En 1964, Duras s’engage dans le récit autobiographique télévisé et, avec la collaboration des journalistes spécialisés, à l’image de Pierre Dumayet, Bernard Pivot, B. Rapp ou M. Field, elle se lance à partir de 1966 dans la prise de position intellectuelle publicisée pour parler des autres. Comme on a déjà pu le constater, les émissions prennent la forme de la conversation de plateau, du commentaire en forme de portrait d’écrivain, du reportage d’actualité. L’écran devient un lieu de mémoire et de spectacle à la fois 418 . On a même parlé d’une certaine « psychologie des genres » dans la réception télévisuelle de Marguerite Duras. En effet, on dit que les journalistes de la présentation télévisuelle de sexe masculin ont contribué en général à l’affirmation, dans l’entretien médiatique, d’un certain régime durassien de dicibilité 419 , comme l’appelle à juste titre Noëlle Nel (Dumayet, Pivot, Rapp, Poivre d’Arvor, Field). Ils ont permis le déploiement de la parole et de la voix Duras. Ce type de régime se fonde sur une manière maîtrisée de parler de soi à l’écran, qui relève de l’autoconstruction. Pour aller plus loin dans la présentation de ce régime de dicibilité, nous allons préciser qu’il est dicté par un trait spécifique du parlécrit durassien, c’est-à-dire par la parataxe. Il s’agit d’un « glissement progressif d’une parole parataxique à une parole hypertextuelle, et d’une voix de lecture intérieure à un style vocal maîtrisé » 420 . En 1985, Noguez parlait déjà de Duras comme d’un écrivain de la parataxe, c’est-à-dire, de l’écriture « pauvre » et du style parlé. Noguez comprend par ailleurs la parataxe comme « une lente conquête sur l’incertain, l’impalpable, l’indéfinissable » 421 . C’est cette quête en fait qui détermine Duras à parler comme elle écrit ou qui la détermine à écrire comme parlent ses personnages. Tel est le roman-pièce de théâtre L’Amante anglaise qui est construit en forme d’interview enregistrée au magnétophone. La manière de parler de Duras est tantôt « laconique, en phrases rapides et elliptiques, dans une sorte de tension vis-à-vis de son questionneur, avec une écoute quelque peu intellectuelle et froide », tantôt un échange verbal marqué à la fois de phrases relativement longues et de pauses, hésitations, attentes et silences. Il s’agit d’une parole pensive ou pensante, qui signifie l’intériorité et habite, par exemple, la conversation d’ Océaniques (1987) avec Jean-Luc Godard : « Il y a quelque chose dans l’écriture qui t’insupporte » ; « Tu es dans une damnation, Jean-Luc », « Les hommes ne peuvent pas parler d’eux-mêmes, les femmes le peuvent » 422 .
En revanche, dans la vision de Noëlle Nel, les femmes de la télévision (Luce Perrot, Michelle Porte, Caroline Champetier) opteraient, dans la construction de l’image télévisuelle de M. Duras pour un régime de visibilité. Ainsi, elles proposent dans leurs documentaires, des scènes et des scénographies de l’univers télévisuel durassien, tout ceci sous l’emprise de l’imprévu, du direct, « sans calcul stratégique préparatoire » 423 , comme le préfère Duras. Il s’agit d’un mélange du plan-médaillon au reportage « à la manière de Duras et au documentaire du type "collection d’actes déclaratifs", puis du type montage alterné de séquences » 424 . Le plan-médaillon fait référence à l’aspect physique de la présence télévisuelle de M. Duras. On assiste à un cadrage très serré, avec une Duras dans la position proche du regard-caméra.
