat. Cependant, tout changement devait être amené par le Parlement de Westminster uniquement, l’assemblée ne jouissant pas de pouvoirs législatifs. L’assemblée pouvait dans un deuxième temps, avec l’accord du secrétaire d’Etat, être chargée d’organismes tels que le Welsh Tourist Board ou la Welsh Health Authority. Or, cela revenait, malgré une légère réserve, à lui accorder une certaine compétence législative.

En fin de compte, la dévolution conçue en 1978 était le résultat d’un compromis difficile et passablement boiteux entre deux positions contradictoires. Le parti travailliste s’était retrouvé, bien malgré lui, dans une position délicate où il tentait de concilier son unionisme latent avec l’octroi de mesures d’autonomie en Ecosse et au pays de Galles pour apaiser les revendications nationalistes de ces nations tout en prenant bien soin de ne pas permettre à ces mesures de mener à une forme de fédéralisme. Il en ressortit deux textes très complexes, parfois ambigus, incohérents ou contradictoires, alourdis par de longues énumérations de pouvoirs transférés et d’exceptions. Les assemblées ainsi créées auraient certainement souffert d’un manque de flexibilité et les trop nombreuses zones d’ombre des textes auraient sans doute causé d’inévitables affrontements avec le pouvoir central de Westminster. Gageons que ces assemblées se seraient rapidement émancipées si toutefois l’expérience avait été tentée.

Notes
139.

Bogdanor , Devolution , op. cit. p. 173 « L’attribution de pouvoirs proposée en Ecosse a donc peu de chances de devenir permanente. Soit l’assemblée obtiendra plus de pouvoirs, surtout les pouvoirs économiques qui sont à present la chasse-gardée du secrétaire d’Etat, soit ces pouvoirs graviteront petit à petit vers Londres. Dans tous les cas, le poste de Secrétaire d’Etat pour l’Ecosse perdra de son importance ».

140.

Leruez , L’Ecosse, Vieille Nation, Jeune Etat, op. cit. p. 206