Première partie : Duras par Duras

Si l’on veut parler de Duras, il faut dans un premier temps l’écouter parler d’elle-même. Sa voix, sa vie, ses réponses données lors de diverses interviews, ses lettres, ses préfaces, ses dédicaces qu’elle choisit pour quelques-uns de ses livres, ses manuscrits, ses silences, ses blancs, tout cela c’est Duras. La manière la plus honnête, peut-être, avant de commencer l’étude de la réception d’un écrivain, c’est de le laisser parler de lui-même pour faire ensuite le tour de diverses lectures de son œuvre.

Pourquoi tout d’abord l’écrivain ? Parce que l’œuvre littéraire « a son origine dans le regard que l’auteur porte sur le monde », répondrait Iser. 32 Ce regard de l’auteur dont Iser parle, visible dans le texte, « perce les représentations du monde, les systèmes, les interprétations et les structures » 33 , pouvant ainsi influer sur la réception de l’œuvre. Certains éléments empruntés à ce monde sont « absorbés » dans le texte, explique Iser, ce qui « affecte » et « modifie » leur signification. Ces éléments appartenant au monde chargent aussi de connotations certains actes accomplis par l’écrivain et qui ont un rapport direct soit avec le texte, soit avec le lecteur. Dans cette perspective, tout l’appareil paratextuel durassien (choix des titres, dédicaces, préfaces), l’onomastique et la correspondance, constituent un riche matériel d’étude du rapport de Duras à elle-même et à ses lecteurs. On se demande dans cette perspective si les motivations qui siègent derrière le choix du pseudonyme et des titres, par exemple, ou bien si les éléments utilisés par l’écrivain dans le régime d’adresse au lecteur, réussissent à dresser le portrait de Marguerite Duras avec le même succès que le fait un critique littéraire ou un journaliste dans un article de presse. Ce portrait ressemble-t-il à celui que la critique littéraire ou journalistique lui dresse à travers les articles ? Qu’est-ce que Duras laisse-t-elle lire sur elle-même à travers les éléments paratextuels évoqués ? Qui est en fait Marguerite Duras ? Est-ce vrai que Duras a le génie des titres ?

Nous nous proposons donc un portrait de l’écrivain visible dans les éléments paratextuels, mais surtout dans la correspondance de Marguerite Duras avec plusieurs catégories de lecteurs. Nous allons pouvoir connaître ainsi Duras à travers sa correspondance avec « les grands lecteurs » de son œuvre, qui sont ses confrères, tels Blanchot, Michel Foucault ou encore Samuel Becket et à travers sa correspondance avec ses éditeurs, ses intimes (les compagnons, la famille), ses amis collaborateurs dans le cinéma (Jean-Marc Turine) ou ses camarades, partenaires politiques.

La réception d’une œuvre littéraire est un vrai processus qui débute par la perspective de l’auteur, passe par différents « actes de sélection et de combinaison » du lecteur (qu’il soit l’auteur lui-même qui jette un regard sur le monde, qu’il soit un lecteur extérieur) et finit par l’expérience esthétique de ce dernier. 34 Dans l’étude de la réception littéraire, l’interaction entre le lecteur et le texte produit l’effet littéraire. C’est dans cette perspective qu’Iser voit dans le texte littéraire une forme de communication. Tout l’appareil paratextuel (Genette), ainsi que l’étude génétique du texte durassien ont un impact considérable sur le lecteur. Le grand défi de notre étude est de voir si le portrait que Durasdresse d’elle-même correspond à la réalité vue par les lecteurs. Peut-on parler d’un autoportrait volontairement mythifié par l’écrivain ? Cette interrogation repose sur l’idée avancée par la critique que les éléments « empruntés » par Duras à ce monde modifient leur signification tout en devenant mythe. Duras change-t-elle de visages ?

Ecouter Duras parler d’elle-même, c’est tenir compte de tous les éléments paratextuels de son œuvre, chacun d’entre eux pouvant influencer la réception. Il est fort possible que quelqu’un se demande ce qu’un blanc, un silence ou bien une annotation en marge d’un manuscrit, sans aucune relation apparente avec l’ensemble du texte, pourraient signifier. En tant que forme de communication, le texte parle de lui-même et de son auteur. Si l’on tient compte de la différence que Roland Barthes fait entre « signaler » et « signifier », nous constatons que les éléments du texte peuvent ne rien signifier, mais signaler beaucoup de choses 35 . L’écriture de Duras signale et signifie en même temps. Elle signale des réalités qui, par un fin processus de mythification, arrivent à signifier. C’est sa manière d’écrire la littérature, la vie. Passionnée par les faits réels (Outside, L’Eté 80), Duras les transforme en fictions ou autofictions. C’est un jeu auquel elle participe et invite aussi le lecteur. L’étude de la lecture est d’ailleurs possible, comme le disait Picard 36 , par le jeu, car « la littérature », affirme le philosophe du langage, « est la forme la plus adulte, la plus socialisée, la plus civilisée du jeu ». 37 Duras joue avec la réalité ; elle ne la vit pas dans ses livres, car elle « l’a vécue comme un mythe ». 38 C’est ainsi que sa vie, sa biographie, les éléments qu’elle y emprunte pour ses livres deviennent une vraie mythographie ou une autofiction. 39

