L’amour entre agape et passion

Parmi les correspondants qui forment le groupe des proches de Marguerite Duras, on retrouve le (ex-)mari de l’écrivain, l’amant et le fils. La correspondance de Duras avec son ex-mari Robert Antelme se borne à des pages écrites autour de sujets professionnels (écriture et cinéma). Entre eux, malgré la séparation, il existe un lien qui les unit à jamais 378 , dont l’origine est dans le respect, la compassion, la fraternité, la solidarité et l’amour impossible, celui que Duras ne cesse d’écrire dans ses livres. C’est tout, sauf la passion. A la fin de sa vie, lorsqu’on lui demande de dire le nom de l’homme qu’elle a vraiment aimé, c’est le nom de Robert Antelme qu’elle évoque. Un court extrait d’une lettre de Robert Antelme à Marguerite Duras pourrait confirmer ce lien ininterrompu qui existe entre eux, basé sur une amitié sincère et un amour à l’état pur et éternel :

‘« Lundi 24’ ‘Chère Marguerite, ’ ‘Dionys me dit que tu souhaiterais quelques précisions sur mes impressions au sujet de votre film. Il m’est difficile d’en dire beaucoup plus que ce que j’ai dit à Gérard au téléphone. D’abord, je répète que nous l’avons vu dans de mauvaises conditions – mais de cela on nous avait prévenus : son incomplet, montage assez provisoire, trous dans la musique ou musique provisoire aussi. Tout cela est bien entendu et il est vrai qu’on ne peut pas porter un jugement très rigoureux sur cette projection.’ ‘Mais ce que l’on peut dire, et cela, même à partir de cette projection imparfaite, c’est quelques chose sur l’orientation du film, sur le fond, sur le sujet donc : il m’est apparu, il nous a apparu à Monique, Louis-René et moi, comme déterminé par le phénomène de l’amnésie, enfermé dedans. Dès lors, les beautés – je pense ici aux images de la Seine par ex. – sont privées de leur valeur lyrique en somme, elles me sont apparues comme séparées de l’histoire, dans une autonomie abstraite. […] Il faudrait donc augmenter son texte, de manière à introduire de l’ambigu et peut-être couper un peu […]. Il faut, autrement dit, trouver une issue, au sens propre, trouver un moyen de déboucher sur une vraie tragédie (par le doute […] ).’ ‘Tel est mon point de vue et il me semble que je ne me trompe pas. […] ’ ‘A bientôt. Je t’embrasse bien. Monique aussi.’ ‘Toutes nos amitiés à Gérard.’ ‘Robert » 379

Quant au côté sentimental de Duras, le meilleur exemple est offert par les lettres qu’elle envoie en amoureuse à son amant, Dionys Mascolo, alors qu’elle est partie en vacances avec son mari, Robert Antelme. Elle écrit à Dionys en cachette, sans éveiller les soupçons de son mari. Laure Adler a découvert ces lettres dans les archives de Dionys Mascolo et les a publiées dans sa biographie de Duras. Nous allons citer ici un seul exemple : 

‘« C’est encore mieux de t’aimer que d’écrire. Cela je le sais absolument. Bien sûr, il y a des mots de la nuit où on écoute le rien, jusque dans le corps, sans le désir. On est séparés. Chaque jour je me demande comment faire sans toi… Dis-moi un jour, télégraphie-moi, dis-le-moi je t’aime, je te désire je ne sais que faire de ces paroles nues.[…] Tiens voilà une page que j’ai écrite ce soir. Est-ce dans ce sens-là qu’il faut écrire ? Ne la perds pas, je serais incapable de la retrouver. […] » 380

Par ailleurs, la correspondance avec Outa dévoile une mère très impliquée dans la relation avec son fils, très douce, compréhensive et préoccupée par son éducation, toujours prête à répondre à ses besoins, très protectrice. Les mots qu’ils s’adressent sont touchants, empreints d’émotion et de tendresse. De son côté, Outa, placé en pension, adore sa « chère maman » et lui écrit en 1960:

‘« […] Je passe tous mes dimanches et mes jeudis à lire, lire, lire, mais il y a un moment ou j’en ai marre et je m’ennuie atrocement, je traîne, je n’ai rien à faire, je suis triste. J’ai le cafard et je pense à ma chambre, à mes affaires à neauphle, à la mare, à tout où je pourrais être avec mes parents, si je n’étais pas en pension. Ce soir je suis triste car je pense à Paris et je pense que pourrai être à lire dans mon lit, ou à travailler sur mon bureau et qu’en vérité je suis en étude, en pension pour la 3e année. Bon, je vous embrasse quand même bien fort.’ ‘Outa » 381

