Le devenir d’un nom : de Donnadieu à Duras et l’ambiguïté comme outil de la mythographie durassienne

La célèbre affirmation de Duras : « L’histoire de ma vie n’existe pas ! » a fait couler beaucoup d’encre. Comme l’écrit Claude Burgelin, « pas de centre », juste une « forteresse vide » 131 autour de laquelle s’est construite celle qui est devenue « par revanche ou passion » 132 Duras. Par les mots qu’elle écrit dans l’Amant : « Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un. Ce n’est pas vrai, il n’y avait personne » 133 , Duras laisse entendre qu’elle fait de sa vie et de son œuvre une sorte d’auto-mytho-fiction. Claude Burgelin suggère la construction d’une vraie mythographie surtout quand il s’agit de l’image paternelle dans l’œuvre durassienne. Ceci a été nécessaire à cause de l’inexpliqué et de l’inexplicable (de la perte, du trou de mémoire etc.) autour de la provenance et de la généalogie de l’écrivain. Quant au père de Duras, il n’y a, selon Claude Burgelin, que quelques pièces du puzzle qui peuvent former ce fantôme que fut Henri-Emile Donnadieu. Ainsi le prénom du père est entouré d’une aura de mystère, car sur son acte de naissance apparaît le prénom de Henri, alors que sur la pierre tombale on peut lire Emile. Cette incongruité qui existe au sujet du prénom du père est mise en exergue aussi par Sylvie Loignon dans son livre Marguerite Duras 134 . Dans le même temps, il est à signaler aussi la confusion qui plane sur l’âge de Duras au moment de la mort de son père. A en croire Laure Adler, cette confusion est entretenue par l’écrivain même, lorsqu’elle avoue qu’au moment de la disparition de son père elle « était très jeune », sans préciser l’âge 135 . Ce manque de détails de la part de l’écrivain atteste son désir de laisser planer le doute, car elle ne s’est jamais proposé de réaliser une autobiographie, la fiction étant son principal outil d’écriture. Par ailleurs, Claude Burgelin cite Frédérique Lebelley, qui dit que Duras aurait confirmé en 1988 que son père avait disparu quand elle avait quatre ans, donc en 1918, le 4 avril. En fait, tient à préciser le critique, Emile Donnadieu est mort à l’âge de quarante-neuf ans, le 4 avril 1921, alors que Marguerite avait sept ans 136 . La même version est soutenue par Sylvie Loignon et Laure Adler. Pourtant, les biographies existantes restent encore bien imprécises sur les datations. On voit bien comment la disparition de ce père est devenue « objet de broderies et de déformations, d’ignorances entretenues et de travestissements volontaires » 137 . Aux origines de Marguerite Duras il y a la rupture et le silence. Michèle Manceaux le note : « Marguerite ne me précise aucun fait. Ou bien elle en donne plusieurs versions. Même sur les noms de lieux, le village où sa mère s’est retirée, celui de la naissance de son père, elle reste évasive. » 138

Quel est en fin de compte le rôle de tous ces détails ? Ils ne sont importants que si l’on essaie de découvrir la manière dont ils ont influencé l’œuvre de Duras. Quel souvenir en garde Duras ? Elle affirme à la radio en 1984 : « Je n’ai pas souffert du manque de père ; comment souffrir de l’abandon de quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? » 139 Le père part se faire soigner en France. « Trois années », écrit Frédérique Lebelley, « sur lesquelles rien n’est dit aux enfants. » 140 Un grand silence est gardé sur le départ et sur la maladie du père. Dans cette « famille en pierre », commente C. Burgelin tout en reprenant Duras, « pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun, on ne cesse de tuer la mémoire : aucune fête n’est célébrée, mais aucun mort non plus, aucune sépulture, aucune mémoire ». 141 Cette distance que Duras prend à l’égard de son père est mentionnée aussi par Laure Adler dans sa biographie de l’écrivain. « J’étais très jeune », affirme Duras, « lorsque mon père est mort. Je n’ai manifesté aucune émotion. Aucun chagrin, pas de larmes, pas de questions… Il est mort en voyage. Quelques années plus tard, j’ai perdu mon chien. Mon chagrin fut immense. C’était la première fois que je souffrais tant. » 142 Pourtant, dit Laure Adler, le temps a déformé les souvenirs de Marguerite Duras, car trois ans avant de mourir, elle avoue sa grande tendresse pour son père. Pour Duras, la mort du père « a été plus la confirmation d’une absence que l’irruption soudaine d’un malheur » 143 . Dans la vision de Frédérique Lebelley, le père « a l’air d’un visiteur, d’un voyageur, d’un absent » 144 , dont le nom ne signe que « la paix de l’oubli ». 145

