L’œuvre durassienne entre autobiographie et mythe

Le plaisir du mythe et l’autofiction : la ruse de l’écrivain

«Mythographie » et « autofiction » sont deux termes qui désignent le caractère d’une œuvre dans laquelle un écrivain introduit des éléments de la réalité immédiate, de sa vie ou de la vie des autres, tout en leur conférant une signification universelle, mythologique. Autofiction et autobiographie sont deux tendances entre lesquelles s’inscrit l’œuvre durassienne, deux thèses à prouver ou à contredire et deux interprétations possibles évoquées par la critique à l’égard de l’écriture durassienne. Mais pourquoi s’attaquer dès le début de notre étude à la question de l’autobiographie et de l’autofiction dans l’œuvre de Duras ? Cet aspect est-il d’une importance primordiale dans l’analyse de la réception de cet écrivain ? Certainement, il est important de faire le point sur ce que l’écrivain dit à ce sujet, sur la manière dont elle brouille les pistes et les frontières entre réalité et fiction, ainsi que sur les motivations qu’elle dit avoir eues et qui l’ont poussée vers l’écriture. En connaissant son point de vue sur ces aspects, il devient plus intéressant d’analyser les réactions des lecteurs, de voir la manière dont elle est reçue au fil du temps, de comparer et de confronter les divers portraits qu’on dresse d’elle. Quelle est finalement l’image qu’on garde ou qu’on doit garder de ce grand écrivain ?

Marguerite Duras dit avoir « vécu le réel comme un mythe » 48 , contestant ainsi toute référence directe à sa vie privée dans son œuvre. Dans la réception de Duras on peut déterminer d’ailleurs deux directions de la critique qui ont comme point de départ la source d’inspiration de l’écrivain : s’il s’agit de sa propre vie, alors Duras fait dans ses livres son autobiographie 49 tout simplement, comme le soutiennent Aliette Armel et Joëlle Pagès-Pindon, par exemple. En revanche, s’il s’agit d’une réalité imaginée, fictionnelle, métamorphosée, alors Duras est un artiste de l’autofiction 50 . C’est dans cette perspective que nous accordons une place primordiale aux aveux de Marguerite Duras faits dans ses livres, devant les caméras, à la radio, dans les préfaces etc. Et si la vérité était à mi-chemin entre ces deux tendances ? Rien ne peut surprendre le lecteur, car, il faut le noter dès le début, Marguerite Duras aime brouiller les pistes et mettre en difficulté le raisonnement du lecteur. L’ambiguïté est le mot-force de son existence. Qui est alors Marguerite Duras et comment cet écrivain est-il reçu par ses lecteurs ? Que leur laisse-t-elle comprendre ?

Le terme d’« autofiction » a été lancé en France par Serge Doubrovsky dans Fils (1977) 51 . C’est par le péritexte qu’advient ce néologisme, puisque la quatrième de couverture de ce roman, en caractères rouges et italiques, propose le terme de préférence à autobiographie. Cet emploi ludique a été justifié et théorisé par l’auteur dans un article assez bref, de 1980, intitulé « Autobiographie / Vérité / Psychanalyse ». 52 L’autofiction est d’abord un dispositif très simple 53 , soit un récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman. Ce pourrait être aussi un récit qui se donne comme fictif mais qui est traversé par de multiples effets autobiographiques. 54 Quelle qu’en soit la définition, l’autofiction ne s’oppose pas à l’autobiographie, mais en devient, « sinon un synonyme, du moins une variante ou une ruse : Doubrovsky s’avancerait masqué, derrière l’allégation péritextuelle de roman » 55 . C’est une formule qui fonctionne très bien chez Marguerite Duras qui sous-intitule le recueil de récits Des journées entières dans les arbres « roman » 56 . Pourquoi l’intituler de cette manière, sachant que ce livre comprend quatre nouvelles sans aucun rapport entre elles ? Ou bien s’agit-il ici d’une ruse de l’écrivain qui veut diriger le regard du lecteur loin de toute lecture aux dénotations autobiographiques ? En effet, à une lecture plus attentive du premier récit, qui porte le titre du recueil, on peut identifier quelques effets autobiographiques, renvoyant à l’image de la mère et du grand frère, thème repris dans plusieurs livres durassiens.