Pour sa part, Marguerite, pour l’apaiser, réagit et lui écrit une lettre où elle lui raconte l’histoire du pape d’Avignon, geste qui nous rappelle son talent à écrire des contes pour les enfants, prouvé avec L’Eté 80 :

‘« Outa, Je m’ennuie beaucoup sans toi. Je vais te raconter l’histoire du pape d’Avignon.’ ‘Un jour, un monsieur a dit : pourquoi n’y aurait-il qu’un seul pape, celui de Rome, moi aussi je vais être un pape. Il croyait que les papes étaient toujours riches, aimés, respectés, et pleins de pouvoirs de toutes sortes. Il a dit aux gens : donnez-moi de l’argent pour faire construire mon palais parce que moi aussi je suis pape, il me faut mon palais ; quand je serai pape je vous rendrai très heureux, vous serez riches, allez, vite, de l’argent pour mon palais.’ ‘A ce moment-là les gens n’allaient pas à l’école. Ils étaient très ignorants, très pauvres. Ils croyaient tout ce qu’on leur disait. Ils disaient tout le temps : ah ! quand sortirons-nous de cette misère ! Alors ils croyaient tout le monde, ils ont cru ce pape. Ce n’était pas un faux pape, il n’était pas plus faux que le vrai, au fond. La seule différence c’est qu’il était le 2e pape, alors que jusque-là il n’y en avait qu’un.’ ‘ Bon. Alors les gens ont donné leur pauvre argent et le type a fait construire son palais. C’était un énorme palais avec 121 pièces, des cours grandes comme la Place de la Concorde : c’était bien simple, tu vois, toute la ville de St Tropez tiendrait dans ce palais. Quand il a été fini le pape y est entré, tout seul dans ses 121 pièces. Il était content, il se disait maintenant que j’ai ce palais si grand tout le monde me croira et m’obéira.’ ‘ Mais qu’est-ce qui s’est passé ? ’ ‘Dans cet énorme palais il a commencé à s’ennuyer et comment. Il allait d’une pièce à l’autre de ses 121 pièces en se répétant tout le temps : je suis le pape, le plus grand homme de tous les catholiques – ou bien : Le pape, c’est moi, c’est pas un autre, c’est moi : comme tout le monde le respectait formidablement, personne ne lui parlait alors au lieu de parler aux gens il parlait tout seul.’ ‘Et dans cet énorme palais, à se répéter tout seul qu’il était le pape il s’ennuyait et comment !’ ‘Il ne savait plus que faire de lui. Par les fenêtres, il regardait les gens danser sur les places où les petits enfants qui jouaient à danser sur le pont, en plein air, dans le soleil.’ ‘Et au bout d’un certain temps quand il allait d’une pièce à l’autre de ses 121 pièces, il se répétait : je suis un con, le plus grand con de tous les catholiques – ou bien – le vrai con, c’est moi, c’est pas un autre, c’est moi – mais c’est tout ce qu’il pouvait faire !’ ‘Ça on ne te le dira pas dans l’histoire de France, mais c’est vrai. Demain je te raconterai autre chose.’ ‘Je t’aime tu peux pas imaginer combien.’ ‘Marguerite » 382

A part les nouvelles sur l’état de santé, sur l’argent etc. qu’ils se transmettent par les lettres, Duras tient à informer son fils, parti en voyage au Moyen Orient, dans les années 68-69, sur les événements politiques de l’époque. Parallèlement, elle lui fait part de son inquiétude face aux risques auxquels il s’expose pendant ce voyage. Son amour pour son fils déjà adulte, les paroles tendres qu’elle lui adresse, offrent une image touchante de l’écrivain et dévoilent son côté profondément humain. Elle lui écrit :

‘« Jeudi 16 mai 68’ ‘Enfin une carte sensée de toi après le télégramme de dimanche qui m’avait rassurée. Outa, fais attention au haschish. Cela peut produire une folie irréversible. […] Lorsque tu parles de ta maladie très complexe ça ne veut rien dire d’autre que délire occasionnel dû à une intolérance – Ne va pas t’imaginer des choses extraordinaires, je te prie – tu es le moins fou de tous, je te le jure !’ ‘On passe ici des événements admirables. Les étudiants occupent la Sorbonne, l’Odéon, ils sont dans une révolte qui gagne les usines. Paris est en folie. On espère que le régime gaulliste va éclater. […] Ils vivent des jours noirs. Nous n’avons jamais rien espéré de pareil !!! Nous sommes fous. Il y a eu des barricades, des batailles, des nuits de folies où les étudiants ont été des héros véritablement. Notre espoir c’est qu’ils ne se laissent pas noyauter par le Parti Communiste (lequel est débordé et mécontent parce qu’il n’a pas eu l’initiative des événements). […]’ ‘Je m’arrête. Je vais essayer de t’envoyer les journaux. […]’ ‘Je t’embrasse mille fois.’ ‘Marguerite » 383

Si avec ses proches Duras s’avère une femme qui aime sincèrement, si devant ses collaborateurs professionnels elle apparaît comme une personne conciliante, généreuse, affectueuse, ouverte aux conseils, si en tant qu’écrivain elle reçoit des lettres-hommages écrites par de grandes plumes de son temps, qu’est-ce que sa correspondance politique peut-elle encore nous apprendre sur la personnalité de Marguerite Duras ?

