Conclusion

Lorsque Tony Blair reprit la direction du parti travailliste en 1994, après le décès soudain de John Smith, il n’eut guère d’autre choix que de mener à bien le projet de dévolution qu’avait souhaité son prédécesseur, partisan convaincu de la dévolution. A l’exception notoire des conservateurs et des nationalistes, l’ensemble de la classe politique écossaise s’était en effet alliée aux représentants de la société civile écossaise afin d’élaborer un projet complet pour la création d’un nouveau Parlement écossais, fruit d’un consensus exceptionnel et d’un long processus né du débat politique et intellectuel de la fin des années 1970 et de l’échec des référendums de 1979. Galvanisés par les réélections du parti conservateur en 1983, 1987 et 1992, les partisans de la dévolution en Ecosse avaient voulu placer la création d’une arène politique écossaise au cœur du débat politique. Ils impulsèrent alors une nouvelle dynamique menant à la réinvention de la nation politique écossaise et entraînant bientôt le pays de Galles dans son sillage

En effet, l’Ecosse et le pays de Galles développèrent à cette période leur propre positionnement politique a contrario de la politique thatchérienne prônée par le centre tandis que l’idée d’un déficit démocratique devenait monnaie courante. La rupture de l’équilibre traditionnel des pouvoirs au Royaume-Uni conduit par conséquent à un désir de démocratisation de l’appareil politique britannique qui se concrétisa par la mobilisation de la classe politique et de la société civile écossaises pour la création d’un nouveau Parlement écossais. Tandis qu’un projet d’Assemblée galloise naîtra des discussions internes au parti travailliste gallois, une Convention constitutionnelle écossaise verra le jour en 1989 et dessinera les contours d’un nouveau Parlement écossais, distinct du modèle parlementaire de Westminster par son esprit d’ouverture, la participation des représentants de la société civile écossaise et une meilleure représentativité politique induite par son mode de scrutin semi-proportionnel (AMS). Il s’agira en effet de s’éloigner du modèle de Westminster et de créer une institution politique représentative de la société écossaise. Le nouveau Parlement se verra finalement doté d’un fonctionnement plus démocratique sous-tendant un modèle de souveraineté parlementaire historiquement cher aux Ecossais et plus à même de refléter les caractéristiques politiques, économiques et sociétales de l’Ecosse. La sphère privée et la sphère politique seront ainsi amenées à se compléter.

Il s’agit en fait des prémisses d’une construction étatique car le nouveau Parlement écossais, par ses pouvoirs et prérogatives sur l’ensemble du territoire écossais ainsi que par sa reconnaissance comme arène politique de la nation écossaise, répond de fait à la définition d’Etat que nous avons évoquée dans un premier chapitre. Aujourd’hui le Parlement écossais est parvenu à supplanter son pendant britannique dans les colonnes de la presse écrite et dans l’esprit des Ecossais : il est devenu la principale institution politique de l’Ecosse et régit la majorité des aspects de la vie quotidienne des Ecossais. Rappelons que l’Etat est en outre uni par son réseau de systèmes juridique, éducatif, monétaire et fiscal et que l’on peut dire en ce sens que l’Ecosse possède désormais des structures quasi-étatiques. L’Ecosse jouit depuis toujours de ses propres systèmes juridique et éducatif qu’elle a pu conserver dans le cadre du traité d’Union de 1707. D’autre part, en jouissant de prérogatives fiscales en ce qu’il peut augmenter le taux de référence de l’impôt en vertu du Scotland Act 1998, le Parlement écossais a doté l’Ecosse d’une certaine autonomie fiscale. Les pouvoirs fiscaux du nouveau Parlement écossais sont certes limités à présent par le système d’allocation annuelle d’un budget global par le Trésor britannique dont le montant est calculé en fonction de la formule Barnett, mais cette formule est remise en cause et il est de plus en plus question à Holyrood de développer l’autonomie fiscale de l’Ecosse. En effet, cette autonomie fiscale est aujourd’hui vouée à se développer, tout comme l’ensemble des pouvoirs et prérogatives du Parlement, puisqu’un référendum sera bientôt organisé par le gouvernement nationaliste écossais actuel sur l’élargissement des pouvoirs du Parlement. Ainsi, le Parlement de Holyrood et le gouvernement écossais se rapprocheront de structures étatiques à part entière s’ils obtiennent la majorité des pouvoirs habituellement détenus par un Etat.

