La correspondance avec Gallimard

En décembre 1954, Duras écrit une lettre à Robert Gallimard 346 , au moment de la publication de son livre de nouvelles Des journées entières dans les arbres. Elle lui adresse cette lettre sur un ton assez familier, trop familier même, voir ironique, surtout si l’on pense aux débuts littéraires assez timides de l’écrivain et à la première correspondance que Duras entretient avec la maison d’édition. Dans cette lettre de 1954, elle lui demande de l’argent pour acheter un piano pour son fils âgé de sept ans qui doit impérativement commencer ses leçons de piano. La formule de début, « Très cher Robert Gallimard », ainsi qu’une expression du milieu de la lettre, « Non, sans blague, c’est vrai » 347 , renforcent cette idée de familiarité qu’elle se permet à l’égard de Robert Gallimard. C’est un signe que Duras est déjà un écrivain consacré :

‘« Très cher Robert Gallimard, ’ ‘Sachant bien que les nouvelles se vendent mal et présumant à partir de mes romans, hélas, que les miennes connaîtront un sort encore moins commercial que celles de mes confrères, je ne peur néanmoins résister à l’obligation où je suis de vous demander sur ces sacrés textes une avance de 75 à 100.000 frcs destinés à l’achat d’un piano Pleyel d’occasion petit modèle, droit, que la maison Fortin me propose, achat auquel je ne peux me soustraire plus longtemps étant donné qu’il est dans les mœurs de tous les bons parents, dont nous sommes de faire apprendre la musique à leurs enfants, et que le nôtre, d’enfant, Jean, dit Outa, a actuellement sept ans et qu’il est donc bien urgent déjà qu’il débute dans cet art. Non, sans blague, c’est vrai. Si je vous demande de l’argent dans 15 jours, vous me direz que le livre n’a pas rapporté un sou. C’est pourquoi, pour tout vous dire, cher Robert, prévenant cette objection, je vous le demande maintenant.’ ‘Merci Robert, et bien de l’amitié,’ ‘Marguerite (Duras) » 348

Dans un entretien radiophonique du 4 juin 1973, Duras parle de l’« énorme bouleversement » qu’elle a eu dans sa vie quand son fils, très doué pour la musique, a appris le piano. Elle avoue que pendant un an elle n’a pas écrit, elle n’a fait que ça : l’accompagner à ses leçons de piano et lui faire faire des exercices. C’est « là-dessus » qu’elle a fait Moderato Cantabile. 349

La lettre adressée par Marguerite Duras le 16 septembre 1960 à Odette Laigle, directrice des éditions Gallimard, est très parlante sur les ennuis financiers que l’écrivain connaît pendant cette période. En effet, l’écrivain se plaint de ne pas avoir été mensualisée par la maison Gallimard depuis deux mois et elle dit en avoir marre de se débattre, « encore et toujours » 350 dans des ennuis d’argent. Marguerite obtient gain de cause, précise Laure Adler dans sa biographie de Duras, et elle sera mensualisée. Remerciant Gaston Gallimard, elle prend acte de ce qu’elle ne vend pas : « C’est éprouvant à la fin tous ces livres qui jamais ne rapportent de quoi voir venir les autres livres ». 351

Si l’on en reste toujours au même destinataire, la maison Gallimard, on peut remarquer que la correspondance entre l’écrivain et son éditeur principal est bien abondante. Une lettre restée célèbre est celle adressée par Marguerite Duras, encore Donnadieu, à la maison Gallimard, pour présenter son premier roman à l’éditeur. Cette lettre est totalement différente de celle dont on vient de parler, car elle trahit un écrivain à l’aube de sa carrière, craintive et pourtant prête à défendre sa position de débutante dans l’art de l’écriture:

‘« Monsieur, ’ ‘Mon nom n’est peut-être pas tout à fait inconnu de vous car j’ai contresigné le livre sur l’Empire français qui a paru chez vous l’année dernière. Mais le manuscrit que je vous soumets aujourd’hui, La famille Taneran, n’a aucun rapport avec ce premier livre qui n’était pour moi qu’un ouvrage de circonstance. Je désire débuter maintenant dans le roman. Le manuscrit que je vous adresse a été lu par Henri Clouard, André Thérive et Pierre Lafue auxquels il a beaucoup plu et qui m’ont fortement engagée à le faire publier. J’ai confiance en leur jugement. J’espère qu’il correspondra au vôtre.’ ‘Marguerite Donnadieu’ ‘Chez M. Antelme’ ‘’ ‘2 rue Dupin – 6e » 352

Laure Adler décrit les circonstances de cet événement dans sa biographie. Ainsi, elle dit que Duras ne reçoit aucune réponse de chez Gallimard. Marguerite « trouve le temps long, bout d’impatience. » 353 Gallimard émet un avis négatif, tout en reconnaissant les qualités qui se cachent sous un récit qu’on juge trop influencé par la littérature américaine et particulièrement par Faulkner. Après une deuxième lettre envoyée par Duras et aux interventions insistantes de Pierre Lafue, ancien collègue du Ministère des Colonies, Duras reçoit de Gallimard une réponse défavorable, sans aucune explication. En effet, c’est Pierre Lafue qui connaîtra les raisons du refus du manuscrit, car Gaston Gallimard les lui écrit dans une lettre :

‘« J’ai lu le roman de Marguerite Donnadieu La famille Taneran. En effet c’est une œuvre très intéressante et qui permet d’attendre quelque chose de cet auteur mais tel qu’il est le manuscrit n’est pas publiable, les maladresses et les gaucheries étant vraiment très accusées. ’ ‘Je verrai Madame Donnadieu. Je regrette vivement de ne pouvoir l’éditer pour le moment. Je vous remercie d’avoir attiré l’attention sur cet auteur. » 354