Selon Genette, le nom d’auteur peut revêtir trois formes principales, sans compter quelques états mixtes ou intermédiaires. Ou bien l’auteur « signe » de son nom d’état civil, et c’est le cas de l’onymat, qui est le plus fréquent ; ou bien il « signe » d’un faux nom, emprunté ou inventé, et c’est le cas du pseudonymat ; ou bien il ne « signe » d’aucune façon, et c’est l’anonymat. 146 En ce qui concerne Marguerite Duras, nous pouvons constater une double préférence : pour ses débuts littéraires, elle signe de son nom de jeune fille, Donnadieu (L’Empire Français, 1940et un texte resté inédit, l’Horreur 147 ), mais à partir de Les Impudents, 1943, elle choisit le pseudonyme Duras, « hommage à la terre paternelle ». Comme l’écrit Claude Burgelin : « La déracinée qu’elle est va écrire sous la protection de l’imaginaire de la terre et de la racine, dans la filiation imaginaire de la terre du père en lieu et place de la filiation symbolique du nom.» 148 Ce changement de nom est selon Dominique de Gasquet une renaissance, un essai d’affronter la mort, car, par ce nom, « Marguerite Duras semble tenir à distance et la mort du père, disparu lorsqu’elle avait quatre ans, et la mort de Dieu qui a retenti dans l’Occident depuis Nietzsche. » 149

Marguerite Donnadieu, Marguerite Duras, Duras, Marguerite, M.D. : comment la nommer ? Secrète ou impudique, militante ou narcissique, sublime ou pathétique, rusée et ambiguë, comment la décrire ? Elle devient dans son nom même une figure littéraire : « M.D. » et ses initiales à elles seules font partie de la littérature, constate Sylvie Loignon 150 . Marguerite Duras fait d’ailleurs cette déclaration à Luce Perrot : « Le type de littérature que je pratique est scandaleux. J’écris dehors, de façon indécente. Ce que d’ordinaire on cache, je l’écris au grand jour.» 151 Elle est consciente que son nom représente une puissance, une autorité même en matière de littérature, car, dans son livre C’est tout, en répondant à la question de Yann Andréa « Vous êtes qui ? », elle dit: « Duras, c’est tout. » 152 Et tout de suite après, interrogée sur ce qu’elle fait, Duras, elle répond : « Elle fait la littérature ». La force de sa réponse consiste justement en l’emploi de cet article défini, généralisant et exclusif à la fois, la, qui fait croire que la littérature, la vraie littérature, est le fruit de son intelligence à elle et à elle seule, de son inspiration, de son génie. Cette conscience de soi, de la valeur personnelle, cette ambition et cet esprit combattant, offensif, ont fait de Duras un nom, une célébrité.

