Chapitre IV Du désenchantement au renouveau

I – L’impact des référendums de 1979 sur le nationalisme

L’échec des référendums gallois et écossais en 1979 eut un effet dévastateur chez tous les acteurs du camp pro-dévolutionniste. Il s’agissait en fait de la première étape d’un double échec puisque le rejet de la dévolution mena directement à la motion de censure qui renversa le gouvernement Callaghan et permit au parti conservateur de Margaret Thatcher de prendre le pouvoir. Les onze députés nationalistes écossais ayant demandé en vain au gouvernement d’établir l’assemblée écossaise prévue par le Scotland Act, ils décidèrent en effet de déposer une motion de censure contre ce dernier le 28 mars 1979, en s’alliant aux libéraux et aux conservateurs qui déposèrent leur propre motion de censure. Les nationalistes gallois demeurèrent, quant à eux, du côté des travaillistes. Paradoxalement, l’action des députés nationalistes écossais équivalait, selon les dires du Premier ministre Callaghan, à « turkeys voting for an early Christmas »157. Toutefois, comme le remarque Richard Finlay, les nationalistes s’étaient retrouvés sans alternative : sachant fort bien qu’une partie du vote SNP était émise dans l’objectif de faire pression sur le gouvernement au pouvoir, les nationalistes craignaient de perdre toute crédibilité s’ils admettaient publiquement leur impuissance et abandonnaient le projet. En fin de compte, ils s’agissait bien d’une impasse, comme le soulignent les résultats fort médiocres obtenus par les nationalistes aux élections législatives qui suivirent.

Bien que le pays de Galles et l’Ecosse aient à nouveau majoritairement voté pour le parti travailliste aux élections législatives du 3 mai 1979, les conservateurs connurent leurs meilleurs scores électoraux au pays de Galles depuis 1874, notamment dans les régions rurales et galloisantes, bastions traditionnels des nationalistes, et obtinrent trois sièges supplémentaires (onze en tout). Bien que Plaid Cymru soit parvenu à conserver ses deux sièges, il perdit 2,7% des suffrages, signifiant qu’il avait été affecté électoralement par l’échec du référendum. Mais les résultats des élections législatives furent bien plus catastrophiques pour le SNP puisque ce dernier perdit neuf de ses onze sièges et passa de 30,4% des suffrages écossais en octobre 1974 à 17, 3% en 1979.

Les résultats électoraux des partis nationalistes n’étaient pas seuls à avoir été affectés par l’échec des référendums et les années qui suivirent furent une période d’introspection et de divisions internes chez les nationalistes de Plaid Cymru comme chez les membres du SNP. Prendre part au projet de dévolution des travaillistes n’avait pas été une décision facile pour l’un comme pour l’autre des partis nationalistes. Le projet avait posé des questions difficiles aux partis. Comment allier un projet de dévolution aussi timide avec des objectifs séparatistes ? Pouvait-on croire que la dévolution servirait de tremplin vers l’indépendance ou contribuerait-elle au contraire aux efforts d’apaisement des sentiments nationalistes recherchés par les travaillistes ? Les choix donnés par les référendums entre le statu quo et la dévolution forçaient les partis nationalistes à se repositionner en dehors de leurs préférences idéologiques. Il n’est donc pas surprenant que Plaid Cymru et le SNP aient longuement hésité avant de soutenir le projet et qu’il ait subsisté des discordes internes importantes au sein des deux partis.

En 1977, le président du Plaid, Gwynfor Evans, avait rassemblé un groupe ad hoc interne au parti pour décider de la position de ce dernier sur la dévolution et, après un long débat, il fut décidé que Plaid Cymru s’y opposerait. Toutefois, Evans vint à parler de plus en plus favorablement du projet travailliste et, grâce à son influence, le parti fit volte-face en 1978. Plaid Cymru accepta en effet de soutenir la dévolution tout en conservant son objectif de « self-government for Wales ». Une réunion à Newton, Powys, fut fixée peu de temps après pour lancer une campagne intitulée « Who Governs Wales ? » afin de dissiper les réticences de nombreux membres du parti et présenter le projet travailliste comme un tremplin vers l’auto-détermination du pays de Galles. Mais ces efforts furent vains et Plaid Cymru dut se lancer dans la campagne malgré des dissensions importantes en son sein et des doutes sur la sagesse de s’allier aux travaillistes, traditionnels rivaux politiques du parti nationaliste, pour soutenir le projet de dévolution, qui plus est objet de discordes chez les travaillistes eux-mêmes. Après l’échec cinglant du référendum gallois, Plaid Cymru fut forcé de revoir ses positions politiques et stratégiques. Le parti chargea donc une commission interne (Commission of Inquiry) de procéder à des investigations quant à l’organisation du parti, ses stratégies et ses finances. La commission, qui mena une enquête très complète entre 1979 et 1981, partit du principe que l’échec du projet de dévolution n’était pas la cause des dissensions constitutionnelles qui rongeaient le parti mais que celles-ci existaient avant les débats des années 1970, ces derniers les ayant simplement exacerbées. Les cinq membres de la commission (Dafydd Wigley, Eurfyl ap Gwilym, Phil Williams, Owen John Thomas et Emrys Roberts) rendirent en 1981 leur rapport, dont une partie substantielle était consacrée à la philosophie politique du parti. Ce rapport prônait la position suivante :