Mais par delà ces techniques télévisuelles « masculines » et « féminines » adoptées dans la réception de Duras, notre intérêt est de voir comment l’écrivain se comporte-t-elle dans ces mises en scène propres à la télévision. Duras se laisse-t-elle entraîner dans le dialogue, collabore-t-elle avec ses interlocuteurs ? Télérama du 11 septembre 1999 fait une analyse des interventions publiques de Duras à la télévision et de la manière dont les réalisateurs reçoivent l’écrivain. En parlant par exemple des émissions de Pierre Dumayet, au fil de la vie et de l’œuvre de Duras, on dit qu’elles restent « rigoureuses, émouvantes, admirables » et qu’ « il y a entre Duras et lui [Pierre Dumayet] une sorte d’intelligence réciproque, de connivence. Un partage de la parole et du silence. Une respiration qui est celle-là même de l’écriture de Duras. » 425 Parallèlement, en référence à l’émission « Un siècle d’écrivains » : « Marguerite Duras, un film » 426 , Le Monde du 18 septembre 1996 apprécie le portrait que Caroline Champetier dresse de l’écrivain. Il est construit à travers les lieux de Marguerite Duras et accorde une place majeure aux lectures et aux extraits d’entretiens, « certains remarquables » 427 . Enfin, Libération du même jour fait remarquer le fait que Caroline Champetier épargne au téléspectateur le côté profil d’une œuvre - sa vie, ses livres, le lien entre les deux -, pour tenter une autre sorte de puzzle :
‘« On peut parler de puzzle car le film, extrêmement composé, utilise des images très variées : films d’amateur, images d’archives en noir et blanc, vidéos quand il s’agit du présent, sans oublier les bandes radiophoniques ». 428 ’Anne Diatkine, auteur de l’article de Libération, souligne la profusion des informations et des pistes possibles, ainsi que du « brouhaha » qui entoure la personne de Duras. Duras aime parler sans limites préposées. Elle n’aime pas les questions. Elle aime écrire et parler librement, sans contrainte, dans le silence, mais aussi dans le bruit, entourée d’amis ou retirée devant une fenêtre de sa maison vide. Duras dit qu’un écrivain qui évoque le bruit comme cause de son manque d’inspiration, ne l’est en rien. En outre, « faire confiance au montage, limiter à l’extrême les éléments exogènes à l’œuvre, c’est l’une des clés de la réussite du portrait » 429 . L’émission de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras 430 , a malheureusement dû subir les critiques de quelques journaux car la réalisatrice, bonne connaisseuse de l’écrivain, sait faire parler et se taire Duras. On lui reproche de l’avoir fait parler de tout et de rien. « Complaisamment. Elle ne s’est pas méfiée. Résultat, elle rend un mauvais service à l’écrivain qu’elle nous a présenté et aux téléspectateurs. » 431 On se demande si Michelle Porte s’est vraiment trompée dans la manière dont elle fait parler Duras lors de son émission, sachant que ce genre de « bavardage » fait partie de la technique même d’écriture de Marguerite Duras. Dans cette perspective, son livre Ecrire, de 1993, pourrait confirmer cet aspect. Même l’entretien de Duras avec Xavière Gauthier vient à l’appui de ce côté bavard de la personnalité de l’écrivain. On a beau dire que l’initiative de Michelle Porte est critiquable, il ne l’est en rien. Le fait d’avoir laissé Duras parler sur les lieux de son oeuvre, « c’est passionnant », écrit Renaud Matignon, auteur d’un article du Figaro, mais Duras « ne dit rien et pourtant le redit … Reste un discours vide » 432 . C’est de la conjugaison de ces apparitions télévisées, dirigées de manières différentes par les réalisateurs, que l’image de Duras peut être construite d’une manière plus complexe. Il ne faut pas oublier que parler de Duras ne suffit pas, il faut la voir, l’écouter, comparer et analyser les opinions des autres et la laisser parler d’elle-même, sans l’interrompre, comme elle veut, car Duras est avant tout « la femme du monde », le mythe de la femme-écrivain par excellence.
Cf. N. Nel, op. cit., p. 585
Ibid., p. 586
Ibid., p. 592
Dominique Noguez cité par N. Nel, op. cit.
N. Nel, op. cit., p. 593
Cf. N. Nel, op. cit., p. 587
Cf. N. Nel, op. cit., p 595
Télérama, n° 2435, du 11 septembre 1999
« Un siècle d’écrivains », Marguerite Duras , un film, 18 septembre 1996, émission présentée par Bernard Rapp, documentaire de Caroline Champetier, conseiller littéraire Jérôme Beaujour sur France 3
“M.D., une vie d’écriture”, par Valérie Cadet in Le Monde du 18 septembre 1996
“Des madeleines de Marguerite Duras”, par Anne Diatkine, in Libération du 18 septembre 1996
Ibid.
“Les Lieux de Marguerite Duras”, sur TF1, une emission de l’INA, realisation Michelle Porte, 3 mai 1976
“Marguerite Duras trahie par ses silences”, par Renaud Matignon, in Le Figaro du 4 mai 1976
Ibid.