S’il est peu probable que le gouvernement britannique accepte de décentraliser ses prérogatives en matière de défense et d’affaires étrangères, par exemple, il est significatif de noter que les divers Exécutifs écossais qui se sont succédés depuis 1999 sont parvenus à circonvenir certaines limites en développant leurs propres relations avec l’étranger, tout comme les gouvernements de l’Assemblée galloise. En effet, les Exécutifs écossais et gouvernements gallois ont, depuis 1999, multiplié les visites officielles de délégations écossaises et galloises à l’étranger afin de promouvoir l’Ecosse et le pays de Galles à l’extérieur des frontières britanniques et attirer des investisseurs potentiels. De nombreux chefs d’Etat étrangers ou délégations officielles ont également été accueillis officiellement à Edimbourg et Cardiff. L’Ecosse et le pays de Galles ont en effet cherché à développer leurs liens avec l’étranger, et tout particulièrement avec le Parlement européen de Bruxelles et l’ensemble des pays ou régions de l’Union Européenne. Un bureau écossais fut ainsi établi à la Commission européenne de Bruxelles dès juillet 1999 afin d’assurer une meilleure visibilité de l’Ecosse en Europe et affirmer sa présence sur la scène politique européenne. Le gouvernement gallois établit à son tour un bureau à la Commission européenne en mai 2000 dans une même optique à la fois politique et économique.

En effet, malgré les limitations imposées par Westminster lors de la création des nouvelles institutions périphériques, l’Assemblée galloise et le Parlement écossais ne tardèrent pas à s’émanciper du pouvoir central. Au pays de Galles, l’Assemblée galloise remit rapidement en cause les limites de ses pouvoirs tels qu’ils furent définis par le Government of Wales Act 1998. La dévolution des pouvoirs vers une Assemblée galloise y fut moins généreuse qu’en Ecosse car le pays de Galles n’obtint qu’une forme de dévolution exécutive plutôt que législative. L’Assemblée galloise créée en 1999 ne fut pas en droit de passer de législation primaire, et elle ne put décider que de législation secondaire dans le cadre de ses pouvoirs jusqu’au Government of Wales Act 2006. Limitée à la fois par le nombre de ses députés, sa dépendance des décisions budgétaires et législatives prises à Westminster, des pouvoirs énumérés insuffisants et l’impossibilité d’adopter elle-même des mesures législatives primaires, l’Assemblée galloise ne tarda pas à remettre en question son cadre législatif et constitutionnel et de nommer successivement deux commissions chargées d’enquêter sur l’élargissement de ses pouvoirs.

La première, dite Assembly Review of Procedures, fut nommée en juillet 2000 dans le but d’apporter quelques pistes d’amélioration du fonctionnement quotidien de l’Assemblée mais ne tarda pas à soulever des questions fondamentales sur les limitations imposées par le manque de compétences législatives primaires ou de pouvoirs fiscaux, impulsant dès lors la nomination en avril 2002 de la commission Richard sur les pouvoirs de l’Assemblée galloise. Les conclusions de la commission Richard, dont l’enquête fut menée entre septembre 2002 et mars 2004, signalèrent l’existence d’un large consensus au sein de la classe politique galloise et de la population du pays de Galles quant à l’élargissement des pouvoirs de son Assemblée. Les limites imposées par Westminster ont par conséquent mobilisé la population galloise, pourtant frileuse à l’égard de la dévolution lors du référendum de 1997, autour d’un projet d’Assemblée plus abouti et stimulé un véritable débat sur la dévolution au pays de Galles. Aujourd’hui les Gallois se sont ainsi appropriés la politique galloise et ont su forger leur propre identité politique, représentative de l’ensemble des régions du pays de Galles et de sa population. Rappelons que les travaillistes gallois se sont formellement engagés à organiser un référendum sur l’élargissement des pouvoirs de l’Assemblée en 2011 dans le cadre de leur accord de coalition avec Plaid Cymru et que l’Assemblée galloise bénéficie à présent de davantage de flexibilité grâce à un outil, dit Legislative Competence Order, permettant le transfert de compétences spécifiques au cas par cas.

