Le témoignage des manuscrits

Entre les allers-retours quotidiens de et vers la cuisine, Duras écrit. C’est une écriture « mêlée à la vie » 315 , comme permet de le constater aussi l’étude du brouillon 316 de L’Amant, par exemple, qui se trouve à l’IMEC. Parmi les pages manuscrites du roman, une feuille de papier à carreaux, écrite à l’encre violette et à la plume, retient l’attention par les notes diverses qu’elle contient :

Courses : vinaigre de vin (non parfumé), riz, colle élève, balais, rouleau papier, papier hyg., lessive

Consignes, avec indication de réalisation :

-descendre boîtes chutes film « fait »

-finir confiture « fait »

-ranger photos 

-finir corriger manuscrit « fait »

Ensuite, on trouve une phrase qui renvoie au roman L’Amant : « Ce n’est pas moi qu’il aime, c’est le corps », suivie d’un paragraphe partiellement rédigé et rayé, qui parle d’ « elle » (la mère ? l’héroïne ? On ne le sait pas.) En bas, dans la marge, à l’encre violette :

« chercher photo absolue » en face de

« prendre rendez-vous coiffeur

acheter bas

prendre jupe teinturier », tout cela barré, car déjà fait.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul exemple de manuscrit dévoilant ce mélange naturel de quotidien et de création artistique chez Duras. En analysant ses manuscrits, on découvre des ratures fréquentes et des mots barrés, qui trahissent en quelque sorte un travail assez difficile du texte, avec beaucoup d’hésitations lorsqu’il s’agit de choisir le mot juste. On ne peut pas oublier le « no good » qui apparaît presque sur tous les documents dactylographiés pour indiquer qu’un changement est à faire soit au niveau du texte, soit au niveau du titre. Très exigeante avec elle-même, Duras n’hésite pas à changer plusieurs fois un titre. Ainsi, avant de devenir Le Nombre pur, ce titre est précédé par « Le Mot seul ou le Mot pur » 317 . Ou bien, sur la dernière page d’un document dactylographié de L’Amant de la Chine du Nord, on découvre un autre titre possible, mais non retenu : La fête de l’eau. Toujours pour le même livre, l’écrivain écrit plusieurs titres sur une copie complète donnée à frapper chez Gallimard : L’Odeur du miel et du thé, Le Cinéma de l’Amant, L’Amour dans la rue 318 . Pour Emily L., Duras écrit sur le premier feuillet du document dactylographié comportant des corrections manuscrites les titres suivants : Les Coréens, Le Détroit de Malacca, Le Mois de juin, Le Fleuve d’été, Darling, La Lumière du Fleuve, Les Eaux du fleuve, L’apparition. Il est significatif que Duras rédige son texte au dos de quelques notes manuscrites par elle à propos d’une invitation de Le Pen à une émission sur Antenne 2, un autre feuillet est écrit au dos d’une « Note à l’attention des membres de l’Assemblée générale de la Cinémathèque française » et un troisième feuillet est écrit au dos d’une ébauche de lettre adressée à Judith Miller, la fille de Jacques Lacan. La rigueur et le désordre se rencontrent ainsi dans les manuscrits durassiens pour former un chef-d’œuvre.

Pour L’Homme atlantique, Duras propose comme titres : Le cinéma et Le cinéma de Dieu 319 . L’Après-midi de M. Andesmas comporte lui aussi d’autres titres dans les manuscrits préparatoires du roman : L’Intelligence de M. Andermas 320 , Valérie si blonde (le premier feuillet de ce manuscrit garde la trace d’un ancien titre raturé : « La blondeur de Valérie Andesmas »). Il faut noter que la chemise d’origine mentionne de nombreux autres titres possibles. De la même façon, on découvre que Détruire, dit-elle pouvait s’intituler, comme l’on peut lire sur un manuscrit incomplet chez IMEC, La destruction capitale ou La chaise longue. La Maladie de la mort aurait pu être L’Héliotrope et le cédrat. La pluie d’été a eu pour titre Les Ciels d’orage, la pluie d’été et La Vie matérielle a eu comme premier titre Le Train de Bordeaux 321 .

A part cette suite de titres, d’autres aspects attirent notre attention. Dans le dossier de L’Amant, par exemple, plusieurs versions du roman cohabitent, silencieuses, avec bien des corrections réalisées par l’écrivain. Comment ces versions  se présentent-elles ? Ce sont des textes dactylographiés avec des ratures, des fragments entiers couverts de morceaux de papiers contenant une nouvelle version. Ces morceaux de papiers comportent des notes manuscrites au verso. C’est du moins ce qu’on peut remarquer en jetant un regard indiscret au verso d’un de ces papiers, décollé à un de ses bouts. On y découvre ainsi des calculs en francs, des adresses, des numéros de téléphone de ses proches : Serge July, François Mestre etc. Autant de preuves de mélange de vie et d’écriture…Le manuscrit de L’Amant de la Chine du Nord comporte sur une page une note en bas dévoilant le penchant de Duras pour la musique : « Valse opus 42 de Frédéric Chopin » 322 . A laquelle renvoie peut-être la valse désespérée du texte ?

