2 – La question anglaise : un numéro d’équilibriste

A – La représentation avantageuse de l’Ecosse à Westminster

L’aspect asymétrique des arrangements constitutionnels introduits en 1999 avec la mise en œuvre des projets travaillistes de dévolution n’est pas un élément inconnu de la politique britannique car l’Etat britannique a depuis longtemps usé d’arrangements à géométrie variable. Ce fut notamment le cas avec la représentation inégale des députés à la Chambre des Communes. En effet, l’Ecosse et le pays de Galles ont longtemps joui d’une surreprésentation de leur population au Parlement. Or, la création d’arènes politiques distinctes en Ecosse et au pays de Galles ne devait-elle pas remettre en cause ce privilège ? C’est la question que se sont posés de nombreux observateurs politiques britanniques à la veille de la création des nouvelles institutions. Certains soulevèrent alors le spectre d’un retour de bâton anglais, et donnèrent voix au mécontentement de certaines régions anglaises, souvent proches à la fois géographiquement et économiquement de l’Ecosse. Si la surreprésentation du pays de Galles n’était pas remise en cause en raison de l’étendue limitée des pouvoirs de sa nouvelle Assemblée, l’Ecosse était, quant à elle, dans la ligne de mire des partisans d’une réévaluation plus égalitaire de la représentation politique à Westminster. Pourtant, la représentation de l’Ecosse à Westminster demeura identique à ce qu’elle avait été avant 1999 pendant toute la durée des deux premiers mandats de Tony Blair, un avantage considérable pour le parti travailliste dont sont issus la majorité des députés écossais. Nous verrons que la présence des députés écossais reste néanmoins controversée, même après la réduction de leur nombre en 2005.

Paradoxalement, la création du Parlement écossais n’a pas entraîné de bouleversement immédiat du système de représentation écossaise à Westminster. Outre la présence continue de soixante-douze députés écossais à Westminster jusqu’en 2005, l’Ecosse conservait plusieurs commissions parlementaires au Parlement dont certaines sont toujours existantes. Ainsi, le Scottish Affairs Committee n’a cessé d’enquêter, comme le veut ses fonctions, sur l’administration et la politique menée par le Scotland Office et le secrétaire d’Etat pour l’Ecosse, dont l’étendue des pouvoirs a pourtant indéniablement diminué. D’autre part, le maintien de la « Grande commission écossaise » (Scottish Grand Committee) à la Chambre des Communes peut paraître d’autant plus surprenant qu’elle constituait avant la création du Parlement écossais l’unique arène politique écossaise. La Grande commission écossaise rassemblait en effet l’ensemble des députés écossais de Westminster et servait à l’examen des propositions de loi relatives à l’Ecosse. Ses fonctions étant désormais dévolues à Holyrood son existence continue peut alors paraître injustifiée. Bien que sa suppression à l’entrée en fonction du Parlement écossais ait été recommandée par la commission des procédures aux Communes (Procedure Select Committee) dans son rapport du 19 mai 1998, le gouvernement s’y opposa fermement. La Grande commission écossaise devait permettre aux députés de continuer de débattre des propositions de loi pouvant avoir un impact en Ecosse. La Grande commission poursuivit par conséquent son travail après 1999 et elle se réunit quatre fois entre 1999 et 2000, une fois seulement entre 2000 et 2001, cinq fois entre 2001 et 2002 et trois fois entre 2002 et 2003. Sa dernière réunion eut lieu le 13 novembre 2003 et elle ne s’est pas rassemblée depuis. Le fonctionnement désormais bien huilé du nouveau Parlement écossais la rend sans doute superflue.

Or, d’aucuns au sein de la chambre des Communes n’ont pas caché qu’ils considéraient la présence continue de soixante-douze députés écossais tout aussi problématique. En effet, le quotient entre nombre de députés et nombre d’électeurs était bien supérieur à la moyenne britannique car les circonscriptions écossaises représentaient 55 000 électeurs environ tandis que les circonscriptions britanniques dénombraient une moyenne de 77 000 électeurs. En appliquant le quotient britannique à l’Ecosse, on trouve que celle-ci n’aurait dû obtenir que cinquante-huit députés. L’Ecosse disposait en effet de 11% des sièges de la Chambre des Communes alors qu’elle ne représentait que 8,6% de la population (selon le dernier recensement de 2001). Le pays de Galles dispose quant à lui de quarante sièges, soit 6,2% des sièges, et représente 4,9% de la population britannique.

