Avec l’épitexte durassien, nous quittons l’espace proprement dit du livre, sans toutefois nous éloigner de son univers, car il renvoie, nous allons le voir, directement à l’œuvre. L’épitexte fonctionne en effet comme un complément de l’œuvre et il agit sur la réception.
Selon Genette, l’épitexte est constitué de « tout élément paratextuel qui ne se trouve pas matériellement annexé au texte dans le même volume, mais qui circule en quelque sorte à l’air libre, dans un espace physique et social virtuellement illimité ». 328 Il s’agit, plus précisément, des émissions de radio ou télévision, conférences et colloques, toutes prestations publiques éventuellement conservées sous forme d’enregistrement ou de recueil imprimé : interviews et entretiens rassemblés par l’auteur ou par le médiateur. Tel est le cas du livre-recueil Dits à la télévision 329 , dans lequel Pierre Dumayet, réalisateur d’une série d’entretiens avec Marguerite Duras, rassemble quatre émissions télévisées 330 , où Duras parle de deux de ses œuvres, Le Ravissement de Lol V. Stein et Vice-consul. Ce peut être encore, selon Genette, les témoignages contenus dans la correspondance ou le journal d’un auteur, éventuellement voués à une publication ultérieure, anthume ou posthume. Une bonne partie des entretiens et des interviews accordés par Duras a été diffusée à la radio et à la télévision, en direct ou sous forme d’enregistrement, et une autre partie a été publiée dans la presse. Le destinateur en est le plus souvent l’auteur, secondé ou non par un ou plusieurs interlocuteurs, relayé ou non par un médiateur, professionnel ou non. Le destinataire, dit Genette 331 , a ici pour caractéristique de n’être jamais le seul lecteur (du texte), mais une forme de public, qui peut éventuellement n’être pas lecteur : public d’un journal ou d’un média, auditoire d’une conférence, participants d’un colloque, destinataire d’une lettre ou d’une confidence orale (dans le cas de Duras, ses biographes Laure Adler, Frédérique Lebelley ou bien Michèle Manceaux, pour n’en mentionner que trois).
On peut retenir aussi que l’épitexte consiste en un ensemble de discours dont la fonction n’est pas essentiellement paratextuelle. Ainsi, comme le dit Genette, bien des entretiens portent moins sur l’œuvre de l’auteur que sur sa vie, ses origines, ses habitudes, ses rencontres et fréquentations, voire sur tout autre sujet extérieur explicitement posé comme objet de la conversation : la situation politique, la musique, l’argent, le sport, les femmes, les chats ou les chiens. Et Duras ne fait pas exception. Nous devons donc plutôt considérer ces diverses pratiques comme « des lieux susceptibles de nous fournir des bribes (d’intérêt parfois capital) de paratexte, qu’il faut souvent chercher à la loupe, ou pêcher à la ligne. » 332 Dans cette perspective, Genette recommande de chercher l’effet de l’épitexte plutôt que sa fonction.
L’épitexte est, comme précise Genette 333 , un « ensemble dont la fonction paratextuelle est sans limites précises et où le commentaire de l’œuvre se diffuse indéfiniment dans un discours biographique, critique ou autre, dont le rapport à l’œuvre est parfois indirect et à la limite indiscernable ». Ceci au sens où tout ce qu’un écrivain dit ou écrit de sa vie, du monde qui l’entoure, de l’œuvre des autres, peut avoir une « pertinence paratextuelle » 334 , et implicitement, peut influer sur sa réception. C’est la raison pour laquelle nous étudions l’épitexte dans le cadre de la réception de l’œuvre durassienne, car il constitue la cible de la critique et de l’histoire littéraires, qui en font une large utilisation pour le commentaire des œuvres.
