2 – L’Ecosse après mai 2007 : nation sans Etat ou Etat-nation ?

A – Le SNP au gouvernement écossais : une conception divergente de la politique

Après avoir milité pendant des années pour l’indépendance de l’Ecosse, le SNP parvint enfin à obtenir une victoire électorale longtemps convoitée lors des élections législatives de mai 2007. Le succès des nationalistes s’était pourtant joué dans un mouchoir de poche : avec un siège d’avance seulement sur les travaillistes, ils durent agir rapidement après l’annonce des résultats électoraux. Plusieurs cas de figure étaient possibles : une coalition entre le SNP, les Verts et les libéraux-démocrates, par exemple, ou encore une coalition improbable entre les travaillistes, les conservateurs et les Verts, et, plus inquiétante pour les nationalistes, une grande coalition unioniste comprenant les travaillistes, les conservateurs et les libéraux-démocrates. Le cas de figure le plus probable, à savoir le premier, ne put être mené à bien en raison de l’échec des négociations entre nationalistes et libéraux-démocrates. Le SNP dut compter sur le seul soutien des Verts (Scottish Green Party) et de ses deux sièges après avoir accepté ses conditions lors d’une réunion le 7 mai 2007. L’accord360 entre les nationalistes et les Verts engageait les deux partis à travailler de concert pour réduire les émanations de gaz à effet de serre et la production de déchêts polluants afin de réduire chaque année la pollution atmosphérique en Ecosse, pour s’opposer à la construction de nouvelles centrales nucléaires et pour soutenir la cause de l’indépendance de l’Ecosse et de l’augmentation des pouvoirs de son Parlement. Le SNP s’engageait en outre à consulter les Verts sur le programme législatif et le budget annuel, soutenir les motions des Verts au Parlement et nommer un député Vert à la tête d’une des commissions parlementaires spécialisées (Subject committees) du Parlement. Il s’agira de Patrick Harvie, nommé président de la commission chargée des transports, des infrastructures et du changement climatique en mai 2007.

Conformément à ses promesses, le nouveau First Minister écossais, Alex Salmond, réduisit l’équipe ministérielle du gouvernement écossais en ne nommant que six ministres de tutelle et dix ministres délégués. Nous citerons entre autres Nicola Sturgeon, numéro deux au gouvernement et ministre de la Santé (Deputy First Minister and Health and Wellbeing Cabinet Minister), John Swinney, ministre des Finances et du développement durable (Finance and Sustainable Growth Cabinet Secretary), Fiona Hyslop, ministre de l’Education et de la formation continue (Education and Lifelong Learning Cabinet Secretary), Kenny Macaskill, ministre de la Justice (Justice Cabinet Secretary) et Richard Lochhead, ministre des Affaires rurales et de l’environnement (Rural Affairs and Environment Cabinet Minister).

Les cent premiers jours du nouveau gouvernement nationaliste furent bien remplis et le nouveau gouvernement écossais put profiter d’une période dite « lune de miel » avec les médias. Pour le journal The Independent, les cent premiers jours du nouveau gouvernement « ont été une révélation » :

‘« He has used his minority government to impressive effect […] the canny Mr.Salmond is playing his hand perfectly »361.’

Selon le Scotsman, « [his first hundred days] brought both a blast of refreshment and a lot of surprise […] through the sense of energy and mission that the SNP has brought to an Executive that had come to look tired, mediocre and bereft of distinctiveness and purpose »362.

Le gouvernement d’Alex Salmond s’empressa en effet de poser les fondations de son programme et de renverser certaines des décisions controversées prises par son prédécesseur comme, par exemple, certaines fermetures de centres hospitaliers ou la décision d’autoriser la gestion privée de la prison de Bishopbriggs. Les nationalistes créèrent une commission d’examen sur le droit universel à l’accès aux soins pour les personnes âgées, abolirent les péages sur les ponts de la Forth et de la Tay, trouvèrent des fonds pour le maintien du campus de Crichton à Dumfries, créèrent un panel d’experts sur la déperdition énergétique des logements, annoncèrent la suppression du remboursement des frais universitaires que doivent payer les étudiants après qu’ils aient obtenu leur Licence (graduate endowment scheme) et des franchises sur les ordonnances médicales, ainsi que le remplacement de l’impôt pour les collectivités locales (council tax). En outre, ils annoncèrent leurs projets pour la majorité des mesures prônées dans leur manifeste électoral, comme la réduction du nombre d’élèves par classe, l’augmentation du budget et de la transparence dans le secteur de la santé ou encore l’augmentation des forces de police.