‘« Those who argue that the pragmatic approach is inadequate maintain that the party can never have a clear-cut identifiable and projectable image until its policies are more firmly rooted in socio-economic theory and that such a development is essential if we are to achieve any widespread support in the more highly politicised parts of the country. We sympathise with that point of view »158.’

De plus, avec un degré de réalisme très certainement imputable à l’échec de 1979, le rapport formulait les réserves suivantes :

‘« A political party implicitly recognises the authority of the constitutional structures that exist and within which it works. As our aim is radically to change if not to destroy those structures, by acting as a traditional political party, we partly compromise our position from the outset. If, by gaining control of local authorities and forcing concessions at parliamentary level, we get the present system to work more in harmony with the needs of Wales and its local communities, we are in effect strengthening the system of government that we seek to replace. Our very success, therefore, can easily lead to negative long-term results »159.’

Le rapport n’offrait donc pas de véritable solution mais exposait avec beaucoup de réalisme la position du parti nationaliste gallois en Grande-Bretagne et l’ambiguïté de ses rapports à la dévolution. A défaut de transformer le parti, le rapport de la commission interne le mit sur la voie de changements stratégiques malgré l’accueil hostile qu’il reçut initialement. Finalement, ce ne fut pas tant le fruit de son introspection et des retombées du rapport de sa commission interne que le contexte politique britannique et gallois avant et après la mise en place de la dévolution au pays de Galles en 1997 qui permit à Plaid Cymru de trouver ses marques vis-à-vis de la question constitutionnelle, comme nous le verrons en détail plus loin.

En Ecosse, le SNP s’était trouvé dans une situation similaire après 1979 et le parti connut à son tour une lutte entre factions idéologiques rivales. Ainsi, tandis que les fondamentalistes revendiquaient une position ouvertement séparatiste pour le parti, une prise de distances par rapport à Westminster et l’abandon complet d’idées dévolutionnistes, les gradualistes critiquaient le manque d’engagement du SNP pendant la campagne. Les fondamentalistes parvinrent à faire rétablir, dès le congrès de septembre 1979, le credo de « l’indépendance et rien de moins » (Independence and nothing less) et à obtenir un remaniement des instances dirigeantes du parti avec l’élection de Gordon Wilson à leur tête.

Dans ce climat extrêmement tendu, une nouvelle faction vit le jour, dite « Groupe 79 » (79 Group) mais initialement intitulée Interim Committee for Political Discussion, qui prônait une réorientation à gauche du parti et dont les trois priorités principales, définies dans son meeting inaugural d’août 1979, étaient l’indépendance, le socialisme et le républicanisme. Ce nouveau groupe était, par ailleurs, favorable aux recours à l’action directe dans le cas de fermetures d’usines, par exemple. Malgré l’opposition des fondamentalistes, le Groupe 79 gagnait du terrain au sein du SNP, notamment grâce à l’influence de Jim Sillars, fondateur du Scottish Labour Party, qui avait rejoint le SNP en 1980. Le Groupe 79 parvint ainsi à faire adopter trois de ses résolutions par le parti lors de son congrès annuel d’Aberdeen en 1981, à savoir la neutralité armée de l’Ecosse et son retrait de l’OTAN en cas d’indépendance, la démocratisation du service public écossais et l’organisation d’une grande campagne de désobéissance civile pour protester contre la montée du chômage en Ecosse. En réalité, l’adoption de ces résolutions dépendait moins de l’influence exercée par le Groupe 79 que du contexte politique de l’époque ou de précédents au sein du SNP sur de tels sujets. Paradoxalement, cette victoire pour le Groupe 79 signifia également sa fin : la débâcle de la campagne de désobéissance civile et l’arrestation de six membres du Groupe 79 après qu’ils aient tenté de s’introduire à la Royal High School d’Edimbourg pour y lire une déclaration (unique action, qui plus est avortée, de la campagne) mena à la dissolution du groupe et à l’affaiblissement de la position gradualiste au sein du SNP. Sept de ses membres furent exclus, parmi lesquels Alex Salmond et Margo MacDonald qui reviendront par la suite en position de force, et de nombreux sympathisants du groupe quittèrent le parti pour rejoindre parfois le parti travailliste. Le SNP se retrouva dans une position telle à la veille des élections législatives de 1983 que 32 des 72 circonscriptions électorales écossaises n’avaient toujours pas trouvé de candidat SNP. Les résultats des élections de 1983 reflètent, par ailleurs, les querelles internes et le manque de cohérence du message nationaliste de cette époque puisque le vote SNP chuta alors à 11,8% des suffrages seulement.

