Le pseudonyme - un refus, un masque ?

Nombreux sont ceux qui ont tenté de comprendre le mystère qui se cache derrière ce changement de nom. Les interprétations en sont diverses, parfois convergentes, rarement opposées. Parmi ceux qui sont intéressés par le pseudonyme de Duras, Dominique de Gasquet présente une étude détaillée du problème 161 . Ses interprétations originales sont dignes d’être retenues, de même que celles venant de la part d’autres lecteurs de Duras, tels que Sylvie Loignon 162 , Xavière Gauthier 163 , Alain Vircondelet, Frédérique Lebelley 164 , Claude Burgelin etc. Cependant, des biographes comme Laure Adler 165 ou Michèle Manceaux 166 gardent le silence en ce qui concerne la raison pour laquelle Duras a choisi ce pseudonyme ou n’en parlent que très sommairement, sans essayer de donner une signification particulière au geste.

Une première piste d’analyse de l’effet-pseudonyme chez Duras est liée à l’absence du père. La question du père chez Duras est avant tout, selon Sylvie Loignon 167 , une question de lieu. Elle est étroitement liée à l’écriture, ce que suggère le choix du pseudonyme de l’écrivain. Dans cette perspective, Sylvie Loignon parle de deux traitements différents de la figure paternelle dans l’œuvre durassienne. D’une part, le père est idéalisé par sa fille dans l’enfance, d’autre part, Duras le présente comme un père faible et effacé, dépourvu de toute autorité. Tel est le cas du Monsieur Taneran, ridiculisé dans Les Impudents, de Jean qui assiste, impuissant, à l’adoration de son épouse, Sara, pour son fils dans Les Petits chevaux de Tarquinia, d’Emilio Crespi dans La Pluie d’été, « le père pour rire », selon l’expression d’Anne Cousseau. Dans la deuxième situation se retrouvent aussi le père soumis à la femme (la mère) et qui devient presque un enfant de celle-ci (La Pluie d’été : la rivalité qui existe entre Emilio et les « brothers et les sisters ») ou bien le père inexistant, fantomatique, du garçon du Moderato cantabile.

Pour la première évocation du père idéalisé, on peut citer Emily L. (1982) où le père de la jeune Emily est celui qui protège les poèmes de sa fille tout en accompagnant son devenir d’écrivain. Mais la figure paternelle apparaît dans beaucoup d’autres ouvrages dès les débuts littéraires de Duras et jusqu’à la fin de sa création, bien que la place qu’elle lui réserve ne soit pas toujours aussi importante.

Dès qu’il s’agit d’origine ou de mort, la mémoire de Duras se brouille ou fait semblant de se brouiller, souligne Claude Burgelin dans son article « Le père : une aussi longue absence » 168 . Le nom du père a été, pour celle qui n’a pas voulu être Donnadieu qu’en secret ou en privé, l’objet d’un tabou, d’une répulsion, d’une honte même. Pour Duras, le patronyme est un refus pour ne pas dire un reniement. Duras en parle dans son dialogue avec Xavier Gauthier : écrire en gardant ce nom est « chose qui ne m’a jamais paru…, apparu possible une seconde. Mais je n’ai jamais cherché à savoir pourquoi je tenais mon nom dans une telle horreur que j’arrive à peine à le prononcer. Je n’ai pas eu de père. […] » 169 En reprenant le même dialogue entre Duras et X. Gauthier, Dominique de Gasquet 170 met en évidence le mot « horreur » que Duras utilise lorsqu’ elle parle du nom de son père :

‘ « X. G. : Les femmes n’ont pas de nom au départ.’ ‘M. D. : Non… D’où vient l’horreur de nos noms, on peut parler de ça. ’ ‘X. G. : Oui, il y a le problème du nom paternel, du nom du père. Le père étant ce qui détermine le symbolique et la loi, dans la mesure où on ne veut pas se plier à la loi peut-être qu’il faut faire quelque chose avec le nom du père, si ce n’est le supprimer…, enfin, on a un problème.’ ‘M. D. : Beaucoup de femmes ont horreur de leur nom. […] Je n’ai pas eu de père. Je l’ai eu très peu…suffisamment longtemps.’ ‘X. G. : Il devait peser quand même de son absence ?’ ‘M. D. : Oui, bien sûr. » 171

On voit bien comment Duras insiste sur le mot « horreur ». Qu’est-ce qu’il y a derrière ce désir de changer d’identité ? Est-ce un masque ? Est-ce un refus ? Pourquoi Duras tient-elle dans une telle horreur le nom de son père ? C’est peut-être à cause de son absence qui l’a beaucoup marquée. La rupture du nom de son père donne naissance à une nouvelle identité, celle de l’écrivain : « Le pseudonyme défait la linéarité entre l’homme et l’œuvre, puisque l’œuvre surgit à la faveur d’une rupture, d’une prise de distance avec le nom d’état-civil, nom de naissance dont l’individu est issu pour s’acheminer vers un nom autre, qui s’enfante lui-même, fruit de ses propres œuvres. » 172

Et pourtant, on se demande si par le rejet du nom patronymique de Donnadieu, Duras ne refuse pas en réalité de s’identifier à la mère et non pas au père. On est tenté de croire cette hypothèse, vu le fait que l’écrivain revient à son père, renoue une relation rompue, en prenant le nom du pays de Duras d’où son père est originaire. L’absence du père et le nom toponymique qui le représente constituent en fait les repères de la voie de la liberté sur laquelle Duras s’engage avec l’écriture.