Alex Salmond dévoila son premier programme législatif le 5 septembre 2007 et onze projets de loi devraient être soumis au Parlement au cours de la première année de son mandat363. Les trois projets les plus chers au parti nationalistes seront sans conteste le Graduate Endowment (Abolition) (Scotland) Bill, permettant la prise en charge complète par le gouvernement écossais des frais universitaires des étudiants inscrits en Licence (pour les résidents écossais et européens uniquement), le Abolition of Tolled Bridges (Scotland) Bill, et le Local Healthcare (Scotland) Bill, permettant d’introduire des élections dans les structures d’administration des services de santé. Le SNP reprendra néanmoins certains des projets annoncés par son prédecesseur, à savoir le Interest on Debt and Damages (Scotland) Bill, afin de mettre en place un système plus juste pour le remboursement de dettes en Ecosse, le Judiciary (Scotland) Bill permettant de moderniser et assurer l’indépendance du système judiciaire, le Rape and Sexual Offences (Scotland) Bill, élargissant la définition de viol, et le Creative Scotland Bill afin de remplacer les Scottish Arts Council et Scottish Screen par un organisme unique, Creative Scotland. Si ce programme législatif fut qualifié de « léger » par de nombreux parlementaires ou commentateurs politiques, il s’agissait en fait pour le parti nationaliste de s’assurer que le programme proposé obtiendrait le soutien de l’opposition en raison de la mince majorité du groupe nationaliste au Parlement. Certains projets de loi concernant la justice criminelle ou la création d’un impôt local sur le revenu devraient être soumis à consultation avec d’autres partis avant leur introduction au Parlement.

Notons que la dimension constitutionnelle de l’idéologie du SNP est très présente dans le programme législatif du gouvernement écossais nationaliste car il diverge parfois fondamentalement des politiques britanniques du gouvernement travailliste. Les questions constitutionnelles, bien qu’elles n’aient jamais complètement disparu, ont naturellement repris le devant de la scène politique écossaise depuis l’élection d’un gouvernement nationaliste. Les tensions créées par les divergences politiques entre le gouvernement écossais et Westminster ont en outre été largement relayées dans les médias. Plusieurs journaux ont par exemple consacré des éditions spéciales aux questions constitutionnelles : le Scotsman 364 consacra une série d’articles sur la « question du West Lothian » que nous avons évoquée plus haut à l’automne 2007, le Sunday Herald 365 inclut un encart exceptionnel de quatre pages sur les menaces à l’Union, le Guardian 366 destina l’intégrité de son encart, dit « G2 », à la question « What will the UK be like without Scotland ? », et la BBC analysa les modalités d’une séparation de l’Ecosse367. D’aucuns s’amusèrent en outre des constantes provocations du nouveau First Minister écossais à l’égard de son collègue du 10 Downing Street, Gordon Brown368. En effet, le Premier ministre britannique et son gouvernement furent embarrassés à plusieurs reprises lors des cent premiers jours du nouveau gouvernement écossais. Citons par exemple la décision du gouvernement écossais nationaliste de payer les enseignants et les agents de police écossais au delà du plafond imposé par Gordon Brown dans le secteur public (2%), de permettre aux services de santé écossais de prescrire des médicaments onéreux interdits en Angleterre, de supprimer les franchises sur les ordonnances médicales suite à la décision d’accorder des soins gratuits pour les personnes âgées, d’abolir les frais universitaires en Ecosse, et, enfin, de supprimer l’impôt pour les collectivités locales (council tax) pour les trois ans à venir avant qu’il ne soit remplacé par un impôt local sur le revenu. D’autres querelles furent causées par la question de décentraliser les pouvoirs de régulation sur les fusils à air comprimé, la limite des quotas de pêche fixés par l’Union Européenne ou encore la décision du gouvernement britannique d’extrader le libyen Abdelbaset al-Megrahi, impliqué dans l’attentat de Lockerbie. Ainsi, le SNP n’eut de cesse dès son accession au gouvernement écossais de rappeler la singularité de la politique écossaise et il voulut se faire porte-parole d’une Ecosse indépendante par ses idées si ce n’est dans les faits.

