Les hommages faits par Duras : les dédicaces

Le terme « dédicace » consiste, selon Genette, à faire l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal. 227 Le dictionnaire Robert rajoute encore un élément : « L’hommage qu’un auteur fait de son œuvre à quelqu’un par une inscription imprimée en tête de l’œuvre ». Ceci peut concerner, comme le dit Genette, « la réalité matérielle d’un exemplaire singulier, dont elle consacre en principe le don ou la vente effective, l’autre concerne la réalité idéale de l’œuvre elle-même, dont la possession ne peut être que symbolique » 228 . Le verbe « dédier », apparu au début du XIIe siècle, et le nom « dédicace », au XIVe, viennent du latin ecclésiastique « dedicare ». 229 Etymologiquement donc, cela veut dire : consacrer au culte divin, mettre sous la protection, sous l’invocation d’un saint, d’un dieu.

Mais quel est le rapport entre les dédicaces et la réception d’un livre ? La dédicace parle-t-elle de son auteur ? Dans son livre sur les dédicaces, et l’un des rares livres écrits à ce sujet, Lysiane Bousquet-Verbeke, cite Marie Laffranque qui parle du rôle de la dédicace. En effet, elle dit que la dédicace « n’est pas faite pour être lue par le(s) seul(s) destinataire(s), mais par tous ceux qui, désormais, auront entre les mains l’œuvre dédiée » 230 , c’est-à-dire, le lecteur. Lysiane Bousquet-Verbeke voit dans la dédicace un symbole, qui, selon Barthes, « n’est pas l’image, c’est la pluralité même des sens. »

Le dédicataire peut être privé ou public 231 . Le dédicataire privé est une personne, connue ou non du public, à qui une œuvre est dédiée au nom d’une relation personnelle : amicale, familiale ou autre. L’autre type de dédicataire, public, renvoie à une personne plus ou moins connue, mais avec qui l’auteur manifeste, par sa dédicace, une relation d’ordre public : intellectuel, artistique, politique etc. Dans cette perspective, la dédicace peut revêtir plusieurs formes : le geste de courtoisie, la simple réciprocité, le coup stratégique etc. 232 On peut dire que les dédicaces appartiennent à deux registres : celui de l’affect, du sentiment, et celui de l’intellect, de la théorisation, de la raison.

Selon ces deux registres, peut-on parler chez Duras de plusieurs formes distinctes de dédicaces ? Ce qui nous intéresse est de voir comment la dédicace pose chez Duras le problème du lecteur électif ou privilégié. A qui l’écrivain s’adresse-t-elle ? Par quels mots ? Lysiane Bousquet-Verbeke parle tout d’abord de la dédicace autobiographique (faite à l’égard d’un ascendant, d’un descendant, d’un collatéral ou d’un membre de la famille). Ce type de dédicace est repérable si l’auteur l’explicite par la formule : à mon ami(e), ou si le lecteur connaît la biographie de l’auteur.

Marguerite Duras a cette habitude de faire des dédicaces, et pour ce type précis on peut citer le roman La Vie tranquille, 233 qu’elle dédie à sa mère par la formule « à ma mère » ou bien Les Impudents, au début duquel on peut lire : « A mon frère, Jacques D. que je n’ai pas connu ». D’ailleurs, il faut dire que ce phénomène abonde chez Duras, les dédicataires étant plus ou moins connus de son lectorat. Tel est le cas de la dédicace qu’elle écrit sur la couverture de La Douleur, faite à Nicolas Régnier (petit-fils de Robert Antelme) et Frédéric Antelme (fils de Robert Antelme avec Monique, sa seconde épouse) : « pour Nicolas et Frédéric Antelme ».

