Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de thèse, M. Jean-Pierre Martin, pour son encadrement, pour ses précieux conseils qu’il m’a prodigués tout au long de la thèse, mais surtout pour la manière dont il a su manifester sa confiance en mes capacités et mes choix. Je lui suis reconnaissante de m’avoir permis de découvrir et de m’intéresser à un sujet aussi passionnant qui est la réception de l’œuvre de Marguerite Duras.
Qu’il me soit permis d’exprimer ma profonde gratitude à l’ensemble de l’équipe de l’IMEC, à Mme Liliane Phan des Editions Gallimard, ainsi qu’au personnel des Editions de Minuit qui m’ont mis à disposition un riche matériel documentaire stocké dans les archives concernant la vie et l’œuvre de Marguerite Duras.
Je présente aussi ma profonde reconnaissance à Mme Françoise Valette, principale correctrice de la thèse, ainsi qu’à toutes les personnes qui, à diverses occasions, ont lu partiellement mon travail et m’ont offert de précieux conseils.
Je tiens à remercier aussi mes parents, ma sœur et mon mari pour leurs encouragements et leur soutien pendant toutes ces années de recherches.
Comment valoriser une œuvre controversée ?
On a tant parlé de son style qu’on a fini par l’imiter. On a tellement dénoncé ses transgressions qu’aujourd’hui son « sublime, forcément sublime » est devenu légendaire, voire publicitaire. On a tellement ri de ses grosses lunettes et de son col roulé qu’on a oublié qu’elle était avant tout un grand écrivain. On l’a tellement portée aux nues qu’on a fini par entourer son nom d’un tabou insupportable et irritant. Elle a tellement brouillé les pistes qu’on a fini par accepter que l’histoire de sa vie ne soit jamais réalisée, pas même sous la forme d’un roman, qu’elle n’existe que par sa dimension mythique. On l’a tellement critiquée de son vivant qu’après sa mort, soulagement ou regrets, on trouve à peine des mots détracteurs et on lui rend sans cesse des hommages.
Ce n’est pas une devinette, ce sont les mots-clés dont la critique littéraire use lorsqu’elle parle de Marguerite Duras. Sa notoriété, surtout après le Goncourt 1984, est devenue mondiale. Mais ces mots-clés suffisent-ils pour définir sa personnalité ? Qui est Marguerite Duras ? Voici la question qui introduit et qui guide notre étude sur la construction identitaire de ce « monstre sacré » de la littérature française. On a tellement parlé de son œuvre qu’on a oublié l’instance la plus importante de la vie d’un écrivain : le lecteur. Comment envisager l’œuvre littéraire sans la présence valorisante de celui qui a le pouvoir de vie et de mort sur la littérature ? Comme le dit Michel Picard, il peut exister des écrits sans lecteurs, mais pas de littérature sans lecture 1 . Or, la construction identitaire de Marguerite Duras, écrivain qui dit avoir fait « la » littérature 2 , ne peut pas être envisagée sans le lecteur. Certes, on a beaucoup écrit sur l’œuvre de Duras, sur son esthétique littéraire et sur sa vie (Duras est un écrivain polygraphié), mais on se rend compte que l’image d’ensemble de l’écrivain manque encore de pièces importantes, sans lesquelles le puzzle ne sera jamais complet. Surtout que, ces dernières années (après 2000), en constatant ce manque important de pièces dans la construction identitaire de cet écrivain, la critique littéraire commence à interroger le lecteur durassien pour lui réaliser un portrait. Ce portrait sert à son tour à esquisser celui de l’écrivain. Telle est l’initiative de Sophie Bogert, qui, en 2006, publie un livre dossier de presse, qui dresse le portrait du lecteur du Ravissement de Lol Stein et du Vice-consul, intitulé Dossier de presse Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul de Marguerite Duras (1964-1966) 3 , et celle du Cahiers de l’Herne, qui dédie à Marguerite Duras, en 2005, un numéro spécial sur la réception de l’écrivain par elle-même et par les voix de quelques témoins importants. Mais aussi, il faut rappeler ici quelques numéros spéciaux de revues dédiés à Duras et qui constituent des progrès dans l’approche de l’œuvre à partir de la perspective du lecteur. Tel est l’ouvrage universitaire Les lectures de Marguerite Duras 4 paru en 2005 qui présente entre autres le résultat d’une enquête réalisée par des étudiants entre 1998 et 2000 sur la réception de l’œuvre de Marguerite Duras dans le cadre plus général d’une recherche sur le goût littéraire tel qu’il se