Cette émancipation vis-à-vis du centre s’est également traduite par des choix politiques distincts en Ecosse comme au pays de Galles. Ainsi, l’Exécutif écossais sous Henry McLeish décida-t-il en novembre 2000 de soutenir un projet de loi sur la gratuité des soins aux personnes âgées contraire à la décision du Premier ministre britannique Tony Blair et de son Cabinet ministériel. De même, les tractations entre travaillistes et libéraux-démocrates écossais, liés par un accord de coalition en 1999, aboutirent-elles en janvier 2000 à un compromis permettant la suppression des frais universitaires en Ecosse pendant les quatre années d’études nécessaires à l’obtention d’une Licence contre un remboursement global en fin d’études, ainsi que la réintroduction des bourses d’études sur critères sociaux. Le remboursement global des frais universitaires, dit Graduate Endowment Scheme, a aujourd’hui été entièrement supprimé par le gouvernement nationaliste écossais actuel tandis que les frais universitaires en Angleterre ne cessent d’augmenter. Le pays de Galles a quant à lui choisi d’introduire des bourses d’études sur critères sociaux, dites Learning Grants, ainsi que des aides financières pour les résidents gallois permettant de réduire considérablement leurs frais universitaires s’ils décident de rester au pays de Galles pour poursuivre leurs études. Notons que les résidents gallois sont de plus exemptés de frais différés (top-up fees) contrairement à leurs voisins anglais.

Ces divergences politiques dans le domaine de l’enseignement supérieur aiguisent les jalousies de parts et d’autres des frontières, limitent la mixité des jeunes issus des quatre nations du Royaume-Uni et provoquent, par répercussion, l’érosion du sentiment identitaire britannique. D’autres, notamment dans le domaine de la santé, transforment des institutions autrefois communes à l’ensemble des Britanniques, telles que la NHS, pour leur donner un caractère distinctement gallois ou écossais. Or, ces divergences politiques entre les nouvelles institutions périphériques et le centre sont inévitables car elles découlent de divergences électorales et constitutionnelles fondamentales entre les diverses institutions. Il s’agit là d’un symptôme de l’aspect asymétrique de la dévolution au Royaume-Uni car les spécificités de chacune des institutions politiques britanniques reflètent in fine des conceptions différentes de la politique et l’adoption de chemins politiques divergents. Les politiques adoptées aujourd’hui en Ecosse et au pays de Galles dépendent à la fois de leur cadre constitutionnel et législatif distinct ainsi que des contraintes intrinsèques aux gouvernements de coalition et de la plus grande représentativité des petits partis et listes indépendantes favorisés par le mode de scrutin semi-proportionnel adopté pour les élections législatives galloise et écossaise. Ce mode de scrutin crée en effet une dynamique électorale différente de la dynamique des élections législatives britanniques en ce que l’Ecosse et le pays de Galles jouissent désormais de politiques multi-partites où la majorité des partis se placent à gauche et au centre-gauche de l’échiquier politique. Les rapports de force au sein des nouvelles institutions s’en trouvent ainsi modifiées par rapport à Westminster où prévaut encore la suprématie électorale de deux grands partis, le parti travailliste et le parti conservateur, favorisés par le scrutin uninominal à un tour. Ces dynamiques politiques divergentes ont été, dès 1999, une source de tensions internes au parti travailliste, entre le Cabinet ministériel travailliste au pouvoir à Westminster et les groupes travaillistes à l’Assemblée galloise et au Parlement écossais, ou entre le centre et les nouvelles institutions. Tensions exacerbées lorsque des partis différents sont au pouvoir, comme c’est actuellement le cas en Ecosse où le parti nationaliste écossais a formé un gouvernement en mai 2007, et, dans une moindre mesure, au pays de Galles où Plaid Cymru et les travaillistes gallois forment un gouvernement de coalition.

