II – La pratique de la dévolution : apprentissage difficile pour le centre

1 – Les réflexes centralisateurs du New Labour

Loin d’être lui-même convaincu par les projets de dévolution qu’il hérita de John Smith à son accession à la tête du parti travailliste en 1994, Tony Blair dut apprendre à s’en accommoder et même à en faire la vitrine de son idéologie politique. En greffant la modernisation de la constitution britannique sur la modernisation du parti travailliste, Blair put illustrer les différences entre le nouveau travaillisme (« New Labour ») et le travaillisme traditionnel (« Old Labour »), marqué par l’échec des référendums de 1979 et dont l’idéologie socialiste plutôt centralisatrice s’accommodait mal des questions nationales ainsi que nous l’avons souligné plus haut. Il put également se démarquer du parti conservateur, apparaissant rétrograde par contraste mais dont le programme avait de nombreux points communs avec celui du nouveau parti travailliste. Notons également que de façon plus pratique, Blair ne pouvait ignorer que les partis nationalistes écossais et gallois (principaux rivaux politiques des travaillistes en Ecosse et au pays de Galles) pourraient continuer d’inquiéter son parti aux élections si rien n’était fait pour désamorcer les mouvements nationalistes de ces deux nations. Enfin, l’adoption d’un programme de réformes constitutionnelles par les nouveaux travaillistes est également le fruit d’une réaction opportuniste à la façon dont les gouvernements conservateurs ont utilisé l’appareil étatique dans les années 1980. De nombreux Britanniques étaient en effet mécontents de la centralisation des pouvoirs par les gouvernements conservateurs successifs depuis 1979 et du développement des organisations quasi-gouvernementales. Les réformes constitutionnelles proposées par les travaillistes devaient dès lors rencontrer un vif succès.

La dévolution était donc avantageuse à plus d’un titre pour un parti déterminé à gagner les élections législatives et soucieux de se débarrasser d’une image teintée d’immobilisme, de querelles internes et de mauvaise gestion économique (« tax and spend ») pour adopter une « troisième voie » idéalement située en dehors des clivages politiques habituels gauche-droite, prônant à la fois une politique économique néo-libérale mettant l’accent sur la flexibilité du marché, la décentralisation, l’emploi et la compétitivité et des valeurs basées sur la justice, les droits et les libertés individuelles. Une politique que Tony Blair décrivait de la façon suivante :

‘« a new way, a third way, between unbridled individualism and laissez-faire on the one hand, and old-style government intervention, the corporatism of 1960s social democracy, on the other »256.’

Une telle flexibilité idéologique lui permit de créer une machine électorale bien huilée s’adaptant plus aux idées de l’électorat telles qu’elles s’exprimaient à travers des sondages d’opinion qu’elle ne lui demandait de s’adapter aux siennes257. Plutôt que de mobiliser son électorat traditionnel, le nouveau parti travailliste s’attacha donc à séduire les électeurs non-travaillistes parmi les rangs croissants des classes moyennes, dits « Middle England », ceux-là même qui avaient permis à Margaret Thatcher d’accéder au pouvoir. Les rangs des électeurs travaillistes étaient trop minces pour assurer une victoire travailliste mais ces derniers partageaient suffisamment de valeurs avec les électeurs de Middle England pour rester fidèles au parti, d’autant plus qu’ils vivaient souvent concentrés dans des circonscriptions électorales traditionnellement travaillistes dans lesquelles New Labour ne craignait aucune concurrence.

Le nouveau parti travailliste se repositionna non seulement au centre-droit de l’échiquier politique mais il abandonna aussi toute politique qui risquerait d’effrayer l’électorat qu’il cherchait à séduire, telles que les hausses d’impôt sur le revenu, les nationalisations ou le renforcement des syndicats, et durcit ses positions sur la criminalité et l’immigration. Pour rompre définitivement avec le passé dans l’esprit de l’électorat britannique, le nouveau parti travailliste voulut se réinventer de façon théâtrale en abrogeant la clause 4 de sa constitution relative aux nationalisations.

Enfin, la course au pouvoir des nouveaux travaillistes signifia également de profondes réformes au sein du parti, introduites sous la bannière de la « modernisation », impliquant souvent sa centralisation aux dépens des sections travaillistes locales. Par conséquent, le parti travailliste concentra ses efforts dans des circonscriptions où il n’était pas bien implanté avec des campagnes électorales locales très ciblées, au détriment de circonscriptions traditionnellement fidèles. Les dirigeants du parti durent également exercer un droit de regard important sur la sélection des candidats de crainte qu’un candidat trop à gauche au goût du parti ne soit sélectionné et n’embarrasse celui-ci. Les relations avec la presse et avec le public ainsi que la campagne électorale furent largement dominées par des équipes de professionnels chargées de mesurer l’opinion de l’électorat et de contrôler à la fois l’image et le message délivrés par le nouveau parti travailliste.

