Duras et les artistes : c’est « RARE » comme respect, affection, reconnaissance, émerveillement…

A part la correspondance avec ses éditeurs, Duras reçoit par exemple des lettres ou des messages écrits par de « grands lecteurs ». Quel est le rapport que Duras entretient avec les artistes des son temps ? On peut le constater à travers les formules d’adresse par lesquelles débute leur correspondance. Tel est le billet qui lui a été adressé par Samuel Beckett, le 12 janvier 1957. C’est un message par lequel Beckett exprime sa profonde admiration pour Duras suite à la diffusion radiophonique de la pièce Le Square. Imposant une certaine distance par la formule « Madame », dépourvue pourtant de toute froideur, Beckett choisit d’écrire en trois phrases courtes, mais chargées de respect, son émerveillement devant l’œuvre durassienne:

‘« Paris, le 12 janvier 1957’ ‘Madame,’ ‘Je n’avais pas été voir votre pièce au Studio. Je viens de l’écouter à la radio. Elle est merveilleuse, merveilleuse. ’ ‘Samuel Beckett » 363

En revanche, le ton de la lettre que lui envoie Alain Resnais du Japon, où il est allé faire des repérages pour le tournage de Hiroshima mon amour, témoigne de l’amitié qui existe entre les deux cinéastes. La douceur qu’on lit dans la formule du début est touchante. Ensuite, la générosité des mots qui racontent à Duras le paysage japonais, laisse entrevoir un enthousiasme imbattable mis à l’œuvre pour encourager l’écrivain dans l’élaboration du scénario, car le film doit forcément naître. Il y va, comme il l’a confié à Anatole Dauman, le producteur avec lequel Duras signe le contrat, fondateur et directeur de la société d’Argos, « pour constater que ce film est impossible, tout simplement impossible ». 364 Une fois arrivé sur place, Resnais prend courage et écrit à Marguerite Duras quelques lignes tout à fait impressionnantes:

‘« Chère Margot,’ ‘… Il y a dans les rues à Hiroshima des tas de bois comme à Autun. Et des fleuves genre Loire et des cloches qui sonnent dans la brume et des canaux saumâtres qui bordent les maisons comme à Nevers…’ ‘Et les ruines du temple sur la colline et l’herbe qui repousse mal et les boutiques aux souvenirs et les gens qui se font photographier devant le cénotaphe et les pierres grillées et le marché aux poissons…Et les arbres replantés qui paraissent ne pas pouvoir repousser. […] Et des milliers de lotus qui ont remplacé les pièces d’eau où vivaient les carpes géantes avant le 6 août. […] » 365

A la réception de cette lettre, Duras se réjouit en constatant que ce qu’elle imagine peut s’ajuster à ce que Resnais filme. Quel est le résultat de cette collaboration basée sur l’affection ? Ce film est un vrai succès, « une réussite totale, la seule », comme le dit Duras à Pierre Assouline en 1991 366 . Il tient six mois en première exclusivité à Paris, ensuite à Londres et à Bruxelles. Plus de 250000 spectateurs en France. Il triomphe en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis.

Sur le verso d’une feuille manuscrite de L’Eté 80, une lettre invitation 367 adressée à Marguerite Duras par Daniel Fano, atteste, par la formule d’adresse, « Chère Marguerite Duras, … », la relation amicale entre Duras et le groupe Contretype qui organise à Bruxelles, en Décembre 1980, une exposition intitulée « Photos/Fictions : photos et textes d’écrivains ou d’artistes ». Le nom de Marguerite Duras résonne à l’étranger et l’écrivain se voit inviter en tant que grand passionnée de lecture photographique à travers l’écriture. Duras doit y participer avec une photographie de film. Le 4 avril 1984, la traduction américaine de L’Homme atlantique, réalisée par Jane Wamsley, est offerte en guise de cadeau d’anniversaire à Marguerite Duras, accompagnée d’une lettre touchante, une sorte d’hommage rendu à l’écrivain, par une lectrice qui se déclare « émerveillée » de son contenant 368 .

