Quelques personnages de Duras et la dénomination

Trouver un pseudonyme, on l’a déjà vu, est un art. Donner des noms à ses personnages, nécessite encore plus de talent, surtout quand ces noms ne sont pas choisis au hasard, mais au contraire, quand ils doivent transmettre un message, un état d’esprit de l’auteur, un trait définitoire de caractère, un destin même. Chez Duras, l’activité de dénomination est soumise à un déplacement, à une errance. Par le pseudonyme, Duras masque et dévoile à la fois son origine. Le pseudonyme est d’une part le signe de « rupture avec l’héritage paternel acquis par le hasard de la naissance » 179 . D’autre part, le pseudonyme est « le lien d’une projection imaginaire d’un moi en quête d’identité vraie et ressortit, par là même, à la généalogie mythologique.  180 » Jouer sur le nom du père qui contient le nom de Dieu le Père, c’est éluder la loi, refuser une certaine pratique reçue du langage pour en inventer une autre, poétique. On glisse donc sur le terrain du mythe, de la fiction, de l’invention, de la recréation. Par ce geste de nommer, Duras « fait le destin » 181 et devient ainsi égale à Dieu.

Quant aux noms des personnages durassiens, Stein et Steiner, du Ravissement de Lol V. Stein, Aurélia Steiner, Yann Andréa Steiner, le point de vue de Dominique de Gasquet est commun avec celui de Claude Burgelin, tous les deux considérant que ces noms ont une connotation mortuaire. D’une part, Dominique de Gasquet associe le sens du mot « stein », qui en allemand signifie « pierre », à l’idée de pierre tombale. D’autre part, Claude Burgelin parle de la femme mortuaire et de toute une série de « revenants et revenantes » 182 qu’on rencontre par exemple dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Une aussi longue absence etc. Selon Claude Burgelin, Anne Marie Stretter est une sorte de squelette ambulant qui surgit du néant dans la salle de bal du casino de T. Beach. Elle est la femme qui « souffre sans souffrir » de n’être personne, de n’avoir ni histoire, ni centre, ni chemin. Le même critique parle de l’homme indicible, le père au nom imprononçable, voué lui aussi à un destin de revenant ou de fantôme. Il s’agit de l’amnésique d’Une aussi longue absence, nommé Robert L. Celui-ci fait penser au retour de déportation de Robert L., mêlé à la panique qu’un revenant cadavérique fasse retour de parmi les morts (La Douleur : « Je n’attends plus tellement j’ai peur ».)

Revenons pourtant à l’idée de pierre tombale soutenue par D. de Gasquet. A travers l’acte de nommer, le critique voit une connotation religieuse du geste. Autrement dit, Stein, ce patronyme juif, perpétue les survivants d’Auschwitz, ceux qui sont les fils du roi d’Israël dispersés, que l’on retrouve dans La Pluie d’été 183 . A partir de là, on constate qu’en refusant le nom du père dans lequel est inscrit le nom de Dieu le Père, Duras refuse la filiation généalogique et en même temps la filiation divine. 184 Marguerite née Donnadieu, partie à la recherche d’un autre nom, trouve une solution intermédiaire entre rejet total et acceptation délibérée. C’est une sorte de compromis, une solution à mi-chemin entre l’oubli du passé et le renouvellement identitaire. Par le nouveau nom, acquis en même temps que le statut d’écrivain, on essaie de tenir à distance et la mort du père et la mort de Dieu. 185 L’incertitude et l’ambiguïté identitaires sont explicitement exprimées dans Les Lieux de Marguerite Duras 186 , lorsque l’écrivain note : « On était plus de Vietnamiens, vous voyez, que des Français. C’est ça que je découvre maintenant, c’est que c’était faux, cette appartenance à la race française, à la, pardon, à la nationalité  française. […] Un jour j’ai appris que j’étais française. »

Vivre dès l’enfance dans une ambiguïté déroutante concernant son origine entraîne plus tard ce sentiment de déracinement, de doute associé à un désir de créer sa propre identité. La mère, « qui semblait deux fois étrange, deux fois étrangère » à ses enfants, sème elle-même le doute tout en leur adressant une question rhétorique visant leur origine, lorsqu’ils étaient âgés de quinze ans : « Je regarde cette femme deux fois étrange, deux fois étrangère… […] Plus tard, lorsque nous avons quinze ans, on nous demande : êtes-vous bien les enfants de votre père ? Regardez-vous, vous êtes des métis. » 187 L’errance, la quête d’identité sont donc nourries par la famille qui les a provoquées.