Tout en invitant le nouveau parti travailliste à s’étendre au-delà de ses bastions et de ses sympathisants traditionnels en relocalisant le parti sur l’échiquier politique, en développant des relations avec le monde des affaires ou avec des magnats de la presse autrefois hostiles aux travaillistes (tels que Rupert Murdoch, par exemple, propriétaire du Sun et autres médias), et en considérant de possibles rapprochements avec les libéraux-démocrates, Tony Blair et ses proches conseillers dirigeaient en fait le parti vers un mode de fonctionnement plus centralisateur. Or, il ne s’agit pas là d’un paradoxe unique puisque ce dernier ne va pas sans rappeler le contraste surprenant entre la mise en place de la dévolution en Ecosse et au pays de Galles et l’approche très centralisatrice du gouvernement sous Tony Blair. Nous verrons en outre que les nouvelles institutions écossaise et galloise connaîtront quelques bras de fer avec le centre lors de leurs premières années d’existence et chercheront à s’en affranchir de manière croissante.

Plus précisément, les paradoxes du programme de réformes constitutionnelles mené par le nouveau parti travailliste apparaissent symptomatiques de sa propre conception du gouvernement britannique basée exclusivement sur le modèle de Westminster. Dans ce contexte, la dévolution se grefferait sur la constitution déjà existante plutôt qu’elle ne la transformerait, comme l’illustrent les nombreux garde-fous que nous avons évoqués précédemment, imposés par les instances dirigeantes du parti travailliste lors de l’introduction de ses projets de dévolution. Le nouveau parti travailliste voulait donc décentraliser et redistribuer le pouvoir tout en retenant, voire même en renforçant, le contrôle du gouvernement central. En fait, selon Dennis Kavanagh:

‘« Blair has provided a schizoid response to the politics of the 1980s – constitutional reform as a reaction to Thatcher’s elective dictatorship, and a stronger centre in the party and government as a reaction to Labour’s internal divisions »258.’

En effet, tout en s’étant engagé à mettre en place la dévolution au Royaume-Uni, Blair et ses conseillers (dont le nombre augmenta de façon significative par rapport aux gouvernements précédents, indiquant par là la volonté d’un plus grand contrôle central) étaient déterminés à renverser les forces centrifuges au sein du parti et les divisions institutionnelles au sein de l’Etat central. Ils décidèrent donc de réformer le gouvernement suivant une notion de « joined-up government », faisant écho à une conception très unitaire de l’Etat. Tout en défendant l’idée de la dévolution, Blair affirmait paradoxalement en mars 1997 :

‘« people have to know that we will run from the centre and govern from the centre »259.’

La première année du gouvernement Blair vit donc la mise en place et l’utilisation de nombreux comités ad hoc (taskforces) chargés de dossiers spécifiques et de divers organismes assurant l’harmonisation et la mise en application de sa politique, telles que la Strategic Communications Unit, chargée de l’harmonisation des initiatives de relations publiques des membres du Cabinet ministériel ; une Prime Minister’s Policy Unit renforcée ; ou encore la création d’un poste ministériel sans portefeuille spécifique mais dont la tâche principale est d’assurer la coordination de la politique gouvernementale (d’abord attribué à Peter Mandelson, ce poste fusionna avec celui de Chancellor for the Duchy of Lancaster lors du remaniement ministériel de 1998 et prit le titre de Minister for the Cabinet). Puis, en 1998, le Cabinet Office fut renforcé par la création de nouvelles « unités » de gouvernement avec, notamment, la création de la Performance and Innovation Unit, chargée de travailler directement sous les ordres du Premier ministre, d’assurer la mise en œuvre des politiques du gouvernement, d’évaluer leur efficacité et de proposer des changements éventuels.