Que disent en outre les grands lecteurs de Duras, par les messages épistolaires, sur le rapport que l’écrivain et son œuvre entretiennent avec eux ? Les exemples sont nombreux, surtout si l’on consulte les archives de l’écrivain. Respect, affection et reconnaissance confondus sont à lire dans des messages envoyés par Michel Foucault, Maurice Blanchot ou encore par Raymond 369 , qui signe de ce prénom une lettre, non datée, envoyée à Duras, que nous avons découverte à l’IMEC, dans le dossier contenant les manuscrits de la pièce de théâtre Suzanna Andler 370 . Cette lettre, qui comporte à côté de la formule de début l’image un cœur fléché, touche par les mots que l’expéditeur choisit pour dire l’admiration mêlée à un étrange sentiment de frustration et de plaisir de lecture :

‘« Chère Marguerite, ’ ‘Je savais déjà, hélas, que je ne serais pas libre la saison prochaine pour faire une mise en scène à Paris. C’est donc pour mon seul plaisir que j’ai lu Suzanna Andler. Le plaisir en question a été extrême. Grosse, énorme frustration : les dernières pages des épreuves typographiques que tu m’as adressées sont restées sur la table. Je me suis arrêté contraint et forcé à la page 80. Je reconnais bien là ta cruauté mentale.’ ‘Je trouve la pièce très belle, très difficile et très significative, chose étrange, de l’évolution du couple. […] » 371

Des quelques lettres 372 dont nous disposons, envoyées par Maurice Blanchot à Marguerite Duras entre 1968 et 1970, on déduit une relation très étroite entre les deux écrivains. Blanchot s’adresse invariablement à Duras par la formule très douce et amicale: « Chère Marguerite,… » et finit toujours ses lettres par des formules qui comprennent le verbe « embrasser » ou associé aux mots « tendresse » et « affection » : « Je vous embrasse tendrement », « Avec toute ma tendre affection », « Affection », « Je vous embrasse ». Que lui dit-il ? Sur quoi s’écrivent-ils ? Leurs sujets de correspondance tournent autour de la littérature et de la politique. Duras lui envoie ses manuscrits. Maurice Blanchot la lit avec grand plaisir, l’admire, la conseille, partage avec elle le fruit de son imagination nocturne, comme l’attestent ces quelques phrases extraites de trois lettres adressées à l’écrivain :

‘« Je lis votre livre, je le lis sans cesse, la nuit il m’est si proche que tout m’est donné par lui, en lui. Et Alissa est toujours là, dans la jeunesse du rapport mortel, et moi, son compagnon dans la mort qu’elle donne, qu’elle rejoint éternellement. […] »’ ‘« La difficulté : ce qui est lu en premier est évidemment ce qu’on ne cesse plus de lire. C’est donc sur ce texte – la première version – que je demeure. Mais il y a aussi cette raison, pour moi très grave : le malheur et le désir ne peuvent ici aller ensemble ou bien il faudrait un changement radical de tout : un effondrement immédiat (le désir a son propre malheur, mais le malheur n’a pas son désir). Le désir, pourrait-on, dans un camp, prononcer ce mot, et Sabana, comment pourrait-elle avec Abahn s’unir autrement que par l’identité non identique de leurs noms ? […] ’ ‘Je ne dirai rien de plus, car, autrement, je suis absolument dans le texte. […] »’ ‘« Chère Marguerite,’ ‘Pendant cette nuit bouffonne (ces généraux sont vraiment trop ridicules), j’ai réfléchi à notre problème. Il me semble que la question qu’on peut poser et que vous posiez finalement est celle-ci : “ Si je m’adresse à votre compagnon (pour savoir ce que vous allez répondre touchant la porte de liberté : est-ce la noire ? Est-ce la blanche ?) quelle réponse d’après vous, vous attribuera-t-il ?”’ ‘L’ange du faux, interrogé, répondra : porte blanche. En effet, l’ange du faux sait que son compagnon qui est vrai va répondre la vérité, à savoir que l’homme faux désignera la porte noire comme porte de liberté. Or l’ange du Faux ne peut transmettre le vrai, il le renverse, il répondra donc le contraire : porte blanche.’ ‘En revanche, l’ange du Vrai, interrogé, répondra : porte noire, transmettant exactement la réponse qui devrait être celle de son compagnon, le Faux.’ ‘D’où il faut conclure, tristement, que c’est le vrai qui dit faux et le faux qui dit vrai.’ ‘Affection’ ‘Maurice B. »’