manifeste aujourd’hui dans le discours social. On a envisagé plusieurs modes d’approche pour décrire les aspects de cette réception à la fois critique, universitaire et médiatique. L’observation du discours tenu sur Duras dans le public le plus ordinaire, approché à travers une enquête auprès de la population française, montre la notoriété exceptionnelle dont ce nom jouit en France 5 . La revue Oeuvres et critiques 6 offre elle aussi en 2003 un numéro spécial à Duras, dirigé par Catherine Bouthors-Paillart, mais où seuls deux articles parlent de la figure du lecteur dans l’approche de l’œuvre. Pour le reste, ce sont des analyses de l’œuvre de Marguerite Duras soumises à l’herméneutique traditionnelle de la critique littéraire. Certes, il faut mentionner aussi le numéro spécial Lire Duras. Ecriture-Théâtre-Cinéma 7 qui regroupe des articles importants sur le devenir écrivain de Marguerite Duras, sur quelques traversées de l’écriture, sur le théâtre et le cinéma durassiens, ainsi que sur les apparitions en public de l’écrivain.Et pourtant, ces initiatives très précieuses ne suffisent pas dans l’analyse de la construction de l’image de Marguerite Duras et du rapport de l’écrivain à son lecteur. Voici déjà défini l’enjeu de notre travail de recherche : envisager la réception de Marguerite Duras à partir de l’analyse de la figure du lecteur. Une question importante se pose aussitôt : comment le lecteur peut-il être l’objet d’une étude concrète et objective ? Ou comment décrire la figure « concrétisée » 8 que prend l’œuvre de Marguerite Duras dans la conscience de ceux qui la reçoivent ? Mais c’est à Hans Robert Jauss (et avec lui, à Wolfgang Iser et à ses collègues de l’Ecole de Constance 9 ) que revient le mérite d’avoir développé les lignes directrices d’une esthétique de la réception, aujourd’hui assez affirmée pour se prêter à un large débat et pour servir de base méthodologique à des recherches précises.
Notre démarche correspond ainsi aux appels que l’Ecole de Constance, dans les années 70, fait à la critique littéraire, de changer de cible. D’une part, il était temps de comprendre que la valeur et le rang d’une œuvre littéraire ne se déduisent ni des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance, ni de la seule place qu’elle occupe dans l’évolution d’un genre, mais de critères bien plus « difficiles à manier », comme l’explique Hans Robert Jauss, dans son livre Pour une esthétique de la réception. Quels sont désormais ces critères valorisants ? Il s’agit de l’effet produit, de la « réception », des influences exercées et de la valeur reconnue à l’œuvre par la postérité. Jauss constate que l’histoire littéraire sous sa forme la plus traditionnelle tente ordinairement d’échapper à la pure et simple énumération chronologique des faits, en classant ses matériaux selon des tendances générales, des genres et d’autres « critères » 10 , pour traiter ensuite à l’intérieur de ces rubriques, les œuvres selon la chronologie. Or, ce n’est pas la chronologie qui intéresse le plus. La biographie des auteurs et le jugement porté sur l’ensemble de leur œuvre s’insèrent dans des formules déjà connues. Mais ni les biographies, ni l’analyse des faits en ordre chronologique, ni les monographies que publient les périodiques spécialisés ne satisfont les exigences requises par la littérature en tant que forme d’art. Les « critères » de l’histoire littéraire avaient déjà atteint un certain niveau de saturation. Il était temps que les clichés fussent dépassés et qu’on changeât de vision. Ce n’est pas parce que la chronologie n’est pas importante, mais elle n’est pas prioritaire. De même pour les biographies et la théorie littéraire. Certes, « la relation biographique », a son rôle important dans la réception de l’œuvre et de la vie d’un écrivain, comme le montre Martine Boyer-Weinmann dans son livre La relation biographique. Enjeux contemporains 11 . Mais la biographie n’est qu’une pièce du puzzle que représente la construction identitaire d’un écrivain. Une telle description de la littérature « n’est pas une histoire littéraire ; c’est à peine le squelette d’une histoire ». 12 Autrement dit, l’approche littéraire d’une œuvre doit se recentrer sur la figure du lecteur et sur l’interaction entre l’écrivain, le lecteur et l’œuvre. Ce triangle est à la base de notre recherche sur la construction de l’image de Marguerite Duras au fil du temps.