En outre, les nombreux garde-fous imposés par le gouvernement travailliste de Tony Blair lors de l’élaboration des projets de dévolution approuvés par référendum en 1997, puis au cours des premières années de fonctionnement des nouvelles arènes politiques galloise et écossaise, ont paradoxalement poussé Holyrood et Cardiff à s’émanciper de Westminster et revendiquer davantage de pouvoirs. Les Scotland Act 1998 et Government of Wales Act 1998 son en effet jalonnés de mécanismes permettant à Westminster de conserver sa suprématie et, parfois, d’influencer les politiques prises à Edimbourg et à Cardiff. Une volonté par ailleurs largement connue du grand public en Ecosse et au pays de Galles comme le soulignent les récents sondages évoqués plus haut. La majorité des sondés percevaient encore Westminster comme l’institution exerçant le plus d’influence alors qu’ils souhaitaient que ce pouvoir soit exercé par leurs propres arènes politiques. Un décalage à l’origine de revendications croissantes pour l’élargissement des pouvoirs de l’Assemblée galloise et du Parlement écossais. Le Memorandum of Understanding, les concordats bi-latéraux, le Joint Ministerial Committee et les motions Sewel furent autant de garanties pour le gouvernement britannique à Westminster qu’il conserverait sa suprématie sur les nouvelles institutions. C’était sans compter sur l’impossibilité in actu d’imposer des politiques impopulaires à de nouvelles institutions répondant à des dynamiques électorales différentes.

Ainsi, bien que le Cabinet ministériel travailliste de Tony Blair à Westminster ait fait pression sur le groupe travailliste au Parlement écossais afin de prévenir la suppression des frais universitaires ou la gratuité des soins aux personnes âgées en Ecosse, il ne parvint que partiellement à influencer les politiques prises à Holyrood. Toutes deux furent l’objet de compromis entre les différents acteurs de la politique écossaise. Finalement, les frais universitaires, quoique supprimés, étaient différés par le biais du Graduate Endowment Scheme et les soins aux personnes âgées administrés à domicile étaient pris en charge par les pouvoirs publics dès le 1er juillet 2002. Seuls les soins administrés en centres spécialisés demeuraient pris en charge par les résidents eux-mêmes mais ils pouvaient toutefois être bénéficiaires d’une aide financière. Ces deux mesures, très populaires en Ecosse, seront néanmoins reprises par le SNP qui, une fois au gouvernement, prônera la suppression du remboursement global des frais universitaires et l’augmentation des aides pour financer les soins aux personnes âgées en centres spécialisés, exacerbant encore davantage les divergences politiques entre Holyrood et Westminster.

De même, l’Assemblée galloise à Cardiff signalera très tôt son émancipation de Westminster par une motion de confiance à l’encontre de son premier First Secretary, Alun Michael, poulain de Tony Blair très impopulaire au pays de Galles. Une rupture que son successeur, Rhodri Morgan, confirmera symboliquement par le choix du titre de First Minister pour remplacer celui de First Secretary. Plus concrètement, Rhodri Morgan cherchera à éloigner l’Assemblée galloise du modèle de dévolution contenu dans le Government of Wales Act 1998 en impulsant la nomination d’une commission d’enquête sur le fonctionnement de l’Assemblée, initialement conçue comme un organe collégial. Il s’agira de la première étape d’un processus visant à séparer ses branches exécutives et législatives. Cette séparation prendra officiellement effet à partir du Government of Wales Act de 2006 lorsque le fonctionnement de l’Assemblée galloise se rapprochera davantage de celui du Parlement écossais.

Finalement, en acquérant toujours davantage de pouvoirs, l’Assemblée galloise et le Parlement écossais mènent une véritable construction étatique leur permettant de se réinventer en tant que nation politique. Rappelons que l’Etat, selon la définition de Gianfranco Poggi379, est une structure artificielle vitale à la construction de la nation. Or, les nations galloise et écossaise, nées de structures de substitution, aspirent aujourd’hui à une plus grande autonomie passant par de nouvelles institutions modernes plus représentatives de leurs intérêts politiques, économiques et sociétaux. Il s’agira d’établir des structures étatiques à même de refléter les caractéristiques intrinsèques de ces nations. Au cours de ce processus, la nation sera alors réimaginée et nourrie de nouvelles traditions inventées. Ainsi, les principaux acteurs des nouvelles arènes politiques de l’Ecosse et du pays de Galles, en développant leurs nouvelles institutions en fonction de choix politiques et idéologiques distincts et en développant leur propre identité politique, participeront à la réinvention des nations galloise et écossaise.

Notes
379.

Gianfranco Poggi, op. cit. , p. 95