Ces mesures sont révélatrices d’un certain dédain vis-à-vis du fonctionnement traditionnel du Cabinet ministériel que Blair utilisa parcimonieusement (les réunions ne duraient jamais plus d’une heure et ses membres préféraient aborder les sujets traités de manière informelle plutôt que de suivre un ordre du jour formel comme par le passé), préférant travailler en réunions bi-latérales avec les membres individuels du Cabinet ministériel. De même, bien que le système de comités du Cabinet ministériel soit resté en place, il a très peu servi sous les gouvernements Blair. Enfin, notons également un déclin significatif de la participation du Premier ministre aux débats de la Chambre des Communes (bien que cette tendance s’inscrive dans un schéma plus général tout au long du XXe siècle), puisque celui-ci a moins participé aux activités de la Chambre des Communes que ses prédécesseurs et qu’il a réduit les séances dédiées aux questions qui lui sont adressées (Prime Minister’s Question Time) à une séance hebdomadaire de trente minutes plutôt que deux de quinze minutes, limitant par ce biais ses contacts avec les députés et ses possibilités d’évaluer l’atmosphère régnant au sein de la Chambre des Communes.

Notons enfin l’importance accordée au ministère de l’économie et des finances (Treasury), dont le Chancelier de l’Échiquier, Gordon Brown, a fait figure de bras droit du Premier ministre. Les réunions informelles entre les deux hommes étant si fréquentes et déterminantes quant à la politique suivie par le gouvernement que celui-ci fut bientôt qualifié par les médias de « dual-premiership ». Gordon Brown, au ministère de l’économie et des finances, a joui d’une influence considérable sur la politique du gouvernement. En effet, chaque département gouvernemental doit régulièrement faire un rapport de ses dépenses que le ministère de l’économie et des finances utilise pour ses allocations budgétaires aux domaines de la santé, de l’éducation ou encore des affaires sociales, par exemple. Dès lors, le ministère de l’économie et des finances peut avoir un impact direct sur la politique sociale du gouvernement, par exemple.

En conclusion, le gouvernement Blair, souhaitant résoudre les problèmes inhérents de coordination du gouvernement britannique en centralisant les décisions stratégiques du gouvernement avant de les imposer aux divers départements dont la fonction principale est devenue celle de leur mise en pratique, a préféré créer une batterie d’organismes gouvernementaux (taskforces and Units) chargés d’étudier des questions inter-départementales plutôt que d’utiliser les comités du Cabinet ministériel existants. Paradoxalement, tout en voulant renforcer l’Etat britannique selon un modèle unitaire basé sur le principe de la souveraineté parlementaire, le gouvernement travailliste l’a divisé plus encore en créant de nouvelles institutions. Cela renvoie aux contradictions inhérentes au parti travailliste entre sa conception de l’Etat britannique et les réformes constitutionnelles qu’il a décidé d’entreprendre pour des raisons plus pragmatiques qu’idéologiques. Nous verrons par la suite que ces contradictions ne manqueront pas d’émerger lors de la mise en oeuvre du programme de réformes constitutionnelles du gouvernement travailliste de Tony Blair et de créer des tensions importantes. Nous verrons ainsi que les relations de pouvoir au sein du parti travailliste évolueront différemment dans le cadre de la dévolution, comme l’illustre par exemple la motion de confiance contre Alun Michael au pays de Galles en 2000, et que les divergences politiques des nouvelles institutions produiront sans doute des conséquences inattendues pour l’avenir de l’Etat britannique, peut-être même contraires aux souhaits originels du parti travailliste.

Notes
256.

Discours de Tony Blair, A Modern Britain in a Modern Europe , La Hague, 20 janvier 1998. « une nouvelle voie, une troisième voie, entre l’individualisme effréné et le laissez-faire d’une part, et l’interventionnisme des gouvernements traditionnels et le corporatisme de la démocratie sociale des années 1960 d’autre part ». http://www.number-10.gov.uk/output/Page1150.asp

257.

C’est ce que le chercheur Colin Hay appelle: « strategy of accomodation ». Cf Colin Hay, Anticipating Accommodations , Accommodating Anticipations : The Appeasement of Capital in the ‘Modernisation ’ of the British Labour Party 1987-1992 , Politics and Society, vol. 25 n˚2, juin 1997, pp. 234-256

258.

Dennis Kavanagh dans Anthony Seldon, The Blair Effect , Little, Brown and Co., London 2001, p. 8 « Blair a fourni une réponse schizophrène à la politique des années 1980 : la réforme constitutionnelle comme réaction à la dictature électorale de Thatcher et un centre renforcé au sein du parti et du gouvernement comme réaction aux divisions internes au parti travailliste »

259.

Peter Riddel dans Seldon, op. cit. p. 27 « Les gens doivent comprendre que nous dirigerons du centre et que nous gouvernerons du centre »