« Un vrai désespoir et un dégoût profond »

L’engagement de Marguerite Duras sur le terrain politique lui procure aussi bien du bonheur de vivre que des ennuis. On ne se trompe peut-être pas si on affirme que chaque livre durassien contient en soi un message politique, même si l’écrivain ne se propose pas de le faire passer d’une manière particulière. Les mots politiques, et les messages qu’ils forment, surgissent des profondeurs de son « ombre interne » et s’alignent sur les pages des manuscrits, livres, lettres, pièces de théâtre ou scénarii, prouvant à chaque fois que l’écriture est le résultat du regard que l’auteur porte sur le monde, donc sur l’Histoire. Le grand vide que la politique creuse dans la conscience de Marguerite Duras, et dont elle dit ne jamais guérir, est centré sur la déception communiste. D’autres sujets aussi s’ajoutent, tels l’anticolonialisme en Afrique du Nord (l’Algérie), la question juive etc. Sans trop nous retarder sur cette question, car nous y reviendrons plus tard lorsque nous analysons le journalisme durassien, par exemple, nous nous arrêtons ici sur quelques lettres qui permettent d’entrevoir l’intérêt que Duras porte à la politique, mais aussi l’intensité avec laquelle elle vit et souffre dans le combat contre les injustices sociales et politiques.

Une lettre spéciale est adressée par Duras, le 16 janvier 1950, aux membres du PCF, suite aux insinuations et aux rumeurs qui circulent à son sujet et qui essaient de la démolir. Dans cette lettre 384 , Marguerite Duras dénonce « certains camarades décidés à déformer la vérité la plus élémentaire par tous les moyens », mais exprime son profond attachement au PCF, tout en les rassurant que sa confiance dans le Parti reste entière. Pourtant, la réponse des instances du Parti ne se fait guère attendre. Le 8 mars 1950 Duras reçoit une lettre par laquelle on lui annonce son exclusion définitive du parti, ainsi que les raisons qui les ont poussés à cet acte : tentative de sabotage du Parti, fréquentation de trotskistes et des boîtes de nuit du quartier Saint-Germain-des-Prés, où règne la corruption politique, intellectuelle et morale. 385 En contrepartie, l’écrivain écrit une lettre au Parti afin de rétablir la vérité. Dans cette lettre de quelques pages, on y retrouve son courage, sa force d’attaquer le mensonge et de s’attaquer aux injustices qu’on lui fait ou qu’on fait dans le monde. On y découvre une Marguerite Duras obéissante au Parti, engagée dans des actions politiques afférentes, mais prête à rompre avec un mouvement qui est tout sauf communiste, selon la manière dont elle comprend l’être :

‘«Paris, le 26mai 1950’ ‘Camarade,’ ‘[…] On prétend que je ne suis pas d’accord avec la politique et les arts. Soit, je l’avoue mais il faut s’entendre. Le Parti a dit qu’il fallait faire du porte-à-porte. J’ai fait du porte-à-porte. Le Parti a dit qu’il fallait faire des collectes. J’ai fait des collectes aux terrasses des cafés et ailleurs. Le Parti a demandé, comme il était indispensable, qu’on accueille des enfants de grévistes. J’ai recueilli pendant deux mois la fille d’un mineur. J’ai fait signer les ménagères sur les marchés, j’ai vendu L’Huma, j’ai collé des affiches, j’ai contribué à faire inscrire Antelme, Mascolo, d’autres camarades encore, etc. Tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait. Ce que je ne peux pas faire c’est de modifier des goûts, par exemple littéraires, qui sont ce qu’ils sont mais auxquels il m’est physiquement impossible de renoncer. […]’ ‘Voilà ce que j’avais à vous dire. Je tiens à vous redire ce que je dis dans ma lettre de démission, je reste profondément communiste, je ne vois pas comment je pourrais être autrement désormais. […]’ ‘Fraternellement,’ ‘Marguerite Duras » 386

La correspondance à caractère politique de Marguerite Duras est riche en lettres évoquant la déception politique ou la rupture par démission, comme moyen de protestation. Une dizaine d’années plus tard, en 1961, une autre lettre de rupture est adressée par Duras à la Commission Consultative du Cinéma, de laquelle elle fait partie depuis l’arrêté ministériel du 17 février 1960. En effet, dans sa lettre, Duras laisse comprendre qu’elle n’est plus convoquée à la Commission du fait qu’elle a signé la Déclaration des 121 en 1960. En écrivant ce message, elle exprime son désir de ne plus « continuer à collaborer à un organisme dont l’existence participe, même de manière indirecte à un gouvernement dont l’arbitraire me plonge dans un vrai désespoir et un dégoût profond. » 387