D’autre part, cette perspective d’une esthétique de la réception, offerte par Jauss, ne permet pas seulement de lever l’opposition entre consommation passive et compréhension active, mais aussi de passer de l’expérience constitutive des normes littéraires à la production d’œuvres nouvelles. Selon Jauss, l’évaluation de la valeur d’une œuvre littéraire passe par une analyse de l’horizon d’attente du premier public et s’achève par l’analyse des « fusions des horizons » 13 des destinataires successifs. On comprend ainsi que la construction identitaire de Marguerite Duras peut être mieux comprise si on essaie de distinguer le type de rapport qu’elle établit avec son public au moment où ses œuvres paraissent, mais aussi en se rapportant à la fusion des horizons des attentes du public durassien dans le temps. Ce geste critique permet de constater les éventuels changements soit dans la manière d’écrire de l’écrivain, soit dans la manière dont la critique littéraire juge l’œuvre de Duras en particulier et les productions littéraires en général. Peut-on parler d’influences exercées par l’œuvre de Marguerite Duras sur le jugement critique de l’époque ? Ceci rappelle la théorie de l’effet produit par l’œuvre sur le public, soutenue par Wolfgang Iser 14 .
En effet, le rapport entre l’œuvre et le lecteur est à voir sous un double aspect : esthétique et historique. Déjà l’accueil fait à l’œuvre par ses premiers lecteurs implique un jugement de valeur esthétique, porté par référence à d’autres œuvres lues antérieurement. 15 Cette première appréhension de l’œuvre peut ensuite se développer et s’enrichir au fil du temps. Elle constitue à travers l’histoire une « chaîne de réceptions » 16 qui décide de l’importance historique de l’œuvre et manifeste son rang dans la hiérarchie esthétique. Une histoire littéraire fondée sur l’esthétique de la réception sait s’imposer dans la mesure où elle est capable de contribuer activement à la totalisation continue du passé par l’expérience esthétique. Dans cette perspective, on s’interroge sur le rapport que Duras entretient avec elle-même et avec ses lecteurs à travers l’acte d’écrire. Son œuvre correspond-elle à l’horizon d’attente de son public, le dépasse, le contredit, le transgresse ? Pour évaluer ce rapport, Iser, lui aussi, conseille au chercheur de renoncer à l’ « herméneutique naïve » 17 qui s’interroge sur l’intention de l’auteur, sur la signification ou le message de l’œuvre, ainsi que sur la valeur esthétique en tant que configuration harmonieuse de figures, de tropes et de couches de l’œuvre, et de se diriger vers l’effet produit sur le lecteur. Un autre enjeu se rajoute ainsi à notre recherche sur un renouveau dans l’approche de la construction identitaire de Marguerite Duras : voir non seulement si l’œuvre de Marguerite Duras influe sur le jugement critique de l’époque, mais aussi si elle agit sur le public individuellement ou globalement. Autrement dit, on renvoie à la théorie des « conséquences globales » de l’œuvre ou de l’ « impact global » 18 , soutenue par Jauss, et à celle de l’ « impact local » de l’œuvre, sur un public particulier, soutenue par W. Iser.