Signer donc une œuvre de son propre nom tient parfois à une raison plus forte ou moins neutre que l’absence de désir, par exemple, de se donner un pseudonyme. C’est évidemment le cas d’une personne déjà célèbre qui produit un livre dont le succès pourra tenir à cette célébrité préalable, selon Genette. 153 Le nom n’est plus alors une simple déclinaison d’identité, c’est le moyen de mettre au service du livre une identité, ou plutôt une « personnalité » 154 . L’usage du nom fictif, ou du pseudonyme, a depuis longtemps fasciné les amateurs et embarrassé les professionnels. En effet, ce qui est important pour nous, c’est l’effet produit par cet élément péritextuel sur le lecteur ou sur le public en général. Quel impact ce nom de plume, Duras, a-t-il sur le lecteur, mais aussi sur l’écrivain elle-même ? Pour Duras, ce pseudonyme lui donne-t-il plus de confiance en soi, plus d’autonomie par rapport à la séparation de la mère ? La piste psychanalytique d’interprétation de ce geste durassien n’est pas exclue, car, comme l’avoue Duras elle-même, la mère est un obstacle dans l’épanouissement par l’écriture de la fille 155 .

Il est important peut-être de parler dans cette perspective de la distinction faite par Genette entre l’effet de tel pseudonyme, qui, selon lui, « peut fort bien se produire en toute ignorance du fait pseudonymique » 156 et l’effet-pseudonyme, qui dépend au contraire d’une information sur le fait et qui est dicté par une certaine intentionnalité. En ce qui concerne Duras, les études réalisées à ce sujet autorisent l’encadrement de son choix pseudonymique dans ce que Genette appelle l’effet-pseudonyme. Ainsi, Genette dit qu’un certain nom peut, dans l’esprit d’un lecteur, induire tel ou tel effet de prestige, d’archaïsme, d’exotisme qui influera sur la lecture de l’œuvre en question, même si ce lecteur ignore tout des conditions (« motifs », « manières ») de son choix, et même encore s’il le prend pour le véritable nom de l’auteur 157 . Selon Genette, l’effet d’un pseudonyme n’est pas, en soi, différent de celui de n’importe quel nom, si ce n’est qu’en l’occurrence le nom peut avoir été choisi en vue de cet effet. En général ce sont les biographes qui s’intéressent surtout aux motifs du choix d’un pseudonyme (modestie, précaution, souci d’éviter les homonymes etc.) et aux manières de le faire (prendre un nom de pays, le tirer du livre même, changer de prénom, se passer de prénom, faire de son prénom un nom, abréviations, allongements, anagrammes etc.). Mais peu d’entre eux, constate Genette, se sont proposé de faire un calcul de cet effet. L’effet-pseudonyme est l’effet produit par le fait même que Duras, par exemple, ait décidé un jour de prendre ce pseudonyme, qui est en fait un toponyme (le pays de Duras). En réalité, le choix d’un pseudonyme est en soi une œuvre d’art (Genette). Quant aux motifs du changement de nom chez Duras, les opinions son diverses et intéressantes à la fois. En revanche, une chose est sûre, confirmée aussi par Starobinski : « Lorsqu’un homme se masque ou se revêt d’un pseudonyme, nous nous sentons défiés. Cet homme se refuse à nous. Et nous voulons savoir… » 158 . Selon la terminologie de Genette, le cas de Duras est un polyonymat, car elle « signe » ses livres de son nom légal, aussi bien que de son pseudonyme.

Entrée en 1937 au Ministère des Colonies, Marguerite Donnadieu consigne en 1940 un livre intitulé L’Empire Français. Elle a déjà commencé à écrire et se veut romancière, comme en témoigne une lettre qu’elle adresse le 26 février 1940 à Gaston Gallimard pour lui présenter le manuscrit de son premier roman, La Famille Taneran. Ce manuscrit n’a aucun rapport avec le premier livre, L’Empire Français, qui « n’était qu’un ouvrage de circonstance », comme l’avoue l’écrivain même dans sa lettre. 159 C’est avec La Famille Taneran qu’elle désire débuter dans le roman. Pour convaincre Gaston Gallimard de la valeur de son livre, Duras, à l’époque encore Donnadieu, n’hésite pas à dire qu’avant de lui soumettre ce manuscrit, elle l’a fait lire par Henri Clouard et André Thèrère, dont les noms n’ont pas d’écho particulier, mais auxquels il a beaucoup plu. Ils l’ont engagée d’ailleurs à le faire publier. Dans la même lettre, elle parle aussi de la confiance qu’elle a en leur jugement. Malheureusement, Gaston Gallimard n’est pas du même avis et les éditions Gallimard refusent le manuscrit qui sera publié plus tard par Plon, en 1943, sous le titre Les Impudents. 160

