Duras, lectrice des amis ou les préfaces d’appropriation

Les préfaces amicales (qu’on pourrait appeler aussi d’appropriation ou de reconnaissance prestigieuse) représentent un acte de passation du texte, ou de l’œuvre d’art en général, à l’autre. Ce geste n’implique pas la présence directe de l’auteur. Celui qui accomplit cet acte est un médiateur, le préfacier, dont l’identité est distincte de celle de l’auteur. Le préfacier a le privilège d’être le premier récepteur, donc lecteur, du texte. Marguerite Duras a bien eu ce privilège d’écrire des préfaces amicales allographes, mais elle l’a fait à sa manière : « Cette préfacière allographe, c’est moins l’écrivain parrain que l’auteur Duras elle-même qui occupe l’espace spécifique de la préface. » 299 Comment interpréter cette affirmation ? Dans la préface qu’elle écrit à Rauque la ville de Jean-Pierre Ceton 300 , Duras se refuse à une critique subjective du livre « qui vient d’être écrit » et à un jugement à la manière de la « chirurgie critique habituelle », car, dit-elle, « je ne sais pas le juger, je ne peux pas le juger. Je ne le vois pas. » 301 . Au lieu de se lancer dans un commentaire critique personnel du livre, Duras préfère une position neutre, mais elle offre tout de même au lecteur du livre quelques pistes de lecture, tout en les plaçant sous le signe de la possibilité, de l’incertitude, du relatif. En effet, elle dit :

‘« Comme après les grandes lectures je pourrais dire : je ne sais pas comment il est écrit, il pourrait être à la fois d’une négligence admirable et d’un savoir stupéfiant, il pourrait être les deux, il est les deux, de même il n’a pas de sens, il se propose dans tous les sens à la fois et en même temps seulement dans le sien, et c’est ainsi que par le sien il atteint tous les autres, sans savoir les atteindre. » 302

Dans cet acte de passation de l’œuvre à l’autre, on se demande encore une fois quel est le rapport qui s’établit entre Duras lectrice de l’autre et son lecteur. Dans quelle mesure ce type d’écriture durassienne est-il considéré comme un « Duras par Duras » ? On ne sait pas si l’écrivain écrit ce type de préfaces de sa propre initiative ou bien si elles lui ont été demandées. Si la deuxième hypothèse était correcte, on pourrait penser à une certaine complicité entre elle et les auteurs des œuvres préfaciées, complicité qui pourrait avoir à l’origine la notoriété de l’écrivain. A lire une préface amicale de Marguerite Duras, on se rend compte d’abord que l’écrivain ne change pas de style. Elle garde sa manière propre de dire les choses, son phrasé habituel, empreint d’ « échos personnels » 303 . Tout en faisant référence à la parution du livre Rauque la ville, Duras dit qu’ « il est là comme un autre, enfermé comme un autre avec moi dans la chambre. Il est seul. Sans rapport aucun avec rien d’autre que lui seul, donc en rapport, de ce fait, avec le tout. » 304 L’écrivain personnifie le livre, ce qui nous fait penser à la présence physique de l’amant dans l’espace fermé d’une chambre d’hôtel ou autre, scène tellement familière dans les romans et les récits durassiens (à savoir dans L’Amant et La Maladie de la mort, pour n’en citer que deux : « Quelquefois vous marchez dans la chambre autour du lit ou le long des murs du côté de la mer » 305 ). L’article en question abonde d’ailleurs en images-thèmes qui reviennent toujours dans les écrits durassiens. Il s’agit des images de la mer, de la forêt, du mur, du sommeil auxquelles Duras renvoie lorsqu’elle parle de l’acte de lecture. En effet, lire, c’est pour Duras comme si on s’approchait de la forêt ou de la mer. Elle dit :

‘«Oui, le mot me vient, un mot vient, il est une immensité. […] Il faut avancer dans la lecture et tout à coup, la voici. On dirait l’approche de la forêt. De la mer ? une forêt ? une mer ? qu’est-ce que c’est ? Où est-on ? […] On est là, dans la forme nouvelle de la nature, dans un lieu rendu à la nature, la ville infinie peuplée de transparences, de formes insaisissables non porteuses d’ombre, gigantesque amas de murs, de caches […] .» 306

Cette description ressemble aux descriptions de la nature de L’Homme atlantique, dont voici un exemple :

‘« Je dis, eh bien, je dis la mer, oui, ce mot, devant vous, ces murs devant la mer, ces disparitions successives […]. Ce que vous serez en train de voir là, la mer, les vitres, le mur, la mer derrière les vitres, les vitres dans les murs, vous ne l’aurez jamais vu, jamais regardé. » 307

Ce retour sur soi-même, ce refus de trahir son écriture entraîne un « détournement du texte de l’autre dans le sens d’une appropriation », comme le fait remarquer Dominique Denes :

‘« […] Marguerite Durasrevient à sa propre création, et tente, par-delà les différences de modes, dans l’essence commune à toute genèse, de se retrouver créant. A cette fin elle tire à elle l’œuvre de l’autre et la ramène à son propre univers personnel, à sa thématique récurrente, à son modèle et à son phrasé. » 308