La théorie de l’impact global permet de rendre au texte sa dimension culturelle. Le principe est le suivant : le lecteur n’est pas un individu isolé dans l’espace social ; l’expérience transmise par la lecture joue nécessairement un rôle dans l’évolution globale de la société. Jauss dit que l’impact culturel de la lecture existe sous trois formes différentes : transmission, création et rupture de la norme. L’œuvre peut transmettre les valeurs dominantes d’une société (littérature officielle ou stéréotypée), légitimer de nouvelles valeurs (littérature didactique et militante), rompre avec les valeurs traditionnelles en renouvelant l’horizon d’attente du public. 19 Comment l’œuvre de Duras répond-elle à un tel défi lancé par la société ? Duras se joue-t-elle un rôle, en tant qu’écrivain, dans la transformation de la société ? Peut-on dégager de ses livres un message social ou politique ? Quels sont les changements que son œuvre produit dans la mentalité de la société de son temps ? Le fait d’écrire sur des sujets tabous (inceste, homosexualité, crime) a-t-il un impact positif ou négatif sur le jugement de l’époque ? Ce geste contribue-t-il à la propagation de l’idée de liberté d’expression ? Duras est-elle bien ou mal comprise par la société de son temps ?
L’analyse de l’impact local a un but différent : dégager l’action du texte sur le lecteur particulier. Elle s’intéresse moins à la dimension culturelle de l’œuvre qu’à sa force pragmatique. L’impact de la lecture sur l’existence du sujet est plus réel qu’on ne le croit. Comme le note Vincent Jouve, l’impact local « peut prendre des formes mineures (le souvenir de lecture nous donnant le courage de briser certains codes), mais aussi des formes extrêmes. » 20 Peut-on parler dans la perspective de l’œuvre de Marguerite Duras de formes d’impact local ? L’impact de l’œuvre durassienne sur le public est en effet incontestable, et les formes en sont diverses, situables entre des blâmes et des éloges, en passant par des manifestations culturelles, littéraires ou journalistiques jusqu’à des formes critiques parfois très sévères et dénonciatrices, selon la nature et l’intensité de l’effet ressenti par le lecteur. Quels sont les effets de l’impact local sur le lecteur durassien ? S’il s’agit d’un admirateur de l’écrivain, on a affaire à des effets de lecture remarquables, tels des livres dédiés à l’écrivain, écrits dans un style proche de celui de Duras. On découvre aussi des formes d’hommages dans le travail biographique, photographique et psychanalytique, sans oublier les éloges faits à l’écrivain dans la presse à chaud. S’il s’agit des détracteurs de Duras, les formes d’expression du dégoût sont, elles aussi, diverses, en passant par des caricatures, par des formes déformatrices d’écriture imitative, par des articles de presse fortement ironiques et acides. Pourtant, lorsqu’on parle de l’écriture imitative à partir de l’œuvre de Duras (les pastiches et parodies), elle n’est pas nécessairement une manière de dévaloriser l’œuvre, mais elle est surtout à prendre comme manifestation ludique de l’acte de réception. Cette dimension ludique de l’acte de lecture a été définie par Michel Picard 21 , qui voit dans la lecture un jeu. Si le lecteur s’engage dans ce jeu, l’œuvre littéraire n’a qu’à gagner, car c’est par la lecture que l’œuvre survit.
Parallèlement, l’étude de la réception de l’œuvre littéraire doit passer impérativement par l’essai d’établir une typologie du lecteur. Cette typologie contribue à la détermination de possibles raisons d’écriture affichées par l’écrivain, qui s’avère écrire parfois selon l’horizon d’attente du lecteur réel ou abstrait, parfois contre celui-ci, mais surtout cette typologie permet de dresser le portrait de l’écrivain en diachronie, tel qu’il est vu par les lecteurs et selon la manière dont ceux-ci reçoivent l’œuvre. Les théoriciens de l’histoire littéraire parlent de l’existence de plusieurs facettes de l’émetteur et du récepteur.
