Lire le mythe durassien dans l’aveu public

La notion de mythe chez Duras n’est nullement nouvelle, car nous l’avons déjà explorée quand nous avons parlé de l’autobiographie et de la notion de mythographie dans l’écriture durassienne. Cette fois nous allons aborder le mythe du point de vue de l’ « aveu public » 433 . Dans cette perspective, il convient de rappeler l’exemple de l’Amant, où l’on a affaire à une écriture du réel, de l’autobiographique, menant à l’idée de mythographie ou d’autofiction. En effet, dans les discours télévisés de Marguerite Duras, on se confronte d’une part à un processus de redite de l’œuvre qui conduit à l’idée de « mythographie de la voix », notion dont parle Jean-Pierre Martin dans son ouvrage La bande sonore 434 . « Le scénario originaire », dit Noëlle Nel, se transforme « en récit de vie ancré à une identité féminine universelle » 435 qui lui confère donc ce caractère de mythe.

D’autre part, l’ « aveu public » durassien portant sur les lieux, les sites originaires et sa propre famille, - accompli avec l’Amant dans l’écriture, mais présent aussi dans les interventions publiques de Duras -, « innocente » la famille tout en produisant « la liquidation cathartique » 436 . Ainsi, les relations d’amour et de haine au sein de la famille, mentionnées dans l’émission Apostrophes,la forêt d’Indochine violente et interdite à l’enfant, la mer comme lieu de l’angoisse (L’Eté 80), la politique, le cinéma, les hommes, la littérature, la drogue, Le Pen, le Moyen Orient, la banlieue parisienne etc. sont autant de sujets que Duras aborde dans ses entretiens sur TF1 avec Luce Perrot (1988) ou avec Michelle Porte (1976), pour ne citer que ces deux noms de la télévision. Les interventions publiques, tout comme l’écriture durassienne, sont animées par un imaginaire de motifs obsédants communs, qui relève de l’immanent. 437 Dans cette perspective, nous pouvons parler d’une « mythographie de l’immanent » publicisée par Duras à travers la télévision.

La critique littéraire, mais surtout la presse, a beaucoup parlé de la manière dont Duras s’est présentée sur la scène médiatique, devant la télévision ou à la radio. L’aspect physique, de même que la manière de parler ont constitué les principaux points d’intérêt de la réception. Le côté scandaleux de quelques-uns de ses propos, par exemple sa vision sur l’affaire Villemin, pousse certaines chaînes de télévision ou certains journaux à rendre publique la figure de l’écrivain, ainsi qu’à la faire parler.

Au-delà des pages, par exemple, c’est « quatre heures de verbe, avec fulgurances, saillies limpides et soliloques » 438 , tournées en dix heures dans l’appartement de M. Duras. L’écrivain parle de tout, « avec les mots à elle » et « avec un mépris exemplaire pour la télévision » tout en disant des phrases « au détour d’autres phrases » 439 , comme celles-ci : « La beauté est anonyme. Quelqu’un qui est très beau, c’est personne. C’est quelqu’un de très beau. » 440 Ce mépris pour la télévision dont parle Libération, ne l’empêche pourtant pas de s’y présenter, car il est rare que Duras ait refusé une interview. Cela est arrivé cependant une fois à Catherine Rihoit, journaliste chez Figaro Magasine qui avait demandé à Duras une interview au moment de la parution de Outside (1981). La journaliste avoue avoir eu peur avant même de la rencontrer. Pourquoi ? « Pour une certaine façon qu’elle a, dans ses textes, de refuser rencontre et proximité.[…] Duras, derrière ses lunettes, son écran de fumée, glacée, disant éternellement du bout des lèvres mi-closes, de derrière les paupières mi-closes : non. » 441 « Non », lui avait dit Duras au téléphone, « je ne veux plus répondre aux interviews parce qu’on est si facilement piégé par la parole immédiate… » 442 Pourquoi Duras l’a-t-elle refusée ? Pour répondre par écrit, tout simplement, car « écrire, c’est immortaliser la parole. » 443 Duras ne voulait plus qu’on l’écoute, mais qu’on la lise. La journaliste répond elle-même à cette question par une autre : « Ecrit-elle parce que l’angoisse la pousse, la peur du piège, ou bien écrire lui est-il une jouissance telle qu’il faut tout récupérer pour cela, les mots les plus neutres, les plus innocents ? » 444