Il y a ensuite la dédicace aux pairs, comme la nomme Lysiane Bousquet-Verbeke. La ressemblance, l’égalité de statut (social, intellectuel…) président à ce choix de l’auteur pour un dédicataire. C’est le cas des romans dédiés par Duras à ses égaux, camarades de parti ou autres. Ainsi, le roman Les Petits chevaux de Tarquinia est dédié au couple d’Italiens Ginetta et Elio Vittorini (écrivain) par la formule : « à Ginette et Elio ». C’est par l’intermédiaire de son biographe Laure Adler qu’on apprend l’identité de ces deux dédicataires. Ils sont des camarades de Marguerite Duras au sein du PCF 234 et des amis très intimes auxquels l’écrivain rend souvent visite, en Italie.

La dédicace de sympathie, selon la terminologie de Lysiane bousquet-Verbeke, ne manque non plus chez Duras. Celle-ci doit être prise au sens étymologique du terme « sympathie » : souffrir avec. L’auteur dédie quelques-uns de ses livres à ses compagnons de souffrance, d’aventure ou de combat. C’est une dédicace adressée aux membres du même clan. Louis René des Forêts, Jean Schuster, Jean Mascolo etc., liés tous par des intérêts politiques ou littéraires, membres du PCF ou engagés dans la Résistance 235 , sont d’autres destinataires auxquels elle dédie quelques-uns de ses livres : L’amante anglaise « pour Jean Schuster », Les eaux et les forêts « pour Louis-René des Forêts », Emily L. et Détruire, dit-elle « pour Jean Mascolo » etc.

Il y a aussi d’autres catégories de dédicaces, telles que la dédicace de remerciement (adressée à son maître ou à son collaborateur resté dans l’ombre), qui laisse entendre aussi l’affection de l’écrivain à l’égard des dédicataires. C’est le cas des livres L’Eté 80 et Les Yeux bleus cheveux noirs dédiés « à Yann Andréa » - son compagnon - ou du Marin de Gibraltar, dédié « à Dionys » que nous supposons être Dionys Mascolo, à côté de Duras dans la vie socio-politique et dans la vie intime, du livre Un barrage contre le Pacifique, adressé « à Robert ». On parle aussi d’une dédicace d’hommage repérable selon la formule « à la mémoire de… », qui exprime la déférence. En ce sens-là nous avons le livre Ecrire au début duquel Duras marque : « Je dédie ce livre à la mémoire de W. J. Cliffe, mort à vingt ans, à Vauville, en mai 1944, à une heure restée indéterminée. »

Une remarque importante à propos des dédicaces est faite par Lysiane Bousquet-Verbeke en ce qui concerne les prépositions « à » et « pour ». Elle dit que toutes les deux impliquent l’idée de direction (vers qui tend le geste ou la pratique de la dédicace), mais qu’il n’est pas indifférent que l’auteur commence par tel ou tel mot. 236 Ainsi, dans le cas du « à », le verbe et le référent, « soit » et « je dédie », ne sont pas énoncés, ils sont sous-entendus. Ce qui peut être sous-entendu également dans cette formule, c’est l’hommage ou le remerciement (merci à…, en hommage à…) au sens du paiement d’une dette. En ce qui concerne le « pour », le référent et le verbe ne sont ni énoncés, ni implicites. On suppose tout de même les formules « cette dédicace pour… », « ce livre a été écrit pour… ». « Pour », dans la conception de Lysiane Bousquet-Verbeke, tiendrait davantage du don, de l’offrande. Les deux prépositions sont des formulations conventionnelles et laconiques, mais les deux relèvent d’une logique de reconnaissance. Chez Duras, les dédicaces qui utilisent seul le prénom, telles que « à Dionys », « à Robert », « pour Sonia » ( Le Ravissement de Lol V. Stein ), « à Thanh » ( L’Amant de la Chine du Nord), nous font penser à une relation de familiarité, d’intimité, de proximité qu’on connaît bien dans le cas de Dionys Mascolo ou au cas de Thanh (que Duras appelle le Chinois et qui est le chauffeur de la mère ), qu’on ignore au cas de Sonia et qu’on suppose pour Robert, dont on croit qu’il s’agit de Robert Antelme, mari de Marguerite Duras. Pour le prénom de Robert, on a affaire, semble-t-il, à une ambiguïté voulue par l’écrivain, car il pourrait correspondre aussi à Robert Gallimard, par exemple.