Le texte littéraire est envisagé en général comme un espace de communication. Dans la communication littéraire, l’émetteur et le récepteur se laissent déduire de l’écriture. Quant à l’émetteur, la distinction est désormais connue entre l’instance protectrice à l’origine du texte, l’auteur, et l’instance textuelle qui en assume l’énonciation, le narrateur, comme l’explique Vincent Jouve. 22 Autrement dit, celui qui écrit n’est pas toujours celui qui raconte. Pour connaître le narrateur, le texte suffit, mais pour connaître l’auteur, le texte n’aide en rien. C’est ici que se trouve l’origine du débat et des malentendus autour de la question d’autobiographie et de mythographie dans l’œuvre de Marguerite Duras. La compréhension de cette question par le lecteur, et l’appréhension du point de vue exprimé par l’écrivain elle-même à ce sujet, sont prioritaires, car elles entraînent des formes différentes de lecture de l’œuvre et parfois fautives. C’est pourquoi, nous accordons les premières pages de notre recherche au débat auto-mythographique autour de l’œuvre de Marguerite Duras.
Le récepteur, lui, est à la fois le lecteur réel, dont les caractéristiques psychologiques, sociologiques, culturelles peuvent varier à l’infini, et une figure abstraite ou virtuelle, envisagée par le narrateur « du seul fait que tout texte s’adresse nécessairement à quelqu’un. » 23 L’idée de lecteur virtuel se retrouve d’ailleurs au centre de tous les grands modèles d’analyse, dont le « lecteur implicite » de W. Iser, le « lecteur abstrait » de J. Lintvelt et le « lecteur modèle » de Umberto Eco. Le « lecteur implicite » de Iser, renvoie aux directives de la lecture déductible du texte : « il incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu.» 24 Quand on lit un texte, la façon dont le sens est constitué est identique pour tout lecteur. Mais c’est le rapport au sens, finalement, qui explique la part subjective de la réception. Autrement dit, la structure (la forme) du texte est la même pour tous, mais l’interprétation change. Le « lecteur implicite » de Iser correspond au « lecteur abstrait » de Lintvelt 25 , qui « fonctionne d’une part comme image du destinataire présupposé et postulé par l’œuvre littéraire et d’autre part comme image du récepteur idéal, capable d’en concrétiser le sens total dans une lecture active. » 26 Pour Lintvelt, le narrataire, le lecteur abstrait et le lecteur concret constituent trois instances différentes. Le « lecteur modèle » de Eco est défini comme un « ensemble de conditions de succès ou de bonheur, établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel. » 27 Ce type de lecteur idéal répondrait correctement (conformément aux vœux de l’auteur) à toutes les sollicitations d’un texte donné. Mais parmi les « réponses » que le texte sollicite chez son lecteur, il peut exister des hypothèses fautives, et donc, le « lecteur modèle » peut être conduit par le texte à des interprétations erronées. Michel Picard parle lui aussi d’un autre type de lecteur, « le lecteur réel », « l’individu fait de chair et d’os, qui tient le livre entre ses mains ». 28 « Le vrai lecteur, dit Picard, a un corps, il lit avec. Cache ce fait que je ne saurais voir ! » 29 Jouve le définit comme « une personne à part entière qui, loin d’être désincarnée, réagit pleinement aux sollicitations psychologiques et à l’emprise idéologique du texte. » 30
Mais par-dessus toute cette typologie du lecteur, qui renvoie en fin de compte au même et unique lecteur de l’œuvre, caché sous différentes facettes, on s’interroge sur l’identité du lecteur durassien. Pour et contre qui Duras écrit-elle ? Nous préférons adopter dans cette perspective une méthode pragmatique d’analyse. Comment dresser autrement le portrait du lecteur de Marguerite Duras sinon en s’appuyant sur une analyse à chaud des articles de presse, par exemple, ou en passant par les divers « effets de lecture » que l’œuvre de cet écrivain produit chez le lecteur ? On découvre ainsi que l’œuvre de Duras possède le don de diviser le lectorat en deux catégories essentielles : le lecteur élogieux et le lecteur déçu, irrité, agacé, chacun avec des formes diverses de manifestation, selon la perception de l’œuvre et de l’image de l’écrivain qui lui est propre.