Bien entendu, la question de l’indépendance de l’Ecosse, la raison d’être du SNP, prit une place de choix dans le programme législatif du nouveau gouvernement écossais. Les nationalistes, conformément à leurs promesses, publièrent en effet le 14 août 2007 un livre blanc sur l’avenir constitutionnel de l’Ecosse intitulé Choosing Scotland’s Future, A National Conversation 369 comprenant un projet de référendum sur l’indépendance dans son annexe B. Toutefois, le livre blanc ne se limitait pas uniquement à un projet d’indépendance pour l’Ecosse mais exposait diverses autres options constitutionnelles possibles et souhaitait lancer un grand débat national sur une augmentation des pouvoirs du Parlement de Holyrood. Le SNP avait en effet voulu moduler son message indépendantiste avant les élections législatives et s’était ouvert à plusieurs options possibles. Il souhaitait en premier lieu défendre un projet d’indépendance plus pragmatique, en proposant par exemple de conserver la livre sterling pendant un temps avant de passer à la zone euro en cas d’indépendance de l’Ecosse, et voulait adopter une stratégie à long-terme. Le SNP souhaitait apporter la preuve de ses compétences au gouvernement dans un premier temps, puis utiliser son succès comme tremplin vers un gouvernement écossais indépendant. Les nationalistes se sont par conséquent ouverts au dialogue avec le public et à une voie médiane entre l’indépendance et le statu quo. Ils souhaitent aujourd’hui persuader le plus grand nombre possible d’organiser un référendum sur l’avenir constitutionnel de l’Ecosse dans un premier temps, avant de faire campagne pour l’indépendance. Le livre blanc aura par ailleurs le mérite d’impliquer les autres partis politiques écossais dans un débat sur l’avenir constitutionnel de l’Ecosse et de leur faire admettre qu’ils doivent apporter leur considération à une augmentation des pouvoirs du Parlement de Holyrood.

Les nationalistes voulurent en outre préparer le terrain pour une éventuelle indépendance de l’Ecosse en nommant un comité de conseillers économiques (Council of Economic Advisors) chargés d’apporter leur expertise au gouvernement écossais et au milieu des affaires. Précisons que le président de ce conseil d’experts n’est autre qu’un des plus fervents partisans nationalistes des milieux patronaux écossais, George Mathewson, connu pour les transformations qu’il apporta à la Royal Bank of Scotland et son rôle au sein de Scottish Enterprise. En améliorant les performances économiques de l’Ecosse, les nationalistes espèrent en effet se rendre crédibles auprès de la population écossaise et préparer ainsi leur ré-election en 2011. D’autre part, ils souhaitent créer les conditions économiques nécessaires à une éventuelle indépendance de l’Ecosse. La stratégie économique du gouvernement écossais, publiée le 13 novembre 2007370, fixe en effet cinq objectifs prioritaires en termes de croissance économique (Learning, Skills and Well-being ; Supportive Business Environment ; Infrastructure Development and Place ; Effective Government ; Equity) devant être atteints d’ici 2017 selon le ministre des Finances, John Swinney. Notons que la correspondance entre la date fixée pour les objectifs économiques du SNP et la date désomais fixée par Alex Salmond371 pour l’indépendance de l’Ecosse n’est sans doute pas anodine.

Enfin, le SNP créa une commission écossaise sur la diffusion des médias (Scottish Broadcasting Commission) présidée par Blair Jenkins, ancien rédacteur en chef des informations à BBC Scotland, chargée d’évaluer les conditions de la radiodiffusion et de la télédiffusion en Ecosse, ainsi que le rôle de la BBC et d’autres médias. Les réductions budgétaires de la BBC ont en effet entraîné une baisse de la production d’émissions écossaises et il est ainsi question de développer une production écossaise jugée trop limitée. La question de l’accès aux réseaux médiatiques fut, par conséquent, soulevée à de nombreuses occasions depuis la création du Parlement écossais et a longtemps été sujette à débat. Rappelons que la création d’un programme d’informations télévisées, dit Scottish Six, produit en Ecosse et diffusé par la BBC à 18 heures, a suscité l’une des principales controverses de la scène politique écossaise dès les premières années de fonctionnement du Parlement de Holyrood. L’ensemble des parlementaires de Holyrood avait, dès 1998, exprimé le souhait de voir la BBC mettre en place une programmation accrue en Ecosse sur des questions politiques écossaises et le travail du nouveau Parlement afin de mieux refléter la nouvelle donne constitutionnelle et politique en Ecosse. Le refus catégorique de la BBC en décembre 1998 provoqua la fureur de nombreux députés, notamment au sein de l’opposition, qui accusèrent le Premier ministre britannique Tony Blair d’y avoir imposé son veto. Tony Blair s’était en effet déclaré contre ce projet de peur qu’il ne fournisse une plateforme politique pour le SNP. Une nouvelle demande fut refusée par la BBC en décembre 2003 suite à une série de réunions publiques et d’une enquête révélant un manque de soutien chez la population écossaise (45% des sondés se déclaraient satisfaits du statu quo contre 38% seulement de sondés qui étaient favorables à une programmation d’informations écossaises quotidienne et 17% d’indécis)372. Aujourd’hui, cette question est remise à l’ordre du jour par les nationalistes qui en ont fait, depuis 1998, l’une de leurs principales revendications. Les nationalistes souhaitent en effet que les médias en Ecosse accordent une place plus importante à l’Ecosse, certainement au détriment du reste du Royaume-Uni. Une vision plus focalisée des informations télévisées quotidiennes, par exemple, permettrait de présenter le Parlement écossais comme une arène politique plus importante que le Parlement britannique et, sans doute, de refondre le sentiment communautaire des téléspectateurs. Les médias écossais se rapprocheraient alors de ceux d’un Etat-nation à part entière. La commission d’enquête indépendante sur la diffusion médiatique en Ecosse constitue dès lors une nouvelle étape de la construction étatique entreprise par le gouvernement nationaliste dont les politiques convergent vers la fondation d’un Etat indépendant.