Et pourtant, la plupart du temps, Duras accepte les interviews. Devant la caméra, elle est « évidemment vêtue d’un col roulé, vert très cru, assorti aux deux bagues qu’elle porte à la main droite. La gauche est ornée de trois autres, avec des brillants. Et des bracelets. Ballet de gestes, doigts sur le menton, les joues, près des yeux. Des gestes d’homme, plutôt qui agissent comme une ponctuation. » 445 On a oublié les grosses lunettes derrière lesquelles elle cache son visage, le fauteuil ou la chaise dans lesquels elle se niche et la cigarette parfois à la portée de la bouche. C’est la manière traditionnelle de Duras de se présenter en public. Rien ne change dans ce décor au fil du temps. Toutefois, N. Nel parle d’un certain changement qui apparaît au niveau du vestimentaire durassien. On nous dit que dans les années 65-80 elle apparaît souvent habillée de noir, coiffée tout court, l’air plutôt sérieux et qu’à partir des années 1980, elle porte encore des vêtements noirs, mais agrémentés de bleu ou de vert, ou qu’elle arbore occasionnellement une très longue écharpe blanche 446 . Pourquoi du noir ? Il ne s’agit en aucun cas de deuil, car pour Duras, le noir c’est « positif », c’est « la meilleure couleur » qu’elle ait jamais pu trouver, comme elle le confie à Aliette Armel lors d’un entretien 447 . La vraie force de Duras réside non pas dans son aspect physique, et elle en est consciente, mais dans son écriture qui « vieillira, mais qui ne passera pas », comme le fait remarquer François Nourissier 448 , quelques jours après la mort 449 de l’écrivain, le 3 mars 1996.

Notes
433.

Cf. N. Nel, op. cit., p. 591

434.

Jean-Pierre Martin, La bande sonore, José Corti, 1998

435.

Cf. N. Nel, op. cit., p. 590

436.

Cf. N. Nel, op. cit., p. 591

437.

Nous prenons cette notion d’  « immanent » au sens philosophique du terme, désignant tout ce qui relève du domaine de l’expérience, par opposition à ce qui est « transcendent ». (Le Petit Larousse)

438.

Libération du 25 juin 1988, à propos de « Duras à la Perrot », émission réalisée par Luce Perrot, juin 1988

439.

Ibid.

440.

Au-delà des pages, quatre heures d’entretiens sur TF1, 26 juin, 3, 10 et 17 juillet 1988, réalisatrice Luce Perrot

441.

Cf. F. Magazine, n° 40/40 bis, juillet-août 1981, « Huit femmes à plume » par Catherine Rihoit

442.

Ibid.

443.

Ibid.

444.

Ibid.

445.

Libération du 25 juin 1988, à propos de « Duras à la Perrot », émission réalisée par Luce Perrot, juin 1988

446.

Cf. N. Nel, « L’identité télévisuelle de Marguerite Duras (1964-1996) », in Lire Duras, Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, Presses Universitaires de Lyon, coll. « Lire » dirigée par Serge Gaubert, 2000, p. 595

447.

Cf. « J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel in Magasine Littéraire, juin 1990

448.

Cf. « Duras : écrire, dit-elle » par Nathalie Simon, in Le Figaro, 18 septembre 1996

449.

En 1996, entre le 3 mars, jour du décès de l’écrivain, et le 7 mars, jour des obsèques, une douzaine d’émissions télévisées annoncent la mort de l’écrivain et lui rendent hommage. Philippe Tesson, par exemple, rend hommage à Marguerite Duras sur France 3 dans son émission du 7 mars 1996, « Ah ! Quels titres ! », où il invite Elisabeth Depardieu, Jeanne Balibar, Alain Vircondelet, Anne de Gasperi et Jean François Josselin, auteur d’articles très ironiques sur Duras. La discussion est illustrée de documents d'archives : extraits des émissions "Caractères" (du 05/07/91, A2, réalisateur JL Leridon) où Marguerite Duras est interviewée dans sa maison de Neauphle-le-Château, "Savannah Bay c'est toi" (du 02/04/84, A2, réalisateur Michèle Porte, production INA) avec une interview de M Duras pendant les répétitions de la pièce Savannah Bay avec Madeleine Renaud et Bulle Ogier, Les lieux de Marguerite Duras (du 03/05/76, TF1, réalisateur Michelle Porte, production INA). Tour à tour, les invités évoquent cet écrivain qui leur était proche. Elisabeth Depardieu qui a joué dans la pièce Les eaux et forêts de Marguerite Duras, évoque ses rencontres amicales et non pas professionnelles avec celle-ci. Jeanne Balibar regrette de ne jamais avoir rencontré cet écrivain dont elle joue Le Square. Alain Vircondelet et Anne de Gasperi évoquent les lieux chers à Marguerite Duras et plus particulièrement sa maison de Neauphle-le-Château et Trouville. Jean François Josselin tient à préciser que contrairement à la plupart des invités, il n'a jamais été un proche de Marguerite Duras, il écrivait sur elle et a eu des rapports difficiles avec elle qui lui faisait peur. Il la décrit comme une femme ayant une susceptibilité d'écorché vive et ayant beaucoup souffert de choses écrites sur elle. Jeanne Balibar, Elisabeth Depardieu et Alain Vircondelet reviennent sur le théâtre de M Duras. Anne de Gasperi évoque l'enfance indochinoise de l'écrivain et la mère de celle-ci. Alain Vircondelet raconte comment il a rencontré Marguerite Duras dont il est devenu très proche. Il parle de ses liens très forts avec elle, de sa biographie "Pour Duras" et de la fascination et de la "pénétration" de M Duras chez les êtres. Au contraire, JF Josselin pense que M. Duras était surtout "une formidable comédienne d'elle-même, toujours au bord du ridicule, égoïste, sauvage et barbare". Il critique certaines de ses interventions publiques. Les invités reviennent sur les "ratés" de Marguerite Duras (son article dans Libération sur l'affaire Grégory) et ses rapports avec François Mitterrand. Pour finir, les invités abordent le parcours littéraire de M Duras et parlent plus particulièrement de son livre L'Amant et de son adaptation au cinéma par Jean Jacques Annaud, adaptation que l'auteur réprouvait. Ils évoquent l'écriture et le style de celle-ci puis Alain Vircondelet lit un texte sur l'écriture, que lui a dicté M Duras. Cette émission-hommage fini par la présentation réalisée par Philippe Tesson du dernier ouvrage de M Duras, La Mer écrite.