Dans le très vaste écho qu’ont suscité les livres de ce grand écrivain retentissent des voix multiples, des voix diverses, parfois contradictoires, qu’il faut prendre le temps d’écouter. La première voix qui s’impose est celle de l’écrivain. Elle aura sa place prioritaire dans la première partie de notre travail de recherche. Ensuite, dans notre étude, nous donnerons aux voix d’artistes, de journalistes, d’écrivains, de psychanalystes, d’universitaires, du lecteur anonyme etc. la possibilité de témoigner sur l’écrivain. Notre corpus de référence comprend des interviews et des entretiens avec et sur Duras, dans la presse, à la télévision et à la radio, de centaines d’articles de presse, que nous avons pu retrouver dans des archives, et qui ont accueilli à chaud l’œuvre de Marguerite Duras, ainsi que tous les ouvrages que nous classons dans la catégorie d’ « effets de lecture » : parodies, biographies, livres-hommages etc.
Nombre de lecteurs de Marguerite Duras l’ont considérée comme un auteur difficile. D’autres lui ont accordé l’étiquette d’impudique. A bien des ceux qui se sont intéressés à cette œuvre, le sens leur a échappé. Duras n’est jamais où l’on croit la trouver ; le texte ne cesse jamais de déjouer les attentes. L’écriture, parfois située sur le terrain instable et incertain de la frontière entre le réel et le fictif, esquive toujours les pièges du cloisonnement générique. Qui est en fin de compte Marguerite Duras ? Comment envisager sa construction identitaire et son rapport au lecteur ? A en croire l’écrivain elle-même, l’ambiguïté de l’écriture est volontaire. Duras se trouve-t-elle volontairement à l’origine des attitudes antagonistes de rejet et d’admiration qui caractérisent la réception critique ? Sans doute, le temps est-il venu de faire le point sur la manière dont l’image de Marguerite Duras s’est construite au fil du temps. Quelle est la mécanique de séduction de cet écrivain qui ne cesse d’agacer et de réveiller l’amour ? La beauté d’une œuvre se mesure-t-elle au nombre de questions qu’elle suscite ? Mais pour connaître ces questions, il faut revenir au lecteur.
Nous avons dessiné dans notre travail de recherche quatre espaces pour accueillir les témoignages de tous ceux qui contribuent à la construction identitaire de l’écrivain, mais aussi pour accueillir Duras elle-même avec ses manières propres de mise en scène de son personnage, avec ses manières d’exposition de soi dans le public. On voudrait faire apparaître combien l’image de Marguerite Duras est d’abord une construction sédimentée fondée sur le mythe personnel, mais aussi et surtout une construction collective qui est la somme des perceptions esthétiques de l’écrivain par ses lecteurs. La première partie de notre recherche voudrait donner forme à la figure de l’écrivain telle qu’elle-même la dessine à travers son mythe personnel, à travers tous les éléments qui entourent son œuvre, définis par Gérard Genette 31 comme le paratexte, et qui sont pour Duras autant de manières de parler d’elle-même, tels les titres, le pseudonyme, les préfaces, les dédicaces, la correspondance etc. en passant par son image dans l’univers médiatique.
Au centre de notre analyse se trouve le rapport de Duras à la presse. Deux parties sont consacrées à cet aspect extrêmement important de la construction identitaire de l’écrivain. Une partie porte sur l’analyse du journalisme durassien et des chemins parallèles à l’écriture, tel l’engagement politique de l’écrivain, et une autre partie, la troisième, est réservée à l’accueil à chaud de l’œuvre, proposant une étude de la typologie du lecteur et des exercices de démolition ou de construction de l’image de l’écrivain au fil du temps, entrepris par la critique journalistique et littéraire. Dans quelle mesure Duras se laisse-t-elle influencer par la presse dans l’acte d’écrire ? Duras est-elle journaliste ? Tient-elle compte vraiment des avis de la critique à son sujet lorsqu’elle écrit pour les journaux ou des livres ? Dans quelle mesure peut-on parler d’influences exercées par son écriture sur le jugement critique ? En étudiant le rapport de Duras à la presse et à la critique littéraire, que peut-on dire sur l’image de l’écrivain et sur les traits de sa personnalité qui se dégagent au fil du temps ?