En changeant de nom, Duras souhaite perdre la notion d’identité personnelle donnée par le patronyme. Cette perte, ce manque qu’elle va combler dans l’écrit, cet univers créé par le langage poétique va se refléter dans son propre nom et dans les noms de ses personnages. On peut citer ici brièvement trois exemples de cette pratique du détour, du détournement du nom de personne en nom de lieu. Tout d’abord, on évoque le vice-consul de Lahore, « dont le nom de lieu résorbe intériorité et extériorité : là-hors » 188 .Ce nom du vice-consul, Jean-Marc de H., formé d’un prénom composé d’une particule et d’une majuscule, gomme son identité. Le patronyme a disparu, absorbé par le toponyme qui en dit plus long que le nom, selon le critique, de manière abusive et cryptique. D. de Gasquet trouve même dans ce nouveau nom une connotation religieuse : le prénom de Jean qui inaugure son prénom composé renvoie au prophète qui, au sens étymologique du terme, veut dire : qui parle à la place de, au nom de. 189

Ensuite, une autre figure emblématique est celle du marin de Gibraltar. Quant à lui, le nom de lieu et la fonction donnent une sorte de titre de noblesse au personnage qui n’est qu’un criminel de droit commun. Gibraltar désigne la limite entre l’Occident chrétien et l’Afrique musulmane ou animiste. Le personnage du narrateur dans Le Marin de Gibraltar part à la poursuite du marin dans un déplacement géographique qui mime le passage du nom patronymique au pseudonyme et toponyme, après avoir renoncé au travail à l’ « état civil » pour accompagner l’Américaine dans sa quête de l’énigmatique marin de Gibraltar. Il s’agit d’une dépersonnalisation des personnages jusqu’à n’être plus que des initiales comme A.M.S., L.V.S., M.D. pour Duras elle-même. Ce phénomène est en quelque sorte confirmé par Marguerite Duras lors d’une émission télévisée quand elle dit à Pierre Dumayet : « Le Ravissement est le roman de la dé-personne, de l’im-personnalité. » 190 C’est aussi le roman de l’innommable. Duras écrit sur le corps mort du monde, sur le corps mort de son père, sur quelque chose d’absent, en tout cas.

Enfin, Anne-Marie Stretter, de son nom de jeune fille Anna Maria Guardi, annonce par les consonances italiennes de son patronyme le recouvrement futur par un nom de lieu, Venise dans le film Son nom de Venise dans Calcutta désert. 191 A.- M. Stretter, « sous la magie de son nom 192  », devient Calcutta, « forme creuse qui ne meurt pas vraiment, mais se fond dans la mer indienne qu’elle rejoint. » 193 « Elle ne peut pas vivre ailleurs que là et elle vit du désespoir que secrète chaque jour l’Inde, Calcutta, et de même elle meurt, elle meurt comme empoisonnée par l’Inde. Elle pourrait se tuer autrement, mais non, elle se tue dans l’eau, oui, dans la mer indienne. » 194

« Se tuer » ici pourrait être synonyme de changer d’identité, de renoncer au passé et de reprendre la vie à zéro sous une nouvelle identité. C’est en fait un glissement de l’être dans le paysage qui correspond au glissement du nom vers une autre identité. Le pseudonyme agit comme une voix off ou comme la photographie chez Marguerite Duras : c’est une mise en doute de la présence réelle. 195 Par ailleurs, Alain Vircondelet, définit les deux mots chers à Duras, off et outside, de la manière suivante : off, « c’est ce qui se situe derrière, dans le retrait » et outside, « ce qui est entre deux mondes, de l’autre côté de la marge. » 196 Une possible lecture du pseudonyme de Duras pourrait être effectuée sous l’angle  de sa finalité, c’est-à-dire, révéler au public destinataire la destinée mystique de son écriture. Le pseudonyme, qui est un acte volontaire de l’écrivain, peut donc fournir des éléments nécessaires à la compréhension d’un texte, à son décryptage. Empreint d’intentionnalité de la part de l’auteur, il aide le lecteur dans le processus de réception d’une œuvre, tout en ouvrant la voie vers l’interprétation.

Cependant, le pseudonyme n’est pas l’unique indice qui guide le lecteur dans ce processus. Il y a beaucoup d’autres éléments paratextuels, évoqués par Genette, qui y interviennent et qui dévoilent l’écrivain, tels que : la correspondance de l’écrivain, les dédicaces, les titres, etc.

Notes
179.

Dominique de Gasquet, op. cit.

180.

Ibid.

181.

Ibid.

182.

Claude Burgelin, « Le père: une aussi longue absence » in Lire Duras, Ecriture-Théâtre-Cinéma, textes réunis par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Presses Universitaires de Lyon, 2000

183.

Marguerite Duras, La Pluie d’été, POL, 1984

184.

Dominique de Gasquet, « De Donnadieu à Duras-le détour par un nom de lieu », in Duras, Dieu et l’écrit, Actes du colloque de l’ICP, sous la direction d’Alain Vircondelet, éd. du Rocher, 1998, p. 279-295

185.

Ibid.

186.

Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1977, en collaboration avec Michèle Porte, p. 60-61

187.

Marguerite Duras, Outside, p. 277-279

188.

Dominique de Gasquet, op. cit.

189.

Ibid.

190.

Marguerite Duras, Dits à la télévision, entretien avec Pierre Dumayet, E.P.E.L., 1999, p. 17

191.

1976, distribué par Cinéma 9,

192.

Les lieux de Marguerite Duras, p. 78, Minuit, 1977, en collaboration avec Michèle Porte, Minuit, 1977, p. 78

193.

Dominique de Gasquet, op. cit., p. 290

194.

Les lieux de Marguerite Duras, op. cit.

195.

Cf. Dominique de Gasquet, op. cit.

196.

Cf. Alain Vircondelet, Marguerite Duras et l’émergence du chant, La Renaissance du livre, 2000, Tournai (Belgique), p. 13