Un modèle de lettre de reconnaissance est à lire dans un message que Michel Foucault adresse à Marguerite Duras un jour de 13 octobre, sans préciser l’année (on suppose qu’elle est écrite entre 1968 et 1970). Michel Foucault parle de l’émotion que la lecture des livres durassiens produit en lui. Ses mots expriment, avec une certaine humilité, sa reconnaissance devant une œuvre dont il a vraiment besoin. Le respect, l’admiration et l’amitié se rejoignent dans ces quelques lignes empreintes de sincérité :

‘« Chère Marguerite Duras,’ ‘Pardonnez-moi, je vous prie, d’avoir mis si longtemps à vous répondre – à répondre à Abahn Sabana David. C’est que la lecture m’a si fort ému qu’elle m’a laissé, qu’elle me laisse sans réponse. Vous savez que depuis Détruire dit-elle, j’ai basculé dans votre œuvre, je m’y trouve pris, et j’y circule maintenant en tout sens, la tête brouillée, à tâtons, plein d’inquiétude et d’une sorte, malgré tout, d’espoir, comme s’il me semblait qu’à force d’aller et de venir au hasard, une figure inévitable allait se dessiner enfin. J’ai relu Abahn plusieurs fois, et ce n’est sans doute pas fini. Vous êtes l’écrivain dont j’avais besoin. J’aurais aimé vous dire autre chose que cette phrase ridiculement subjective. Peut-être y parviendrai-je un jour.’ ‘Je vous adresse toute ma reconnaissance. ’ ‘M. Foucault » 373

Il faut pourtant mentionner que toutes les lettres que Duras reçoit de la part de ses admirateurs ne jouissent pas de l’assentiment de l’écrivain. Tel est le cas de la lettre que Andrea Beck écrit à Duras le 16 mars 1993, pour obtenir la permission de représenter au théâtre L’Homme assis dans le couloir. En effet, sur cette lettre on peut lire le refus net de l’écrivain. 374 En contrepartie, Duras se montre totalement différente dans son rapport avec Jean-Marc Turine. Le côté très humain et la douceur de l’écrivain sont mis en exergue par ses mots conciliants et son attitude généreuse et affectueuse qu’elle adopte lorsqu’il s’agit de refuser à Jean-Marc Turine, âgé de vingt-quatre ans, l’adaptation au cinéma du Ravissement de Lol V. Stein. Duras lui écrit :

‘« Marguerite Duras, Paris, le 9 octobre 1970’ ‘Cher Monsieur, ’ ‘Le Ravissement de Lol V. Stein est le film que j’aimerais faire. Je suis en train de commencer l’adaptation. J’ai refusé beaucoup de propositions déjà. Même si votre demande m’apparaît être une des plus sympathiques et des plus valables, je ne peux pas, je ne veux pas me défaire de ce texte – d’aucun, plus d’aucun en général et de celui-ci en particulier.’ ‘Je suis désolée.’ ‘Très sympathiquement vôtre’ ‘Marguerite Duras » 375