La surreprésentation écossaise ne constitue pas pour autant une compensation accordée à l’Ecosse lors de l’Union de 1707 pour la perte de ses propres institutions politiques comme on pourrait le croire. Nous avons souligné plus haut que l’Ecosse choisit de préserver son système légal, son système éducatif et son Eglise presbytérienne lors de l’Union de 1707 et l’Acte d’Union ne mentionne l’octroi que de quarante-cinq sièges (sur cinq cent cinquante-huit à l’époque, soit huit pour cent des sièges). Au contraire, l’Ecosse était alors sous-représentée, et ce jusqu’en 1885, car elle représentait alors quinze pour cent de la population. L’Acte d’Union fait en effet état de trente représentants des comtés, quatorze représentants des bourgs et un représentant de la ville d’Edimbourg. Il ne s’agissait pas d’un découpage basé sur la population puisque la majorité de celle-ci ne jouissait pas encore du droit de vote et qu’une telle idée n’était alors pas à l’ordre du jour.

La représentation écossaise aux Communes a connu sa première augmentation en 1832 avec cinquante-trois députés, et elle n’a cessé d’augmenter dès lors pour atteindre un record de soixante-quatorze députés en 1918, puis soixante et onze en 1950 avant de se stabiliser à soixante-douze députés entre 1983 et 2005. Il apparaît en outre que ces fluctuations aient été entièrement indépendantes de celles du total des sièges, des oscillations démographiques ou encore des évènements politiques230. La surreprésentation écossaise depuis 1922 peut donc être entièrement attribuée à l’habileté des secrétaires d’Etat écossais à défendre les intérêts de l’Ecosse. Elle n’en constitue pas moins une inégalité après la création de son propre Parlement.

Le livre blanc de 1997 avait dès lors explicitement indiqué que le gouvernement travailliste prévoyait une refonte du découpage électoral. Si le nombre de députés écossais était alors calculé sur la base de la moyenne britannique, cela signifiait une perte de quatorze sièges. Néanmoins, l’Ecosse pouvait espérer un redécoupage plus favorable car le livre blanc précisait également que les considérations géographiques seraient prises en compte. Or, de vastes étendues du territoire écossais sont quasi-désertiques. L’article 86 du Scotland Act de 1998 amenda dès lors le Parliamentary Constituencies Act de 1986 de manière à supprimer la règle selon laquelle l’Ecosse devait jouir de l’existence de soixante-douze circonscriptions électorales et précisa de plus que les nouvelles circonscriptions devraient être basées sur la moyenne britannique. Le Royaume-Uni compte quatre commissions indépendantes, une pour chaque nation, chargées de conduire de nouvelles enquêtes pour effectuer un éventuel redécoupage électoral tous les huit ou douze ans en vertu du Parliamentary Constituencies Act. Or, le dernier rapport de la commission écossaise (Boundary Commission for Scotland) datait de 1994. Le gouvernement travailliste eut par conséquent la chance de profiter de la présence de soixante-douze députés pendant ses deux premiers mandats. Finalement, le rapport de décembre 2004 de la Boundary Commission for Scotland recommanda le découpage électoral de l’Ecosse en cinquante-huit circonscriptions comprenant près de soixante-dix mille électeurs chacune, à l’exception des îles (les Shetland, les Orcades et l’ancienne circonscription des Western Isles désormais rebaptisée Na h-Eileanan An Iar) ainsi que des circonscriptions des Hautes-Terres, compte tenu de l’isolement géographique. L’Ecosse est donc désormais représentée à Westminster de façon à peu près proportionnelle à son taux de population car elle détient 9% des sièges aux Communes avec 8,6% de la population britannique.

Si la réduction du nombre de députés écossais à Westminster ne connut que peu d’opposition, sa contrepartie fut néanmoins controversée. En effet, la réduction du nombre de sièges écossais, étant basée sur un redécoupage des circonscriptions électorales, devait entraîner de facto une réduction proportionnelle du nombre de députés au Parlement d’Edimbourg. Les soixante-treize sièges de circonscription au Parlement écossais correspondent aux soixante-douze sièges de circonscription de Westminster, excepté dans le cas des îles Orcades et Shetland scindées en deux circonscriptions. Un redécoupage des circonscriptions électorales en cinquante-huit circonscriptions pour les élections législatives signifierait également une réduction du nombre de députés au Parlement écossais. En outre, l’annexe 1 du Scotland Act de 1998 stipule que le nombre de sièges régionaux au Parlement écossais doit toujours rester proportionnel au nombre de sièges de circonscription dans la proportion de cinquante-six contre soixante-treize. Cela signifierait que dans le cas d’un redécoupage des circonscriptions électorales, le Parlement ne disposerait plus que de cinquante-neuf sièges de circonscription et quarante-cinq sièges régionaux, soit cent quatre sièges seulement au lieu de cent vingt-neuf.