En choisissant de s’appeler Duras, l’écrivain revient, paradoxalement, à son père, comme le montre aussi Joëlle Pagès-Pindon, dans son livre Marguerite Duras. 173 Elle dit que les deux premiers romans signés du pseudonyme de Duras, Les Impudents et La Vie tranquille, évoquent à peine les paysages du pays paternel : la rivière qui coule en contrebas du Platier (la propriété achetée par le père à Pardaillan près de Duras), le Dropt, est devenu le Dior dans Les Impudents ; et dans La Vie tranquille, le domaine des Bugues, avec « le parc et la cour carrée » est à l’image du Platier. En outre, selon le même critique, le nom de Duras reflète à merveille la singularité de l’univers durassien et le jeu sémantique entre la mère et la mer, entre la mère et le père. Dans une interview au journal Lire, en 1987, Marguerite Duras parle de ce rapprochement symbolique des signifiants mer et mère en désignant ainsi la région de Pardaillan : « C’est l’entre-deux-mers, le pays de mon père. » 174 Joëlle Pagès-Pindon trouve même un lien étroit entre le pseudonyme de Duras et le nom de ses personnages. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à faire de tels rapprochements. Elle dit que Duras est le lieu scriptural où se réalise « la jonction symbolique du père et de la mère, où se dit, à travers la première syllabe DUR, ce lieu détesté mais indestructible qui l’unit à cette famille en pierre (L’Amant) et qu’évoque les noms récurrents de Stein, Lol V. Stein ou Steiner… » 175 .

Par ailleurs, dans son étude sur le pseudonyme de Duras, Dominique de Gasquet 176 relie le geste durassien à l’idée de Dieu. Le pseudonyme est un effet du détour par un nom de lieu qui « convoque le nom du père et celui de Dieu le Père contenu dans le patronyme ». 177 Ce nom inspire une sorte de rejet sacré dû à l’union mystique avec Dieu. Ce don à Dieu lui est imprononçable. « Elle ne peut dire Donnadieu, mais elle va écrire Duras. » 178 La mort symbolique de son patronyme donne naissance à un style et, en refusant le rapprochement onomastique à l’idée de Dieu, Duras ne cesse jamais d’écrire sur la souffrance due à l’absence des deux pères : le sien et Dieu. Le nouveau nom qu’elle s’attribue sera désormais à l’origine de son œuvre, mais aussi il donne naissance aux principaux personnages durassiens, ceux qui ont la consistance de la pierre.

Notes
161.

Il s’agit d’une intervention que Dominique de Gasquet fait au colloque international organisé par la Faculté des lettres de l’Institut catholique de Paris, sous la direction d’Alain Vircondelet, les 20 et 21 mars 1997

162.

Sylvie Loignon, Marguerite Duras, L’Harmattan, 2003

163.

Marguerite Duras, X. Gauthier, Les Parleuses, Minuit, 1974

164.

Frédérique Lebelley, Duras ou le poids d’une plume, Grasset, Paris, 1994

165.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998

166.

Michèle Manceaux, L’Amie, Albin Michel, 1997

167.

Sylvie Loignon, Marguerite Duras, L’Harmattan, 2003, p. 19

168.

Claude Burgelin, op. cit.

169.

Marguerite Duras, Xavier Gauthier, Les Parleuses, p. 23, cité par C. Burgelin, op. cit.

170.

Dominique de Gasquet, « De Donnadieu à Duras-le détour par un nom de lieu », in Duras, Dieu et l’écrit, Actes du colloque de l’ICP, sous la direction d’Alain Vircondelet, éd. du Rocher, 1998, p. 279-295

171.

Marguerite Duras, Xavier Gauthier, Les Parleuses, p. 23, cité par Dominique de Gasquet, op. cit.

172.

Dominique de Gasquet, « Auteur caché / Auteur révélé. Le rôle du pseudonyme chez Romain Gary, Marguerite Duras et Marguerite Yourcenar », in De l’auteur au sujet de l’écriture, Directeur de la revue : Alain Goulet, n° 11, décembre 1996, Centre de recherche « Texte / Histoire / Langages », Presses Universitaires de Caen, p. 63

173.

Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, Ellipses, 2001, p. 12-13

174.

Lire, n° 136, janv. 1987

175.

Joëlle Pagès-Pindon, op. cit., p. 12-13

176.

Dominique de Gasquet, « De Donnadieu à Duras-le détour par un nom de lieu », in Duras, Dieu et l’écrit, Actes du colloque de l’ICP, sous la direction d’Alain Vircondelet, éd. du Rocher, 1998, p. 279-295

177.

Ibid.

178.

Claude Burgelin, op. cit.