Avec deux députés seulement au Parlement et une baisse considérable du vote SNP, la position radicale de « l’indépendance et rien de moins » paraissait particulièrement mal adaptée et Gordon Wilson, dans un effort pour ramener le parti à une position plus modérée, tenta de réconcilier fondamentalistes et gradualistes autour d’un projet de Convention constitutionnelle. Cette Convention, d’abord rejetée par le congrès du parti en 1983 avant d’être acceptée in extremis l’année suivante, créerait un terrain d’entente entre fondamentalistes et gradualistes en permettant au SNP de faire campagne pour l’indépendance, sans pour autant rejeter l’idée de la dévolution. Il s’agissait donc de montrer un front uni pour une forme d’autonomie, quelle qu’elle soit. Gordon Wilson soumit même, en mars 1980, un projet de loi au Parlement pour la mise en place d’une Convention constitutionnelle élue au suffrage universel (Government of Scotland Bill) mais celle-ci fut rejetée. Toutefois, avec l’aide de membres influents du parti, tels que Jim Sillars, Gordon Wilson réussit à convaincre le reste du SNP et une résolution fut adoptée par le congrès du parti de 1984 pour la mise en place d’une Convention élue. Cela allait dans le sens de l’opinion publique écossaise puisqu’un sondage MORI du 6 mars 1981 révélait que 70% des Ecossais déclaraient qu’ils voteraient pour le Scotland Act dans un référendum si c’était à refaire160. Paradoxalement, bien qu’il ait été élu dirigeant du parti nationaliste sur une plate-forme fondamentaliste, Gordon Wilson fut le principal architecte d’un consensus au sein du SNP et du glissement du parti vers une position plus gradualiste. Il parvint même, avec l’aide précieuse de Winnie Ewing, seul membre du SNP élu au Parlement Européen, Jim Sillars, et Alex Salmond, à faire adopter une résolution qui lui tenait particulièrement à cœur, à savoir un engagement clair en faveur de l’adhésion à la CEE. Or, nous verrons que la recherche d’un consensus à l’intérieur du parti et le développement d’un message nationaliste clair fut une étape essentielle dans le développement du parti, dont les fortunes électorales seront grandement favorisées par les circonstances politiques des années 1980 et 1990.

Notes
157.

Great Britain House of Commons. Hansard. 28 mars 1979, Série 5, vol. 965, col. 471 « des dindes demandant qu’on avance la date de Noël »

158.

Plaid Cymru, Commission of Inquiry Report , Plaid Cymru, 1981. « Ceux qui disent qu’une approche pragmatique est inadéquate maintiennent que le parti ne peut jamais avoir d’image clairement identifiable et projetable jusqu’à ce que ses politiques soient plus fermement ancrées dans la théorie socio-économique et qu’un tel développement est essentiel si nous devons bénéficier d’un soutien politique important dans les parties les plus politisées du pays. Nous sommes d’accord avec ce point de vue ».

159.

Ibid. « Un parti politique reconnaît implicitement l’autorité des structures constitutionnelles existantes au sein desquelles il travaille. Puisque notre objectif est de changer radicalement, voire de détruire, ces structures, en agissant comme un parti politique traditionnel, nous compromettons en partie notre position dès le départ. Si, en gagnant le contrôle des collectivités locales et en obtenant des concessions au niveau parlementaire, nous parvenons à faire fonctionner le système actuel en harmonie avec les besoins du pays de Galles et de ses communautés locales, nous renforçons en fait le système de gouvernement que nous cherchons à remplacer. Notre succès, dès lors, peut aisément mener à des conséquences négatives ».

160.

The Scotsman , 6 mars 1981, www.thescotsman.co.uk