C’est là que le bât blesse : la majorité des députés écossais, excepté parmi les rangs conservateurs, sont fermement opposés à une réduction de leur nombre au Parlement écossais. Cette réduction avait été l’objet de vifs échanges entre les députés travaillistes écossais et les instances dirigeantes du parti travailliste avant même la publication du livre blanc. Ces dernières étaient de l’avis que le maintien du même découpage électoral pour les élections législatives britannique et écossaise éviterait que les électeurs ne soient induits en erreur. Elles adoptèrent donc ce principe dans le livre blanc de 1997, affirmant que « l’intégrité du Royaume-Uni en serait renforcée »231. Paradoxalement, cette proposition se heurta immédiatement à une levée de boucliers en Ecosse. Le libéral-démocrate Lord Steel of Aikwood ne manqua pas de rappeler au gouvernement travailliste, lors d’une intervention à la Chambre des Lords le 8 juillet 1998, que le nombre de députés écossais avait été fixé par la Convention constitutionnelle écossaise après une période de négociations impliquant les libéraux-démocrates, les représentants de la société civile écossaise et les travaillistes eux-mêmes. Le choix de cent vingt-neuf députés était donc le fruit d’un consensus auquel ils avaient participé sans s’exprimer à l’époque sur une éventuelle réduction du nombre de députés écossais aux Communes. Lord Steel mit alors les travaillistes en garde contre une décision risquant de mettre en péril l’avenir des institutions autonomes. La Chambre des Lords adopta par la suite plusieurs amendements visant au maintien des cent vingt-neuf sièges du Parlement écossais mais tous furent rejetés aux Communes, le 11 novembre 1998, où le gouvernement jouissait d’une forte majorité et profita alors du vote des conservateurs.

Toutefois l’expérience acquise lors des premières années de fonctionnement du Parlement modifièrent la teneur du débat. Nous avons pu noter précédemment que le fonctionnement du Parlement repose en grande partie sur le travail des commissions parlementaires. Or, l’un des enseignements tiré des premières années du Parlement consistait en une prise de conscience des difficultés à remplir les commissions parlementaires en raison d’un nombre de députés déjà trop réduit. Contrairement aux députés des Communes où tous ne sont pas membres de commissions parlementaires, les députés du Parlement écossais devaient presque tous prendre part à deux commissions, voire trois à six dans certains cas, et croulaient sous une charge de travail importante. Pour les parlementaires écossais, il ne faisait donc plus de doute que la réduction du nombre de députés au Parlement écossais mettrait en péril son fonctionnement et menacerait le système de commissions parlementaires qui, comme nous l’avons vu, est essentiel au fonctionnement du Parlement.

Helen Liddell, alors Scottish Secretary, prit l’initiative d’organiser une consultation des associations et des partis politiques écossais et britanniques entre décembre 2001 et mars 2002. Tous devaient répondre à trois questions : l’une sur les conséquences de la réduction des députés écossais de Holyrood sur le fonctionnement du Parlement, des commissions parlementaires, de la charge de travail des députés et les services fournis à leurs électeurs ; la seconde sur l’impact potentiel de la création de circonscriptions électorales différentes pour les élections législatives écossaise et britannique ; et la dernière sur les procédures à suivre afin d’assurer des élections démocratiques dans le cadre de découpages électoraux différents. Le rapport de la consultation fut présenté aux Communes le 18 décembre 2002232. Deux arguments principaux émergeaient de la consultation : le premier soulignait la nécessité d’assurer une certaine stabilité au Parlement en conservant le même nombre de députés afin de préserver le système des commissions parlementaires et la proportionnalité du système électoral. Une réduction du nombre de députés risquerait d’affecter négativement l’examen approfondi des propositions de loi en commission ou la capacité de l’Exécutif de mener des enquêtes et d’initier des projets de loi. Elle risquerait en outre de déstabiliser le Parlement dans ses premières années de fonctionnement et l’écarterait du projet originel. Le second reconnaissait les difficultés que pourraient entraîner un découpage électoral différent pour les élections législatives écossaise et britannique et les possibilités de confusion chez les électeurs. Le rapport fut ensuite soumis à la Boundary Commission, responsable de l’arbitrage.