Dans la préface intitulée « Les Ténèbres, d’Aki Kuroda », ce permanent retour aux thèmes préférés est encore plus visible : « Ici, aujourd’hui, ce qui se passe devant nous c’est la main d’Aki Kuroda, elle est le vent qui arrive sur le noir frais, encore liquide et plie comme il plierait le sable sous lui ou la surface de la mer. […] Kuroda est en avance sur le silence » 309 S’agit-il du même noir que la couleur de la chambre d’où l’écrivain regarde l’enfant aux yeux gris et la fille se promener « le long des pluies et des territoires ensoleillés » 310 qui bordent la mer dans L’été 80 ? Ce noir est-il de la même profondeur que celle des rochers noirs vers lesquels se dirigent les deux pour rejoindre la mer qui « est couleur de la nuit toute épaissie de noir profond » et dans laquelle « les enfants, […] ils vont tous se baigner » ? 311 La même remarque est à faire pour la préface « Au fond de la mer. Exposition de Marie-Pierre Thiébaut », où la mer, la forêt et les enfants nous font penser toujours à L’Eté 80 : « Où est-on ? Dans le fond de la mer ? […] Ici la combinaison matricielle est également forêt, forêt ouverte et mouvante que traversent les enfants. » 312 Duras s’adresse au lecteur de son œuvre plus qu’au lecteur de l’œuvre parrainée. Quelle que soit l’identité que Duras assume (journaliste, préfacier, écrivain), tout ce qui sort de sa plume s’appelle « du Duras ».

Par ailleurs, le phrasé typiquement durassien enchante l’œil du lecteur dans les autres préfaces amicales aussi, où les mots, comme saisis d’un état d’ivresse et de béatitude, se laissent entraîner par la plume folle de l’écrivain. Un exemple parlant est le texte de présentation de disque « Carlos d’Alessio », où l’effet esthétique recherché est celui d’une cascade. L’écrivain commence ce texte par une courte présentation du chanteur Carlos d’Alessio et parle ensuite, tout en détournant le regard du lecteur vers elle, de son film India Song, dont la musique a été crée par ce chanteur. Elle profite alors de cette situation qui la favorise pour énumérer ses lieux et ses thèmes préférés (« Je lui ai expliqué que ce film se passait dans un pays qui nous est inconnu, les Indes coloniales, l’étendue crépusculaire, de lèpre et de faim des amants de Calcutta » 313 ), pour revenir vers la fin à Carlos d’Alessio et à elle aussi, comme si sa présence à elle renforçait et garantissait la valeur du chanteur dont l’origine ne lui était pas très connue, car « il venait du pays de partout ». Ils ont fait le film India Song « complètement ensemble » et Duras termine l’article en parlant toujours de son film, sans la moindre référence au disque qui venait d’être lancé. Le détournement du texte de l’autre dans le sens d’une appropriation est réalisé ici par cet effet de chute de mots en cascade :

‘« […] Le film a été terminé et il est sorti de nos mains, et il nous a quittés, et il est en train de parcourir le monde contenant à jamais dans son être les éclats douloureux arrachés de notre corps, et nous laissant toujours privés de lui car de lui nous serons toujours privés, et de même toujours privés de nous-mêmes ensemble le faisant, nous laissant là, à faire d’autres musiques, d’autres films, d’autres chansons, et à toujours nous aimer aussi fort, tellement, si vous saviez. » 314

Espace de contradictions, d’une part, où le temps s’efface pour permettre à l’écrivain de rester en relation avec son œuvre même après avoir mis un terme à l’acte de création, occasion d’offrir l’œuvre à l’autre et espace du détournement du lecteur dans le sens d’une appropriation de l’œuvre de l’autre, d’autre part, ce ne sont donc que quelques caractéristiques du préfaciel durassien. Ce texte marginal, autographe ou amical, permet au lecteur de Duras une meilleure appréhension de la personnalité littéraire que ce nom représente.

Notes
299.

Dominique Denes, op. cit., p. 175

300.

Nous rappelons que Marguerite Duras a parrainé le livre de Jean-Pierre Ceton, et même publié, dans sa collection Outside (1986-1987), réalisée avec P.O.L., qui se propose de promouvoir de jeunes talents. (Cf. Entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens, Europe, n° 921-922, janvier-février 2006, p. 171)

301.

Marguerite Duras, « Rauque la ville, de Jean-Pierre Ceton » in Outside, P.O.L., 1984, p. 331

302.

Ibid.

303.

Cf. Dominique Denes, op. cit.

304.

Marguerite Duras, « Rauque la ville, de Jean-Pierre Ceton » in Outside, P.O.L., 1984, p. 330

305.

Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Minuit, 1982, p. 16

306.

Marguerite Duras, « Rauque la ville, de Jean-Pierre Ceton » in Outside, P.O.L., 1984, p. 331

307.

Marguerite Duras, L’Homme atlantique, Ed. de Minuit, 1982, pp. 8-9

308.

Cf. Dominique Denes, op. cit. , p. 176

309.

Marguerite Duras, « Les Ténèbres » in Outside, P.O.L., 1984, p. 327

310.

Marguerite Duras, L’été 80, Minuit, 1980, p. 93

311.

Ibid., pp. 70 et 41

312.

Marguerite Duras, « Au fond de la mer » in Outside, P.O.L., 1984, pp. 322 et 323

313.

Marguerite Duras, « Carlos d’Alessio» in Outside, P.O.L., 1984, p. 329

314.

Ibid., p. 329