Par ailleurs, l’interview et l’entretien sont souvent traités comme synonymes. Mais Genette établit une distinction entre eux, qui est d’ordre temporel. D’une part, l’interview est un « dialogue, généralement bref et assuré par un journaliste professionnel, commis d’office à l’occasion ponctuelle de la sortie d’un livre, et portant en principe exclusivement sur ce livre ». 335 D’autre part, l’entretien est un « dialogue généralement plus étendu, à échéance plus tardive, sans occasion précise (ou débordant largement cette occasion, si la publication d’un livre ou l’obtention d’un prix donne prétexte à une rétrospection plus vaste), et souvent assuré par un médiateur moins interchangeable, plus " personnalisé ", plus spécifiquement intéressé à l’œuvre en cause, à la limite un ami de l’auteur. » 336 Si l’on considère ces deux définitions de Genette, on constate que Marguerite Duras a accordé presque exclusivement des entretiens qui revêtent le plus souvent la forme d’une interview. Ceci grâce aux clichés interchangeables, aux stocks de questions du genre : « Ce livre est-il autobiographique ? », « Avez-vous subi l’influence de X ? », « Avez-vous mis longtemps à écrire ce livre ? », « Quel est votre livre préféré ? » etc. Pourtant, il faut noter que l’écrivain réalise de grands entretiens aussi, avec Xavière Gauthier et François Mitterrand, qui sont des discussions libres, parsemées de questions que les deux interlocuteurs s’adressent l’un l’autre, comme s’ils (elles) étaient emporté(e)s par le vent de l’écriture de Marguerite Duras. C’est-à-dire ils (elles) changent en permanence de sujets.
Marguerite Duras fait partie, avec un Barthes, un Sartre, un Borges, un Tournier, de la catégorie des « grands communicateurs » 337 , comme les appelle Genette, c’est-à-dire des grands dispensateurs d’interviews et d’entretiens de toutes sortes, « chez qui la complaisance aux médias ne procède d’ailleurs pas toujours d’une recherche de la publicité, mais parfois d’une certaine incapacité au refus, ou encore d’un sentiment d’urgence militante » 338 . Cette « recherche de publicité » est appelée par Barthes « le jeu social » qui est expliqué par une sorte de solidarité de travail intellectuel entre les écrivains et les médias. 339 Il ne faut pourtant pas oublier des noms tels que Michaux, Blanchot, Beckett, qui se sont toujours ou presque refusés à ce « jeu social », peut-être parce qu’il y a des lecteurs qui, comme le signale Genette, se contentent de s’intéresser à la publicité d’un livre, de lire les titres, d’écouter ou de lire une interview etc. Avant d’assister à la mise en scène de Duras par elle-même devant les caméras de télévision, arrêtons-nous quelques instants sur sa correspondance. Qui sont ses déstinataires ? Les messages qu’elle écrit ou qu’elle reçoit fornissent-ils des renseignements supplémentaires sur la personnalité de Marguerite Duras ?
G. Genette, Seuils, éd. du Seuil, 1987, coll. Poétique, sous la direction de G. Genette et T. Todorov, p. 315
Dits à la télévision, entretiens de Pierre Dumayet avec Marguerite Duras, suivi de La raison de Lol, par Marie-Magdaleine Lessana, coll. atelier/E.P.E.L., Editions et Publications de l’Ecole Lacanienne, Paris, 1999
Lectures pour tous, (le 15 avril 1964), émission à propos du Ravissement de Lol. V. Stein, réalisée par Jean Prat, document de l’INA, Lire et écrire, sur Arte, La 7, F comme Fiction/ La Sept, oct. 1992 (réactions 30 ans après), Lecture pour tous, émission à propos du Vice-consul, du 23 mars 1966, document de l’INA, réalisée par Jean Bertho, Lire et écrire, Arte, La 7, F comme Fiction/ La Sept, oct 1992, réactions à propos du Vice-consul 30 ans après
Cf. G. Genette, op. cit., p. 317
Cf. G. Genette, op. cit., p. 318
Ibid.., p. 318
Ibid.
Ibid.., p. 329
Ibid.
Cf. G. Genette, op. cit., p. 332
G. Genette, op. cit.
Cf. R. Barthes, Le Grain de la voix, avril 1979, p. 300, cité par Genette, op. cit., p. 332