Enfin, le quatrième espace de notre travail est réservé à l’analyse de gestes critiques fortement antagonistes dans la réception de Marguerite Duras. Cet écrivain divise ses lecteurs entre des admirateurs fervents et des détracteurs agacés. Leurs gestes critiques témoignent de leur état d’âme et dressent le portrait de Marguerite Duras dans des effets de lecture inédits issus des exercices d’admiration et de moquerie : des parodies et des caricatures, des biographies diversement conçues, selon la perception que chaque biographe a de l’écrivain et de son œuvre, des livres-hommages, qui sont de la pure littérature ou d’albums photographiques etc.
Essayer un renouveau dans l’approche de la vie et de l’œuvre de Marguerite Duras, par l’orientation de l’analyse vers la réception et la figure du lecteur, est-ce possible ? C’est du moins notre défi, car un écrivain de la notoriété de Marguerite Duras mérite une évaluation de son rapport à son lectorat, à une confrontation des différents points de vue critiques, à une analyse des témoignages et des gestes critiques réalisés au fil du temps, afin de pouvoir composer ou reconstituer de manière objective le puzzle de sa construction identitaire. Cette construction est fondée sur le triangle auteur-œuvre-lecteur et sur l’interaction entre ces trois instances. De ce point de vue, Duras se voit engagée avec son lecteur dans une relation plurielle qui commence par la relation auto-myhto-biographique, suivie de la relation biographique, journalistique, médiatique, mimétique (les parodies, les caricatures), photographique ou psychanalytique. L’absence d’une de ces trois instances peut conduire à des conclusions erronées et incomplètes sur la personnalité d’un écrivain.
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Michel Picard, La lecture comme jeu, essai sur la littérature, Ed. de Minuit, 1986, p. 242
Marguerite Duras, C’est tout, P.O.L., 1999, p. 21
Sophie Bogaert, Dossier de presse Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul de Marguerite Duras (1964-1966), Editions de l’IMEC et 10/18, 2006
Les lectures de Marguerite Duras, ouvrage publié avec le soutien du LERTEC, de la Région Rhône-Alpes et du Centre culturel de la Tourette, présenté par Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, PUL, 2005
Voir le résultat de l’enquête dans l’article « Marguerite Duras dans le discours social », par Michel P. Schmitt, op. cit., p. 175-183 Pour résumer, quatre personnes sur cinq affirment qu’elle connaissent Duras et le manifestent en donnant d’elle des définitions sommaires, mais justes. Deux d’entre elles ont vu ou lu au moins une œuvre de Duras. Beaucoup de lecteurs proposent plusieurs titres de l’écrivain, de sorte qu’on parvient à une moyenne de deux titres par lecteur. Sa célébrité est relativement récente : 7% seulement de son lectorat l’ont connue avant 1985, près de moitié de l’ensemble fréquente son œuvre depuis la publication de L’Amant en 1984 et depuis son décès en 1996. Sa légitimation et sa classicisation ont en revanche commencé très tôt, car Duras est présente dans les manuels scolaires dès la période 1966-1971. Dix ans avant sa mort, elle est présente dans plus de 100 manuels scolaires. Duras a aussi des lecteurs inattendus à avoir lu L’Amant, mais qui ignorent le reste de son œuvre. Il s’agit des agriculteurs, des hommes et des femmes employés et des ouvriers. On y trouve aussi des secrétaires et des infirmières, mais aucun cadre et surtout pas d’enseignants. C’est en quelque sorte l’effet de l’entrée de Duras dans les Monoprix, comme le signalent les journaux et les lecteurs déçus par l’auteur de L’Amant, qui devient trop accessible au public.
