Duras et le mythe personnel

Dans cette perspective du mythe personnel, il serait intéressant d’analyser le rapport de Duras à l’histoire, au réel, dont elle ne veut capter que l’ « ombre interne » 68 . Peut-on déterminer la part du fictif et du réel dans l’œuvre de Duras ? Y a-t-il des limites visibles entre les éléments de la vie immanente de l’auteur et ceux de son imagination ?

Un jour, lors d’une discussion avec Michèle Manceaux, Marguerite Duras dit qu’elle n’aime pas le mot « littérature » : « C’est un mot sans force .» 69 Puis elle se demande : « Un texte littéraire, c’est quoi ? » Ne le savait-elle pas ? Michèle Manceaux, qui la connaissait de très près, s’était rendu compte de ce que Marguerite avait déjà préparé comme réponse et lui pose la question : « Quel mot serait meilleur ? » Duras répond : « Oh ! écriture. Oui, c’est ça, l’écrit.» 70 Souvent, elle confesse à Michèle : « L’écrit, j’en parle beaucoup, mais au fond, je ne sais pas ce que c’est ». « Etre écrivain implique de se perdre », dit-elle et puis elle continue : « J’ai découvert que le livre, c’était moi. Le seul sujet du livre, c’est l’écriture et l’écriture c’est moi.» 71 Il y a beaucoup d’autres affirmations que Duras fait au sujet de l’acte d’écrire. Le livre Ecrire, que Duras publie en 1993, offre une analyse détaillée du regard que l’écrivain porte sur l’acte d’écrire et sur les significations de cet acte pour elle-même. Ce qui apparaît comme évident, c’est que l’écriture est la vie même de Duras. Elle vit pour écrire, et elle écrit en s’appuyant sur sa vie. L’écriture rejoint donc sa vie, la dévoile et la cache à la fois. Duras aime mettre en déroute le lecteur. Les articles de presse qui accueillent les livres durassiens au moment de leur parution offrent l’occasion à nombre de journalistes ou de critiques littéraires d’évoquer ce côté ambigu de l’écriture durassienne et combien il est dangereux de s’aventurer sur le terrain d’une interprétation ad litteram de son œuvre 72 .

« Il n’est pas facile de parler de Marguerite Duras, disait à une occasion Maurice Nadeau. Quoi qu’on dise, en effet, de ses livres, on est à peu près sûrs de passer à côté de leur signification cachée (de celle qu’elle a voulu leur donner), tant elle est habile à toujours laisser entendre autre chose que ce qu’elle dit » 73 Le langage, pour elle et pour ses personnages, sert moins à communiquer qu’à masquer des drames tus, sur le point d’éclater, comme on voit dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, qu’à combler des « trous d’être », pour les deux protagonistes du Square, par exemple.

« Ecrire ce n’est pas raconter des histoires », disait Duras, « c’est raconter tout à la fois ». 74 Ce mot « tout » est très englobant, car il n’exclut pas la possibilité de raconter des histoires liées au réel et en même temps empreintes de fictif. Cette question de la source des écrits durassiens a d’ailleurs beaucoup préoccupé les lecteurs. Duras s’est toujours sentie libre de parler d’elle et de ses écrits. Dans les interviews qu’elle a accordées à la radio ou à la télévision 75 ou dans quelques-uns de sesouvrages, elle dévoile la source d’inspiration ou la raison pour laquelle elle a écrit ses livres. Les détails qu’elle donne sont le plus souvent intimes, mais absorbés par le public qui les attend. Pour quelques-uns de ses livres, l’écrivain précise directement leur caractère fictif, ce qui devrait écarter toute autre hypothèse relative à sa vie privée. Mais, avant de parler de ces aspects de la phonoréception de Duras, nous nous arrêtons quelques instants sur l’initiative de plusieurs lecteurs qui se proposent de discerner les traces du réel et celles du fictif dans certains livres de cet auteur.

La question de l’autobiographie et de l’autofiction dans l’œuvre a maintes fois été posée à Duras par ceux qui l’ont interviewée. L’écrivain élude chaque fois la réponse exacte. Elle fait toujours preuve d’une grande habilité pour se soustraire à dévoiler sa vérité. Le radical -lud- du verbe éluder, que nous considérons le plus approprié à être utilisé dans le cas précis de Marguerite Duras, renvoie à l’idée de jeu, de ludique. Duras trompe son lecteur, tue la vérité, mais cela fait du bien. Pourquoi dévoiler en effet la vérité historique? A quoi cela sert-il d’interpréter une oeuvre littéraire en se rapportant à la vie de l’écrivain ? Et pourtant, il y a eu toujours des lecteurs qui ont donné à L’Amant, par exemple, une interprétation exclusivement autobiographique. Duras, quant à elle, évite la réponse ou se contredit dans ses propos afin de projeter le lecteur dans le brouillard. Pourquoi ? Pour inciter le lecteur à la trouver seul ? Pour s’envelopper d’une aura de mystère et pour susciter davantage la curiosité du public sur elle ? Critiques littéraires, journalistes, biographes, proches de l’écrivain ont exercé leur talent à déchiffrer son œuvre et sa vie. Ces lecteurs durassiens réussissent-ils dans leur entreprise ?

Notes
68.

Duras, Marguerite, Le Monde extérieur, P.O.L., 1993, p. 16

69.

Michèle Manceaux, L’Amie. Des journées entières avec Marguerite Duras, Ed. Albin Michel, 1997, p.53

70.

Ibid.

71.

Ibid.p.54

72.

Se reporter dans cette perspective au chapitre suivant qui offre une analyse détaillée de la réception de Marguerite Duras par la presse.

73.

Maurice Nadeau, « Moderato Cantabile »in Arts du 15 /07/1960.

74.

Duras, Marguerite, La Vie matérielle, Gallimard, 1999, Collection Folio, p. 35

75.

Marguerite Duras ou le ravissement de la parole, entretiens radiophoniques choisis et réunis par Jean-Marc Turine, coffret de 4 CD d’archives sonores de la BPI, Centre Pompidou