Quant à la phonoréception de Marguerite Duras (ses apparitions à la télévision et ses interventions à la radio) et à tout l’appareil paratextuel dont elle use dans ses écrits, le jeu n’y manque non plus, dans ses aspects plus ou moins heureux. Tout cela influence la réception de l’œuvre durassienne qui s’opère à travers l’actualisation des textes ou des circonstances littéraires par le lecteur qui lit, dit Jauss 40 , la critique qui réfléchit et l’écrivain lui-même, incité à produire à son tour selon l’horizon d’attente qui leur est propre.

Une forme spéciale de la critique est celle qui se dirige vers l’aspect immanent de l’œuvre, tel que l’envisage Genette dans un de ses écrits. 41 La critique immanente considère les œuvres en elles-mêmes, sans se soucier des circonstances historiques ou personnelles, tout en prenant en compte les « dits » de l’auteur, à diverses occasions, comme c’est le cas des interventions publiques de Duras 42 . Par exemple, au moment de la parution du Ravissement de Lol V. Stein 43 , Marguerite Duras parle à Pierre Dumayet à la télévision de la façon dont lui sont venus les personnages, de leurs liens avec sa propre vie, du mouvement de son écriture. A cette occasion, elle raconte, par exemple, l’histoire de la rencontre avec Lol V. Stein. Elle l’a vue dans un bal de Noël, dans un asile psychiatrique des environs de Paris. Au cours de ce bal, Lol 44 était comme « une automate ». Elle frappe le regard de l’écrivain par sa beauté, sa jeunesse (âgée de trente ans environ) et par le fait qu’elle n’a pas l’air du tout d’être malade. Duras établit en même temps une ressemblance entre l’état mental de cette femme, qui frôle la folie, et son propre état psychique, marqué par la souffrance provoquée par l’abstinence d’alcool. En effet, l’écrivain avoue sa peur d’être touchée par la folie. Plus tard, en 1992, elle réagit avec une grande émotion devant ses propos télévisés 45 . Elle dit à Pierre Dumayet que ce livre est issu d’un « lieu personnel », en référence à certains aspects autobiographiques qu’il comporterait, dont l’image de la mère. Aucun autre livre d’avant Le Ravissement de Lol V. Stein ne contient d’éléments autobiographiques, dit Duras, en annulant en cela toute allusion à la vie personnelle de l’écrivain faite par diverses voix à la lecture de ses livres. Duras parle en 1992 à Pierre Dumayet profondément émue par ce qu’elle dit en 1964 à propos de son écriture: « Je suis très émue. C’est la sincérité qui me frappe. Il ne faut pas le passer à la télévision. Il faudrait le passer aussi parce que les gens vont être fous de ça ; parce que dans aucun article on a dit ce que je dis. Il y a eu beaucoup de livres sur moi. On ne l’a jamais dit comme ça, avec cette conviction. Vous me suivez admirablement, comme si vous me guettiez. » 46 C’est un auto-témoignage, un Duras par Duras qui vient affronter les spéculations de la critique transcendante (Genette) 47 , celle qui explique l’œuvre par des raisons extérieures.

Notes
32.

W. Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, Ed. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1976, p. 9

33.

Ibid.

34.

Ibid., p. 11

35.

Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Ed. du Seuil, (1953 et 1972), 2001, p. 9

36.

M. Picard, La lecture comme jeu, Les Editions de Minuit, 1986, p. 10

37.

Ibid., p. 13

38.

Entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 278, juin 1990, p. 19

39.

Cf. Jacques Lecarme, L’autobiographie, Paris, Ed. Armand Colin, 1997

40.

H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Galimmard, 1978, p. 52

41.

Voir G. Genette, Figures V, Paris, Seuil, fév. 2002, pp. 12-13

42.

Dits à la télévision, entretiens avec Pierre Dumayet, atelier E.P.E.L., 1999

43.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964

44.

Duras l’appelle Lol V. Stein à cause de Loleh Bellon qu’elle voulait dans le rôle de cette femme. (Cf. entretien avec Pierre Dumayet, op. cit., p. 10)

45.

« Le ravissement de la parole », par Jean-Marc Turine (1992), Paris, Bibliothèque publique d’information

46.

Entretien avec Pierre Dumayet, op. cit., p. 23

47.

G. Genette, op .cit., p. 13