Jean-Marc Turine raconte que trois mois plus tard, Marguerite Duras lui téléphone pour lui demander de participer au tournage de Jaune le Soleil. Pendant les vingt-cinq années qui suivent, il loge chez Duras à Paris et collabore de très près aux tournages de ses films. Le livre intimiste que Jean-Marc Turine publie en 2006, 5, rue Saint-Benoît, 3 e étage gauche 376 , rend une synthèse de la correspondance qu’il entretient avec Duras et de leur collaboration dans le cinéma. La lettre dont nous allons citer un fragment ci-dessous dévoile un côté très caché de l’écrivain, qu’elle ne manifeste qu’en présence des intimes. Duras s’entoure d’amis rigoureusement sélectionnés, et pourtant tout le monde n’est pas traité de la même manière. A part sa famille et Jean-Marc Turine, quelques mois seulement après sa première lettre adressée à Duras, il est rare qu’un lecteur durassien témoigne de ce mélange de gentillesse, de réconciliation, d’humilité même et de douceur, de compréhension presque maternelle dont ces quelques lignes rendent compte:

‘« Cher Jean-Marc, moi non plus je ne comprends pas très bien. Tu es en colère pourquoi ? Parce que je ne t’ai pas demandé de venir à la première projection de Jaune le Soleil ? Je m’en excuse infiniment. Mais cette première projection a été décidée dans la journée qui l’a précédée. Elle a eu lieu à 11 h du matin dans une toute petite salle, et quelques membres du collectif étaient là (il n’y avait ni Dionys, ni Catherine, ni Martine, ni Chantal, ni Ricardo, etc.) C’était pour moi une projection-soupape, pour sortir de la solitude du montage. C’est tout. Ensuite il y a eu une projection publique payante dans débats, qui n’avait rien à voir avec une projection pour le collectif. Le soir il n’y a pas eu de projection pour le collectif.’ ‘Qu’est-ce que ça peut te faire de voir le film à telle date plutôt qu’à une autre ?’ ‘[…] Viens quand tu veux voir le film. Nous essayons de le faire sortir à minuit dans un cinéma loué pour éviter la sortie proposée par Nadjan en octobre.’ ‘Le générique est oral, les noms se suivent en ordre alphabétique, aucune qualification n’est donnée (le 1er nom est ARONOVITCH, le dernier, le tien : TURINE). C’était ce que nous souhaitions, toi et moi. […] ’ ‘ Je m’excuse encore et je t’embrasse tendrement, ’ ‘Marguerite. » 377

Mais quelle est l’image de Marguerite Duras qui se détache de sa correspondance avec ses intimes : Yann Andréa, Dionys Mascolo, Robert Antelme et surtout avec son fils, Jean Mascolo ?

Notes
363.

Cf. Duras , romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Quarto Gallimard, 1997, p. 521

364.

Archives IMEC

365.

Ibid.

366.

Entretien de Pierre Assouline avec Marguerite Duras, Lire, octobre 1991

367.

La lettre date depuis le 18 juillet 1980. Archives IMEC

368.

Lettre datant du 4 avril 1984, sans autorisation de publication. Les archives IMEC

369.

Nous supposons qu’il s’agit du réalisateur Raymond Rouleau qui encourage Duras dans l’adaptation des Papiers d’Aspern d’Henri James, qu’elle réalise avec Robert Antelme, en 1970.

370.

Marguerite Duras, Suzanna Andler, Gallimard, 1968

371.

Archives IMEC, dossier Suzanna Andler

372.

« Lettres à Marguerite Duras », Cahiers de l’Herne, n° 86, Editions de l’Herne, 2005, pp. 54-55

373.

Cahiers de l’Herne, op. cit

374.

Dossier L’Homme assis dans le couloir, archives IMEC. Lettre sans autorisation de publication

375.

Lettre reprise par Jean-Marc Turine dans l’article « 5, rue Saint-Benoît, 3e étage gauche » paru dans Cahiers de l’Herne, op. cit, p. 222

376.

Editions Métropolis, 2006

377.

Extrait du livre de Jean-Marc Turine, 5, rue Saint-Benoît, 3 e étage gauche, repris dans Cahiers de l’Herne, op. cit., p. 225