Le dossier de L’été 80 est riche en informations sur le « désordre » apparent de la personnalité durassienne. Ainsi, au verso d’une page dactylographiée on retrouve barré « spectacle télé glaçant », à côté d’une liste de thèmes à aborder, écrite à la main : virilité, Enfant aux yeux gris, Qu’est-ce que l’appartenance au PC ? L’amour, la mer, CGT et CFDT, Musil, Montaigne, l’inceste, suivie de quelques dimensions pour un petit coussin : 46X46 et 46X55. Sur un manuscrit plein de ratures, du même livre, une page entièrement barrée, comportant entre autres quelques sujets d’écriture (Iran, Mt Sainte-Hélène, alcoolisme, homosexuel) et un peu de grammaire (« préfixe : radical -désinence et terminaison »). Au verso d’une autre page manuscrite, quelques figures géométriques dessinées, tels un cylindre, un cercle traversé par le diamètre et deux rayons qui décrivent des angles, comme si l’écrivain expliquait à quelqu’un (à son fils ?) ces notions de géométrie.

Si l’on continue l’exploration de ce dossier, on découvre aussi l’admirable côté humain de l’écrivain désirant aider les jeunes. Il s’agit d’une lettre-réponse de Duras, adressée à un étudiant, par laquelle l’écrivain l’assure de son soutien. Celui-ci avait demandé à l’écrivain d’écrire à une personnalité politique de l’époque, dont on ne connaît pas le nom, pour le convaincre que ce jeune étudiant n’est pas « dangereux » 323 . On se bornera seulement à constater que Marguerite Duras aime les jeunes, les soutient et se montre prête à intervenir pour eux.

Que peut-on encore constater en fouillant les manuscrits de Duras ? Au verso d’une page de Les yeux verts, une liste d’horaires de départ en train et en avion à destination du Sud, tellement aimée par l’écrivain et ses personnages : Nice, Marseille, Milan. Pourquoi cette destination ? Tout simplement, peut-être, parce qu’ « en Italie », comme l’on lit dans Le Marin de Gibraltar, « on devait pouvoir trouver plus aisément encore qu’ailleurs des gens prêts à vous parler, à passer du temps avec vous, à perdre du temps avec vous » 324 . Ou bien le Sud, pour connaître des gens, pour emprunter leurs prénoms, comme dans le cas d’Elisabeth Alione, de Détruire dit-elle, dont Alissa exclame : « Quel beau nom a cette femme, cette inconnue qui regardait les tennis avant que tu viennes. Elisabeth Alione. C’est un nom italien. » Sa prochaine destination… : Leucate 325 .

En explorant le manuscrit de Aurélia Steiner, on fait une découverte encore plus fascinante : Duras mesure le temps, la durée : 8' + 10'6" + 8'35"….ce qui lui fait un total de 38' 10". C’est un acte très rare chez l’écrivain, à en croire ce qu’elle dit dans Ecrire : « J’ai rarement compté le temps passé à écrire ni le temps tout court. J’ai comté le temps passé à attendre Robert Antelme et Marie-Louise, sa jeune sœur. Après je n’ai plus rien compté » 326 .

Et, pour dévoiler une dernière chose sur l’écrivain, on fait référence à une feuille chiffonnée et déchirée qu’on retrouve dans le dossier de Un homme est venu me voir. L’aspect de la feuille trahit une crise de nerfs. Cette page contient un mot adressé à Duras, mais l’auteur (dont le nom est confidentiel) a commis une erreur : au lieu d’écrire Mme Duras, il écrit « Mme Dumas ». C’est ce qui explique peut-être l’état du document, car on ne peut pas oublier combien l’écrivain aime son nom et, certainement, cette erreur l’a beaucoup dérangée.

Ces annotations et ces notes qu’on retrouve dans les manuscrits, renvoyant à la vie privée de l’écrivain, sont accompagnées souvent de notes alimentaires ou de textes portant sur ce sujet. Le morceau de papier non daté et non signé, sans titre, qui commence par « Ils sont gentils pour les vieux… » 327 le confirme. Il s’agit de quelques lignes qui renvoient à une personne qu’on ne connaît pas, mais qui dit avoir reçu personnellement des pommes de terre, des pâtes, un bon pot-au-feu avec des légumes, du chocolat, du pain d’épices… De qui s’agit-il ?

A travers ces bribes de texte, ces simples mots, se révèle une femme pour laquelle les tâches ménagères se mêlent avec les activités créatrices. Cette nouvelle étape, que nous venons de franchir dans la découverte de Duras par elle-même, ne fait qu’ouvrir la voie vers une autre, celle de la correspondance et des interventions publiques de l’écrivain, à la radio ou à la télévision.

Notes
315.

« Marguerite Duras. Du brouillon au brouillage dans la trilogie indochinoise » par Mireille Naturel in Ecritures de soi : secrets et réticences. Actes du Colloque international de Besançon (22-24 nov. 2000), publication de l’équipe de recherche « Poétique des genres et spiritualité » de l’Université de Franche-Comté. Textes réunis et présentés par Bertrand Degott et Marie Miguet-Ollagnier, Paris, l’Harmattan, 2001

316.

IMEC, cote A3-01.04, DRS2

317.

Archives IMEC (cote DRS16.14)

318.

Archives IMEC. C’est le dernier titre, L’amour dans la rue, qui a été retenu dans un premier temps. Finalement, le texte a été remanié et publié sous le titre L’Amant de la Chine du Nord.

319.

Archives IMEC

320.

Pour ce titre, Duras indique sur le deuxième feuillet du manuscrit : « Note : Lire Andesmas et non Andermas ». Cf. Archives IMEC

321.

Archives IMEC

322.

Archives IMEC

323.

Par de raisons de confidentialité, l’IMEC interdit la publication du texte de cette lettre.

324.

Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar, 1984, p. 90

325.

Marguerite Duras, Détruire dit-elle, Minuit, 1969, pp. 50 et 114

326.

Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 16

327.

Publication non-autorisée