Cette consultation ne suffit cependant pas à calmer les esprits au nord du mur d’Hadrien et la colère continuait de gronder au Parlement écossais. Pour la plus grande surprise des instances dirigeantes du parti travailliste à Londres, le chef de l’Exécutif écossais, Jack McConnell, se déclara fermement contre la réduction du nombre de sièges au Parlement le 27 février 2002, s’attirant les sympathies de la majorité des députés écossais. Il exclut en outre la possibilité d’en débattre au moins jusqu’aux élections législatives de 2007 car le Parlement avait selon lui besoin de stabilité pendant les prochaines années. Le 27 mars, l’Exécutif introduisit donc une motion parlementaire à cet effet par l’intermédiaire de Patricia Ferguson, ministre des Affaires parlementaires. La motion S1M-2940 fut débattue en séance plénière et acceptée par cent voix contre dix-huit. Seuls les conservateurs s’y opposèrent. Il s’agissait là d’un exemple sans équivoque de l’émancipation du groupe travailliste au Parlement écossais vis-à-vis du parti travailliste britannique à Westminster. Ce bras de fer se conclut finalement à l’été 2003 lorsque le gouvernement travailliste accepta d’amender le Scotland Act de façon à maintenir le nombre de députés écossais au Parlement de Holyrood malgré la réduction du nombre de députés écossais à Westminster. Ce fut chose faite un an plus tard avec le Scottish Parliament (Constituencies) Act de 2004, qui reçut le sceau royal le 22 juillet 2004.

L’Ecosse devait désormais avoir quatre scrutins différents (le scrutin uninominal à un tour pour les élections législatives britanniques et les élections locales, et deux modes de scrutin proportionnels différents pour les élections européennes et les législatives écossaises, dont le découpage électoral était différent de celui des législatives britanniques). Une commission d’enquête dirigée par Lord Arbuthnott sur les conséquences de ce système fut donc nommée en juillet (Arbuthnott Commission on Boundary Differences and Voting Systems). Elle rendit son rapport en janvier 2006 et fit plusieurs recommandations parmi lesquelles une révision du scrutin à membre additionné afin que les électeurs puissent choisir parmi les candidats d’une même liste, voire l’adoption du scrutin uninominal préférentiel avec report de voix (Single Transferable Vote) depuis longtemps défendu par les libéraux-démocrates. Il devrait en outre être appliqué pour les élections européennes. Le découpage électoral devrait ensuite être basé sur le découpage des collectivités locales (local government council) dans la mesure du possible. Enfin, les élections législatives écossaises et les élections locales devraient être organisées des jours différents et les électeurs informés des différences entre les scrutins. Aucune de ces recommandations ne devait être mise en œuvre avant les élections législatives écossaises de 2007 et la Scotland Boundary Commission a débuté son enquête le 3 juillet 2007. Les députés écossais ont donc réussi le pari d’obtenir le maintien de cent vingt-neuf députés à Holyrood malgré les réticences du gouvernement travailliste.

Dans une intervention auprès des parlementaires de la commission de liaison à Westminster le 8 juillet 2003233, Tony Blair admit que la dévolution pourrait avoir des répercussions importantes sur le parti travailliste. Il ajouta:

‘« In the end we could have reduced from 129 but there was a very strong feeling in the Scottish Parliament not to do so and I took the view that it would be wrong in circumstances where there was a pretty unanimous view in Scottish Parliament to keep the numbers »234.’

Cet épisode est donc particulièrement révélateur des transformations subies par le parti travailliste et le paysage politique écossais depuis la création du Parlement. La création d’une arène politique propre à l’Ecosse rend en effet plus ténu le lien entre branches d’un même parti politique car la branche écossaise s’occupe aujourd’hui pleinement des affaires écossaises au détriment parfois de son pendant britannique, dont les priorités sont autres. Nous verrons par ailleurs que le pays de Galles connaît le même phénomène. Notons en outre que la vieille garde travailliste écossaise, plus proche de Westminster de par son expérience, laisse place petit à petit à une nouvelle génération de députés dont l’expérience se limite souvent à l’Ecosse. Depuis les élections législatives écossaises de 2007, Alex Salmond est le seul député à siéger conjointement aux Parlements de Holyrood et Westminster. L’émancipation des députés écossais vis-à-vis des instances dirigeantes britanniques de leurs partis respectifs devrait par conséquent croître rapidement. En outre, nous verrons que la présence même réduite des députés écossais à Westminster demeure controversée depuis la création du Parlement écossais et aiguise les tensions entre parties constituantes du Royaume-Uni.

Notes
230.

Iain MacLean, Are Scotland and Wales Over-represented in the House of Commons ?, Political Quarterly, vol. 44, numéro 6, Blackwell Publishing, 1995, p.250-268

231.

Scottish Office, Scotland’s Parliament , op. cit. article 8.7, p. 28 « The integrity of the UK will be strenghtned by common UK and Scottish Parliament boundaries »

232.

Great Britain House of Commons. Hansard. 18 décembre 2002, vol. 396, col. 859-860 http://www.publications.parliament.uk/pa/cm/cmhansrd.htm

233.

Jason Beattie, PM admits devolution could hurt Labour , The Scotsman , 9 juillet 2003.

234.

Ibid. « Nous aurions pu réduire le nombre des 129 députés mais les membres du Parlement écossais y étaient majoritairement défavorables alors j’ai jugé qu’il ne serait pas bon de le faire dans ces circonstances »