Les dédicaces qui utilisent des initiales s’avèrent encore plus difficiles à analyser. Duras aime beaucoup raccourcir les noms de ses personnages et d’une partie de ses dédicataires. Elle le fait pour des raisons multiples : amour de l’ambiguïté, plaisir d’attirer l’intérêt du lecteur et de jouer avec son imagination, désir infini et incontestable de transformer en mythe et de rendre ainsi éternels des êtres humains qui ont inspiré ou soutenu son œuvre. Moderato Cantabile, écrit en 1958, est dédié « à G. J. » Ce sont les initiales de Gérard Jarlot, le symbole de l’amour-passion, de l’amour-violence, de l’amour qui tue. Pourquoi « à » et non pas « pour » ? S’agit-il d’une dette de Duras envers cet homme ? L’aventure tumultueuse que Duras vit avec cet homme, où la passion se combine à la violence dans un bain d’alcool, inspire ce livre. Gérard Jarlot donne tout à Duras, mais elle ne reste qu’avec l’image de la passion, car Jarlot s’éteint trop vite. Il est donc normal que l’écrivain lui dédie ces pages sur l’amour frappé de mort. Voilà donc un écrivain qui offre au lecteur une lecture chiffrée de son œuvre à travers les éléments du paratexte. La clé de ces codes est à trouver par le lecteur-même dans la biographie de l’écrivain et même dans son œuvre. Le Vice-Consul comporte la mention « pour Jean C. » C’est une formule fondée sur le mystère, sur l’anonymat, sur le secret, si aimés par Duras et dont la préposition « pour » témoigne de la reconnaissance. A qui Duras dédie-t-elle Le Vice-consul ? Difficile à deviner. On peut supposer qu’il s’agit de Jean Cocteau qui signe avec Duras et d’autres intellectuels et artistes, en 1955, l’appel contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord. Ni les écrits biographiques sur Duras, ni aucun autre document n’attestent pourtant une relation étroite entre l’écrivain et Jean Cocteau. On apprend cependant par Laure Adler 237 que Jean Cocteau crie son enthousiasme à la sortie du film Hiroshima mon amour. Comme rien ne peut pénétrer le mystère durassien, nous ne restons ici que dans la supposition du fait.

La dédicace contribue à la construction identitaire de l’image de l’écrivain. Celui qui se dévoile à travers les dédicaces ce n’est pas l’écrivain, mais son image littéraire, tellement proche du mythe. Par la dédicace, Duras communique avec le lecteur, parle d’elle-même, en offrant aux autres une partie de sa personnalité et de sa création. Le dédicataire, ainsi que le lecteur, sont invités à prendre part à ce jeu identitaire.

Notes
227.

Cf. G. Genette, Seuils, Seuil, 1987, coll. Poétique, sous la direction de G. Genette et T. Todorov, p. 110

228.

Ibid., p. 9

229.

Cf. Lysiane Bousquet-Verbeke, Les dédicaces. Du fait littéraire au fait sociologique, l’Harmattan, 2004, p. 9

230.

Marie Laffranque, 1984, citée par Lysiane Bousquet-Verbeke, Les dédicaces. Du fait littéraire au fait sociologique, l’Harmattan, 2004, p. 9

231.

G. Genette, op. cit., p. 123

232.

Selon Eliseo Véron, 1982, cité par Lysiane Bousquet-Verbeke, op. cit., p. 15

233.

Marguerite Duras, La vie Tranquille, Gallimard, 1944

234.

Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, Folio, 1998, p. 439

235.

Ibid., pp. 528, 544, 685

236.

Cf. Lysiane Bousquet-Verbeke, Les dédicaces. Du fait littéraire au fait sociologique, l’Harmattan, 2004, p. 72

237.

Laure Adler, op. cit., p. 523