En effet, en se singularisant du reste du Royaume-Uni par des politiques différentes et parfois contraires aux souhaits du Premier ministre britannique, l’actuel gouvernement écossais poursuit le développement d’institutions écossaises uniques et distinctes. Ainsi, des institutions autrefois britanniques telles que la NHS subissent d’importantes transformations en Ecosse et revêtent un caractère écossais distinct. Contrairement à leurs pendants anglais, les personnes âgées écossaises ont droit à des soins à domicile gratuits et l’ensemble de la population peut se faire prescrire des médicaments onéreux introuvables en Angleterre. Les étudiants écossais ont en outre plus facilement accès à l’enseignement supérieur en Ecosse dont le coût est entièrement pris en charge par le gouvernement écossais. Les dettes accumulées par les étudiants anglais à la fin de leurs études n’ont donc pas leur équivalent en Ecosse. De plus, la très controversée « council tax » sera bientôt remplacée par un impôt local sur le revenu unique au Royaume-Uni, la production et la programmation d’émissions télévisées distinctement écossaises sera encouragée, et les stratégies économiques développées en Ecosse divergeront de façon croissante. Les choix politiques distincts du gouvernement écossais et la transformation graduelle des institutions politiques, économiques et sociales écossaises les assimilent de plus en plus à des structures étatiques. Gageons en outre que le développement des pouvoirs du Parlement de Holyrood permettrait d’accélérer ce processus. L’Ecosse franchirait-elle alors le pas vers l’indépendance ?

Notes
360.

Scottish National Party & Scottish Green Party, Scottish National Party & Scottish Green Party Cooperation Agreement , Edinburgh, 2007

361.

Editorial, Mr Salmond and his subtle cause of independence , The Independent, 15 août 2007. « Alex Samond’s first hundred days as Scottish First Minister have been a revelation ». « Il a utilisé son gouvernement minoritaire de façon impressionnante […] le rusé M. Salmond joue parfaitement son jeu » http://www.independent.co.uk/opinion/leading-articles/leading-article-mr-salmond-and-his-subtle-cause-of-independence-461589.html

362.

Editorial, Now for some tough choices , Scotsman, 24 août 2007. « [Ses cent premiers jours] ont apportés une bouffée de fraîcheur et beaucoup de surprise […] par l’énergie et le sens du devoir que le SNP a apporté à un Exécutif qui était devenu fatigué, médiocre, sans but ni distinction »

http://news.scotsman.com/opinion/Now-for-some-tough-choices.3320268.jp

363.

Scottish Government. Principles and Priorities . Programme for Government. Edimbourg : Scottish Government, 5 septembre 2007

364.

Voir les éditions du Scotsman des 30 octobre, 19 novembre, 20 novembre et 22 novembre 2007.

365.

Disunited we stand, Sunday Herald, 4 novembre 2007

366.

The Guardian , 15 novembre 2007.

367.

Chris Bowlby, A Scottish divorce… who gets the kids? , BBC News Online, 6 décembre 2007. « Que sera le Royaume-Uni sans l’Ecosse? »

368.

Douglas Fraser, Another day, another dilemma for Brown as SNP turns up political heat, The Herald, 15 décembre 2007.

369.

Scottish Executive, Choosing Scotland’s Future, A National Conversation, Independence and Responsibility in the Modern World, août 2007.

370.

The Scottish Government, The Government Economic Strategy , novembre 2007, http://www.scotland.gov.uk/Resource/Doc/202993/0054092.pdf

371.

Peter MacMahon, Salmond: Scotland independent in ten years, The Scotsman, 14 novembre 2007.

372.

BBC News Scotland, “Scottish Six” idea dropped , 17 décembre 2003,

http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/scotland/3327793.stm