La fiction se limite aussi à « une pensée des effets » 57 . Pourtant, à la différence de l’autofiction barthésienne, Lecarme met en évidence le fait que cette « pensée des effets » chez Doubrovsky ne congédie nullement l’ « instance de vérité » 58 . L’autofiction réside, selon Lecarme, dans le montage et l’intervalle lacunaire de deux récits, l’un fictif, l’autre non fictif 59 . Une hétérogénéité du même ordre se lit dans les textes réunis par Duras sous le titre La Douleur 60 . Des préfaces internes contradictoires entrent en résonance : l’une 61 énonce qu’« il s’agit d’une histoire vraie jusque dans le détail », l’autre 62 avertit que « c’est inventé : c’est de la littérature ». Le journal de la narratrice, intitulé précisément La Douleur, n’est, certes, pas un faux journal 63 , mais tout de même un journal décalé par rapport à l’événement, et par conséquent reconstitué, fictionnalisé. Lecarme voit dans l’ensemble de ces textes un va-et-vient entre le fictif et l’autobiographique. Ce qu’il ne faut pas oublier dans cette perspective de l’autobiographie, c’est le rôle du lecteur, dont l’attitude est loin d’être négligeable. Thomas Clerc attire l’attention sur le lecteur qui, dans certains cas, décide ou non de lire une œuvre de manière autobiographique. 64 Dans le cas précis de La Douleur et des récits qui suivent ce Journal (Monsieur X dit ici Pierre Rabier, Albert des Capitales, Ter le milicien, L’Ortie brisée), l’écrivain dit avoir rédigé des pages entières sur des événements « horribles à supporter », sans se rappeler exactement les circonstances de l’écriture, et fait comprendre au lecteur que ces récits sont de la littérature. Elle réécrit en fait des pages qu’elle trouve quarante ans plus tard. Ce sont des « pages sacrées » 65 , qu’il faut apprendre à lire, prévient l’écrivain. Libre au lecteur de les prendre pour une autobiographie ou pour de la littérature.

L’autofiction implique des jeux complexes de la mémoire et de l’imagination. Un écrivain prend un risque absurde à trop vouloir avérer son passé, car la littérature c’est de la « mémoire invérifiable » 66 . François Nourissier témoigne avoir utilisé la première personne et les apparences de la confession afin de donner à un récit « ce frémissement inséparable de l’autobiographie (frémissement du style et malsaine excitation du lecteur) » 67 , qu’il contrôle mieux que toute autre forme d’expression. Ce mélange d’imagination et de mémoire est l’outil dont s’est servie Duras pour écrire La Douleur. Les miettes d’un passé souvenu et l’esprit imaginatif de l’auteur forment un ensemble inséparable qui s’inscrit dans ce qu’on peut appeler un mythe personnel, invérifiable, inédit.

Notes
48.

Entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 278, juin 1990, p. 19

49.

Voir parmi d’autres Aliette Armel, Marguerite Duras et l’Autobiographie, Le Castor astral, 1990

50.

Ici s’inscrivent plusieurs voix critiques, telles que Jacques Lecarme, Sylvie Loignon etc.

51.

Cf. Jacques Lecarme, L’autobiographie, Paris, Ed. Armand Colin, 1997, p. 268

52.

« Autobiographie/Vérité/Psychanalyse » in Serge Doubrovsky, Autobiographiques. De Corneille à Sartre, Ed. des PUF, 1988, p. 61-79, cité par J. Lecarme, op. cit.

53.

Cf. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1975, p. 28-31

54.

Thomas Clerc, Les écrits personnels, Paris, Hachette, 2001, p. 123

55.

Jacques Lecarme, op.cit.

56.

Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres, Paris, Gallimard, 1955

57.

Jacques Lecarme, L’autobiographie, Paris, Ed. Armand Colin, 1977, p. 278

58.

Ibid., p. 269

59.

Cf. Jacques Lecarme, op.cit., p.278

60.

M. Duras, La Douleur, Paris, P.O.L., 1985

61.

Op. cit., p. 86

62.

Op. cit., p. 184.

63.

Cf. J. Lecarme, op.cit., p. 278

64.

Cf. Thomas Clerc, Les écrits personnels, Paris, Hachette, 2001, p. 13

65.

Duras . Romans, cinéma, théâtre un parcours 1943-1993, « Quarto », Gallimard, 1997, p. 1497

66.

Cf. François Nourissier, Bratislava, Ed.Grasset, 1990, p. 32-33, cité par J. Lecarme, op. cit.

67.

Ibid.