Par ailleurs, au fil du temps, le pseudonyme de « Duras » a mis à l’épreuve l’imagination et l’esprit critique de beaucoup de chercheurs qui ont essayé de lui trouver une explication, une application ou une interprétation par rapport à l’œuvre de l’écrivain ou à sa vie privée.

Notes
131.

Claude Burgelin, « Le père: une aussi longue absence » in Lire Duras, Ecriture-Théâtre-Cinéma, textes réunis par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p.41.

132.

Ibid.

133.

Marguerite Duras, L’Amant, Minuit, 1984, p. 14

134.

Sylvie Loignon, op. cit., p. 19

135.

Cf. Laure Adler, op. cit., p. 59

136.

Cf. Claude Burgelin, op. cit., p. 43

137.

Ibid.

138.

Michèle Manceaux, L’Amie, Albin Michel, 1997, p. 210

139.

Cf. Claude Burgelin, op.cit.

140.

Frédérique Lebelley, op. cit., p. 15

141.

Marguerite Duras, L’Amant, p. 69, cité par C. Burgelin, op. cit.

142.

Marguerite Duras à François Peraldi citée par Christiane Blot-Labarrère, Marguerite Duras, coll. Les Contemporains, Seuils, 1992, p. 42, reprise par Laure Adler, op. cit., p. 60

143.

Laure Adler, op. cit. , p. 61

144.

Frédérique Lebelley, op. cit., p. 15

145.

Ibid., p. 109

146.

Gérard Genette, op. cit, p. 40

147.

Cf. Duras -romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997, p. 13

148.

Claude Burgelin, « Le père : une aussi longue absence », dans Lire Duras, Ecriture-Théâtre-Cinéma, textes réunis par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p.51.

149.

Dominique de Gasquet, « De Donnadieu à Duras », in Duras, Dieu et l’écrit, Actes du colloque de l’ICP, sous la direction d’Alain Vircondelet, éd. du Rocher, 1998, p. 284

150.

Sylvie Loignon, Marguerite Duras, L’Harmattan, 2003, p.5.

151.

« Au-delà des pages », entretien de Marguerite Duras avec Luce Perrot, réalisation Luce Perrot, février-mars 1988, diffusé sur TF1 du 26 juin au 17 juillet 1988

152.

Marguerite Duras, C’est tout, POL, 1999, p. 21

153.

Cf. G. Genette, op.cit., p. 40

154.

Pour le rapport décisif du nom de l’auteur avec l’autobiographie et l’identité avec celui des héros, voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, éd. du Seuil, 1975

155.

Ce rapport tendu mère-fille est plusieurs fois exploité dans les livres durassiens, dès Un Barrage contre le Pacifique, en passant par Le Ravissement de Lol V. Stein (Lol attend que la mère meure pour regagner l’état de l’enlèvement à soi, de remplacement, où elle est tombée le soir du bal, qui la protège contre la folie) et jusqu’à L’Amant.

156.

Cf. G. Genette, op.cit., p. 48

157.

Ibid., p. 49

158.

Jean Starobinski, « Stendhal pseudonyme », L’œil vivant, Gallimard, 1961, cité par Genette, op. cit., p. 49

159.

Une copie de cette lettre se retrouve à la page 13 du livre Duras -romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997

160.

Cf. Duras -romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997, p. 20