En janvier 1969, Duras propose à Gallimard la création d’une collection politique 355 qu’elle veut appeler « Ruptures ». Cette proposition arrive sur une toile de fond marquée par la déception politique de 1968. Duras veut utiliser l’écriture comme une arme politique. C’est pourquoi elle écrit Détruire, dit-elle. Comme la révolution n’attend pas, elle veut renforcer aussi son combat par l’écriture des autres. Elle a déjà fait quelques promesses à de jeunes écrivains. Robert ne dit pas non, mais demande plus de précisions, ce qui impatiente Duras, qui lui écrit :

‘« Je vous ai parlé lundi dernier d’une collection politique – d’ordre contestataire - dont le texte serait le premier volume.’ ‘Des raisons politiques m’obligent à aller très vite. Et je n’ai pas les quatre, cinq titres d’avance que vous dites nécessaires pour lancer une collection.’ ‘Je n’ai donc rien que ce livre qui est très court et que peut-être je ne signerai pas. Et ce besoin farouche de liberté qui fait que je ne supporterai pas un autre contrôle que le mien dans la collection.’ ‘J’ai signé avec un autre éditeur c’est fait.’ ‘Nos liens obligatoirement affectifs qu’il y a eu au bout de vingt ans traversent des crises inévitablement. Je suis en crise mettons. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je viens de signer. » 356

Le 16 janvier, Duras écrit à Robert et à Claude Gallimard une lettre par laquelle leur confirme sa signature avec les éditions de Minuit. Plusieurs correspondances témoignent, selon Laure Adler, 357 que Duras a adressé personnellement à la maison Gallimard plusieurs manuscrits en en recommandant la publication. Aucun n’a été retenu. Pourquoi ? Elle ne sait pas ce qui les intéresse :

‘« On se voit si rarement, je n’ai aucune idée de ce que vous voulez de neuf et même si vous en voulez. Pour moi, je sais que je ne veux plus être seulement un auteur à faire vos livres, j’en ai marre de moi, de ce point de vue, j’ai envie d’accueillir les autres, de les provoquer à écrire, d’ouvrir la profession, de donner un sens à des écrits qui, isolés, n’ouvrent qu’un sens réduit. » 358

Ce n’est d’ailleurs pas la seule occasion où Duras « se brouille » avec Gallimard qui se sent comme « un amant trompé ». 359 En 1958, elle « rompt » temporairement avec son premier grand éditeur, malgré l’essai de la maison de lui rappeler son admiration. Il s’agit de la publication de Moderato cantabile, que Duras confie aux éditions de Minuit. Dans l’œuvre de Marguerite Duras, ce livre-même représente une rupture 360 . Marguerite pense qu’elle n’écrit plus comme avant et souhaite le faire savoir. En quittant Gallimard et en rejoignant les éditions de Minuit, elle intégrera le Nouveau Roman, une catégorie qu’elle niera toujours. Mais elle ne le fera pas avant de demander l’accord de Gallimard. Ainsi, en octobre 1957, elle écrit à Gaston Gallimard une lettre par laquelle elle lui propose de « divorcer le temps d’un livre », pour « tenter sa chance ailleurs ». 361 Cette dernière remarque a beaucoup intrigué Gaston Gallimard qui lui répond qu’ « il n’y a pas de chance, il y a des livres » et que son prochain roman ne sera nulle part mieux défendu que chez eux, tout en l’assurant que sa place est chez Gallimard. Marguerite supplie alors Gaston Gallimard de lui rendre la liberté : « Je vous ai été fidèle pendant six livres. Le septième vous pouvez bien me laisser le donner ailleurs. » 362 Gaston s’entête et ne lui donnera la réponse que si elle s’engage à lui envoyer le manuscrit. On peut admirer, dans cet échange épistolaire entre Duras et ses éditeurs, un écrivain ambitieux et engagé, qui aime s’imposer et lutter pour l’amour de l’écriture, la sienne et celle des autres. Ces lettres témoignent aussi sur les difficultés, financières et relationnelles, que cette femme rencontre dans son rapport avec son premier grand éditeur et qui marquent son devenir écrivain. L’audace de ses propos, de ses actes parfois commis sous la pression intérieure d’un entêtement défiant, mais aussi l’audace de son écriture, ont parfois énervé certains journalistes, ont déterminé Gallimard à la supplier de ne pas quitter la maison, ou bien ont arraché des louanges à ses confères, les écrivains.

Notes
346.

Cf. Duras , romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997, p. 524

347.

Ibid., p. 524

348.

Ibid.

349.

Ibid.

350.

Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 560

« Chère Odette Laigle,

En mai, Gaston à dit à Dionys qu’il était prêt à me verser une mensualité. Mai, juin et maintenant septembre sont passés. Dionys ne veut plus s’en occuper. C’est à moi, dit-il, de le faire. Comment ?…alors puisque Gallimard se tait, je parle. J’ai besoin de cette mensualité pour me sortir des besognes de cinéma qui vont devenir alimentaires. J’en ai marre. »

351.

Laure Adler, op. cit.

352.

Ibid., p. 219

353.

Laure Adler, op. cit.

354.

Ibid, p. 221

355.

Ibid., p.637

356.

Ibid., p. 637

357.

Ibid. p. 638

358.

Archives Gallimard, cité par Laure Adler, op. cit., p. 638

359.

L. Adler, op. cit., p. 637

360.

Ibid., p. 486

361.

Ibid., p. 488

362.

Ibid.