Comme il est d’ailleurs normal, les émissions qui lui sont consacrées pendant ces jours sont des hommages. On fait des rétrospectives, telle l’émission « Duras rétro », sur A2, du 3 mars 1996. On revient sur les lieux qu’elle-même a fréquentés, tel le village de Duras, du Lot-et-Garonne. Le lendemain de sa mort, on rend visite dans ce village, auquel elle avait emprunté son pseudonyme, et on recueille les réactions des gens. On interroge les villageois dans les bars, qui ne savent pas grand-chose de Marguerite Duras : "On la voyait jamais" / "Elle n'a jamais écrit sur la région, elle ne s'y est pas intéressée" / "Non, je n'ai pas lu ses livres" / "De toutes façons, c'est elle qui a pris le nom du bourg, pas le contraire". On photographie la maison en ruines ayant appartenu au père de l'écrivain, dont René Blanc, historien local dit : "Elle est venue en 1962. Elle avait dit au propriétaire de la maison qu'elle était acheteuse. Lui était trop content de s'en débarrasser. Mais elle n'est jamais revenue". (Cf. « Village de Marguerite Duras », MIDI 2, A2, du 4 mars 1996)

France 3 rediffuse des extraits des unes de ses interviews télévisées, telle l’émission réalisée par Christine Ockrent du 3 février 1993, où Marguerite Duras revient sur l'affaire Villemin et sur le scandale provoqué par son article dans Libération. (L’émission « Marguerite Duras hommage », Dimanche soir, 20h, le 3 mars 1996).

Quelle est l’image que l’écrivain laisse après sa mort ? Durasdit ne jamais s’en soucier. « Marguerite Duras un écrivain populaire », tel qu’elle n’a jamais désiré l’être, c’est le titre d’une émission de France 3, du 4 mars 1996. L’Antenne 2 fait passer l’écrivain pour un membre de l'Académie française (confusion avec M. le maréchal-duc de Duras, Emmanuel-Félicité de Durfort de Duras, devenu immortel en 1775 ? Ou confusion avec l’académie Goncourt ?). On présente des images émouvantes de Saint Germain des Prés, du Café des deux magots, de la Plaque « rue St Benoît », de sa fenêtre. Bref, on revisite les lieux de l’écrivain et on la pleure. Dans la rue, les gens se souviennent d’elle : "un des plus grands écrivains français", « lien avec François Mitterrand », « rôle important ». (Cf. l’émission « Factuel decesMarguerite Duras », JA2, 20h, A2, 3 mars 1996) Mais par-dessus tout, Duras est l’auteur du Goncourt 1984. Invité sur le plateau de l’Antenne 2, le 4 mars 1996, le critique et écrivain Robert Sabatier évoque Marguerite Duras, décédée à 81 ans, qui « a pris le Goncourt avec un peu d'ironie. Il venait un peu tard. Ce qui est important, c'est son oeuvre. On y trouve des trésors de nouveauté, de style, elle fait voir l'invisible. Elle ne ressemble à personne ». (« Plateau Robert Sabatier / Duras », MIDI 2, A2, 4 mars 1996)