Des années plus tard encore, Marguerite Duras se retrouve dans le même désespoir politique et à la conquête de l’utopie communiste, car les événements de 1968 ne font qu’accroître la vague de déceptions. Comme l’atteste une lettre qu’elle reçoit de la part de Maurice Blanchot, Duras est encore animée, comme d’ailleurs tous ceux qui l’entourent, par l’ « exigence communiste » qui consiste à une prise de conscience de la nécessité d’une « révolution de la révolution » :

‘« Le 13 octobre’ ‘Chère Marguerite ’ ‘Nous ne nous sommes pas revus depuis le mois de juillet. Nous nous sommes quittés alors en échangeant la promesse de faire ce que nous avons appelé Le Bulletin. Depuis, je n’ai pas cessé d’y penser. Je crois que jamais plus qu’aujourd’hui où ici nous sommes réduits à l’impuissance, l’exigence communiste n’a demandé à être réaffirmée, non pas dans les formes tranquilles, traditionnelles, mais telle qu’elle remette tout en question, nous obligeant ainsi, nous, c’est-à-dire non pas nous, mais en tant que reliés aux autres – à en venir à une révolution de la révolution. Ce que nous ferons sera nécessairement (et comme par obligation) infime, invisible, dérisoire peut-être, mais si nous nous refusons à envisager de le faire, mieux vaut entrer tout de suite dans le tombeau ou avoir le courage de reconnaître que nous sommes passés de l’autre côté. L’exigence communiste : est-ce qu’elle nous a désertés ?’ ‘Voilà la question que je me pose, que je vous pose comme à une très proche amie.’ ‘J’embrasse Ginette et je vous embrasse.’ ‘Maurice » 388

Ces quelques lettres adressées ou reçues parlent de Duras, de sa vie privée, sociale, artistique et politique. Ce sont des aspects qu’on n’aurait peut-être pas eu l’occasion de connaître autrement, mais qui sont précieux pour la réception de son œuvre. Ces éléments épistolaires expliquent pourquoi on aime Duras, on la respecte, on attend ses livres, on les dévore, ou, au contraire, on la déteste, on la dénigre, on déforme parfois son image pour la tuer. Pourtant, ce qui est écrit reste, et ceux qui veulent mieux la connaître n’ont qu’à ouvrir sa correspondance, à lire son œuvre écrite, à la regarder parler à la télévision et à la radio ou bien à lire ses articles de journaux.

Notes
384.

« Le 16 janvier 1950

Chers Camarades,

Je vous confirme ce que j’ai dit le 27 septembre à Lucienne Savarin lorsqu’elle est venue m’apporter mes timbres 1949 : je ne reprends pas ma carte du Parti. […]

Mes raisons de quitter le Parti ne sont pas celles de Dionys Mascolo. Je ne suis sous l’influence de personne. J’ai pris cette décision seule et bien avant Mascolo. Je reste communiste profondément, organiquement. Il y a six ans que je suis inscrite et je sais que je ne pourrais jamais être autrement que communiste. Les raisons que j’ai de quitter le Parti, je les aurais volontiers exprimées si je ne savais pas certains camarades décidés à déformer la vérité la plus élémentaire par tous les moyens. […]

Ma confiance dans le Parti reste entière. Je suis même sûre que, le temps aidant, le Parti arrivera à rejeter loin de lui Martinet, je veux dire ceux qui, par le biais d’une soi-disant vigilance en réalité vicieuse, ne pensent qu’à satisfaire et faire fructifier leurs petites aigreurs et haines personnelles. […]

Vous voyez jusqu’où va ma confiance et combien est grand mon optimisme.

Bien fraternellement à vous. » (Le contenu intégral de la lettre peut être lu dans Laure Adler, op. cit., p. 408)

385.

Ibid., p. 411

386.

Laure Adler, op. cit, p. 416

387.

« Lettre à la Commission consultative du Cinéma », le 10 novembre 1961, reprise dans Cahiers de l’Herne, op. cit, p. 220

388.

« Lettres à Marguerite Duras », Cahiers de l’Herne, op. cit., p. 55