Notes
378.

Même après le divorce, la relation entre Marguerite Duras et la famille de Robert Antelme se poursuit, comme l’atteste une lettre que l’écrivain adresse à Monique Antelme, l’épouse de Robert. En effet, elle lui demande, encouragée par Outa, de laisser Nicolas et Frédéric à Neauphle pour les vacances de Noël. Cette lettre est plus qu’une simple correspondance. Elle laisse entrevoir une Marguerite Duras très attachée à l’enfance et à l’épanouissement des enfants qui l’entourent dans la famille. Ensuite, on y reconnaît le côté hétéroclite de son écriture. Duras mélange dans la même lettre, qui se veut une invitation, des aspects visant d’abord l’amitié entre les enfants des deux familles, rajoute ensuite, vers le milieu de la lettre, deux phrases issues de la parataxe, sur un thème qui lui appartient ( la pluie), continue avec quelques commentaires sur la politique et conclut avec le cinéma. Tout cela est adressé à Monique Antelme, à laquelle Duras montre toute sa sympathie et amitié. Cette lettre montre une femme courtoise, ouverte d’esprit, sans arrière-pensées, sans aucune envie de vengeance, libre à aimer, une mère totale, un écrivain qui ne change pas de style d’écriture, même s’il s’agit du genre épistolaire :

« Chère Monique

Ceci n’est pas une réponse à la lettre de Robert. Mais une demande de la part de Outa et de moi.

Peux-tu envisager de laisser Nicolas et Frédéric à Neauphle pour les vacances de Noël ? […] 

Je le souhaite pour ma part. Parce que, qu’on les sépare ou non, leur amitié dure, double tous les caps ! et en fin de compte, même si c’est un peu difficile, c’est pour eux un réconfort profond d’être ensemble, une nécessité aussi vraie que celle qui nous lie, nous. Et l’idée qu’on pourrait nous interdire de nous voir à la longue nous porterait à une révolte totale. […] 

En fin de compte, (surtout Nicolas et Outa) ils se sont très peu vus depuis 2 ans (10 jours en tout ?).

Voyez si ça vous semble souhaitable cette fois-ci ou s’il faut continuer à les séparer encore – jusqu’à quand – et pourquoi.

Il pleut. Il a plu plutôt et fait beaucoup de vent. […] 

J’ai reçu un mot de Dionys à propos d’Edgar. Difficile d’accepter cet abandon d’Edgar. Impensable.

Quelque excuse qu’il puisse trouver plus tard, je ne pourrai plus ne pas avoir honte pour lui. Le plus grave c’est que sa négligence revient à ceci : il ne veut pas se “mouiller”, se compromettre au nom d’amitiés anciennes qui sont suspectes à ses yeux du moment qu’elles le définissent dans le passé. C’est nous qui sommes fidèles à Edgar, à sa propre place, c’est nous qui connaissions, qui sommes Edgar. Lui, qu’est-ce que c’est ? un parent fou qu’on croit reconnaître par moments. […] 

J’ai reçu, nous avons reçu, la longue lettre de Robert. Nous avons travaillé à partir d’elle. Et nous avons retravaillé à partir d’elle. Et nous retravaillons encore – après avoir eu le film. Et nous préférons que l’histoire débouche dans le noir total plutôt que sur une tragédie plus ou moins attendue : comme dit Robert, qu’il ait choisi ce silence, choisi d’être etc. on est d’accord avec tout ce que dit Robert, mais ça c’est exactement ce qu’on a voulu éviter. Le pieux silence, la sagesse choisie comme la singularité qui en fin de compte est la pire singularité. […] 

Dites-moi vite ce que vous pensez de vacances à Neauphle pour les enfants.

Je t’embrasse bien fort Monique. […] » (Cf. « Lettre à Monique Antelme », non datée, Cahiers de l’Herne, op. cit, p. 41)

379.

« Lettre à Marguerite Duras », non datée, Cahiers de l’Herne, op. cit, p. 40

380.

Archives de Dionys Mascolo, cité par Laure Adler, op. cit., p. 265

381.

« Correspondance », extrait de lettre non datée, Cahiers de l’Herne, op. cit, p. 43

382.

Ibid., p. 44

383.

Ibid., p. 48