En ce qui concerne l’attention accordée à Duras dans le milieu universitaire, nous signalons un nombre de 59 thèses soutenues entre 1987 et 2005 à son sujet. (Cf. L’Atelier National de Reproduction des Thèses)
Œuvres et critiques, XXVIII, 2 (2003), sous la direction de Catherine Bouthors-Paillart, Editions Gunter Narr, Tübingen, 2003
Lire Duras, coll. « Lire » dirigée par Serge Gaubert, numéro présenté par Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, PUL, 2000
Le terme appartient à Felix V. Vodička, cité par Jean Starobinski dans la « Préface » au livre de Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 14
Il faut rattacher à l’Ecole de Constance les noms de Jurij Striedter, Wolfgang Preisendanz, Manfred Fuhrman, Karlheinz Stierle et Rainer Warming.
Voir Jauss, op.cit. , p.25
Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique. Enjeux contemporains, Editions Champ Vallon, 2005
En reprenant G. Gervinus (Schriffen zur Litteratur, Berlin, 1962, p. 4), Jauss écrit : « Ces livres ont peut-être toutes sortes de mérites, mais du point de vue de la science historique ils n’en ont guère. Ils suivent chronologiquement les divers genres littéraires, ils alignent les écrivains selon la chronologie - comme d’autres alignent les titres des livres - et s’efforcent de caractériser tant bien que mal auteurs et œuvres. Or, ce n’est pas là de l’histoire ; c’est à peine un squelette d’histoire. » Cf. Jauss, op. cit., p.26
Jauss emprunte la notion de « fusions des horizons » à G. Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, 1976, p. 147. (H. R. Jauss, op. cit., p. 17)
Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, éd. Pierre Margada, Bruxelles, 1976,
Cette thèse constitue l’un des mots-clés de l’Introduction à une esthétique de la littérature, de Gaëtan Picon, Paris, 1953, p. 90
H. R. Jauss, op. cit. , p. 50
W. Iser, op. cit., p. 8
H. R. Jauss, op. cit. , p. 23-26
H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Galimard, 1978, p. 23-26
Cf. Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1993, p. 95. Jouve prend pour exemple Tristan et Iseut qui a modifié l’équilibre amoureux de plusieurs générations. Certaines âmes tourmentées du romantisme sont allées se suicider sur la tombe de Rousseau. C’est la « signification » de l’œuvre - définie comme le passage du texte à la réalité - qui fait de la lecture une expérience concrète.
Michel Picard, La Lecture comme jeu. Essai sur la littérature, Editions de Minuit, 1986, pp. 11, 13 et 48
V. Jouve, op. cit., p. 23
Cf. Jouve, op. cit. ,p. 24
W. Iser, L’acte de lecture, Théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, Ed. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1976, p. 70, cité par Jouve, op. cit., p. 29
J. Lintvelt, Essai de typologie narrative, Corti, 1981
Cf. Lintvelt, op. cit., p. 22, cité par Jouve, op. cit. , p. 30 Pour argumenter cela, Jouve choisit un passage du Roman comique de Scarron, où le narrateur s’exprime à la première personne : « Je suis trop homme d’honneur pour n’avertir pas le lecteur bénévole que, s’il est scandalisé de toutes les badineries qu’il a vues jusqu’ici dans le présent livre, il fera fort bien de n’en lire pas davantage, car en conscience il n’y verra pas d’autre chose, quand ce livre serait aussi gros que le Cyrus. »
U. Eco, cité par V. Jouve, op. cit., p. 31
Michel Picard, Lire le temps, Paris, Hachette, 1993, p. 16
Michel Picard, op. cit., p. 133, cité par Jouve, op. cit. , p. 34
Ibid.
G. Genette, Seuils, éd. du Seuil, coll. « Poétique », sous la dir. de G. Genette et T. Todorov, 1987