Parallèlement, la presse française se joint à la télévision dans la veillée funèbre et consacre à l’écrivain des pages entières d’hommages, de quoi apaiser la nostalgie du durassien endeuillé. Des quelque vingt articles de journaux dont nous disposons, qui ont écrit sur la mort de l’écrivain, aucun n’ose dire de mal de l’écrivain. Le Figaro du 5 mars 1996 accueille dans ses pages des voix d’écrivains et artistes qui ont un message pour Duras. Tel Philippe Sollers, qui pour une fois s’abstient de faire de remarques moins aimables à l’adresse de Duras, en évoque « le pouvoir d’un oracle de ce gourou de secte : une sorte de pouvoir de voyance ». Michel Tournier avoue son amour tendre pour cette « fée » qu’on voulait éternelle, alors que l’acteur Michael Lonsdale parle de l’écrivain comme d’une amie inoubliable qui lui avait « traversé la vie comme un météore avec son cortège de joies et de brûlures. » Le même journal offre la parole aux politiques qui désirent rendre hommage à l’écrivain. Ainsi, Alain Juppé, premier ministre à l’époque, exprime son admiration face à cet écrivain « qui a bouleversé la littérature, qui a parlé comme personne de la complexité des relations humaines et singulières de l’amour » et qui « restera dans nos mémoires comme un écrivain toujours engagée dans les combats de notre époque ». Le ministre de la culture Philippe Douste-Blazy plaint la disparition d’une « magicienne de la littérature », d’une  « personnalité exceptionnelle », d’une « créatrice inclassable » qui, « à l’écart des sentiers battus de la littérature, du théâtre et du cinéma, elle a inventé une écriture, un sens de l’image et de la narration qui n’ont appartenu qu’à elle. »

Qui est Marguerite Duras aux yeux de ses lecteurs, fidèles admirateurs ou détracteurs, le jour de sa disparition ? Combien de ceux qui lui rendent hommage à cette occasion l’ont dénigrée de son vivant… « Elle embarrassait les critiques au point qu’ils ont fini par se taire à son sujet », reconnaît Bertrand Poirot-Delpech dans les pages du Monde, du 5 mars 1996 et prophétise, impressionné peut-être par la foule venue se recueillir devant le cercueil de l’écrivain, « qu’une coquette cohorte de fans assurerait sa postérité. » Libération du 8 mars 1996 décrit le « dernier encensement de Marguerite Duras » et l’ultime hommage des durassiens à l’église Saint-Germain-des-Près. A l’entrée de l’église, ambiance de meeting politique, puis, au-delà, les rangées de chaises sont occupées sur le mode des sièges de cinéma. Acteurs, éditeurs, écrivains, politiques, étudiants, simples lecteurs, surtout des femmes et des étudiants, la famille, tous sont venus dire « merci » à « une grande dame de la littérature », à une « révolutionnaire » (pense-t-on dans l’assistance). Après la messe, le piano remplace l’orgue : « La musique de Carlos d’Alessio soude la foule mieux que Bach, fait taire les murmures : India Song » « L’éternelle rebelle de la littérature fait son entrée dans la légende des monstres sacrés », écrit Jean-Claude Lamy dans les pages du Figaro du 4 mars 1996, alors que Pierre Marcabru, du même journal, « touché par une vibration et une nostalgie » transmises par celle qui « ne se plie qu’à ses lois », tient à souligner que « tout l’art de Duras est là : suggérer le mouvement des ombres, et leur mystère. On se penche, on écoute, on est séduit. Tout est musique, tout est appel, tout est mystère. » La personnalité des « cette grande prêtressedes mots » se prêtait au malentendu, le note Jean-Marie Rouart, du Figaro du 4 mars 1996, dans un article dithyrambiqueintitulé « Une exploratrice des abîmes ». Il faut d’ailleurs remarquer que cette abondance d’hommages critiques tourne en ridicule. Les journalistes utilisent des mots révérencieux, cherchent des formules généreuses, chargées de pathos et d’admiration pour le style de l’écrivain et pour le ton originel de son œuvre, que peu d’entre eux, du vivant de l’écrivain, l’auraient fait dans les pages des mêmes journaux. « Alors, quelle place dans le siècle, Duras ? Quelle survie au siècle prochain ? » se demande Bertrand Poirot-Delpech dans un article du Monde du 5 mars 1996. Avec une générosité surprenante, il admire pour une fois, chez « ce petit bout de personne aux vastes lunettes et à la voix de lendemains de meeting », « son attitude mystique, cette expérimentationsacrificielle sous menace d’apocalypse qui ne connaîtpas de devanciersvéritables. » Qu’est ce qui produit ce changement de perception et de vision sur Duras, chez des journalistes (qui sont aussi des écrivains ou critiques littéraires) qui tout au long de la vie de l’écrivain ont accompagné et reçu avec ironie et froideur la majoritédes livres durassiens ? « Marguerite Duras s’est tue, voilà la seule certitude, énorme », répond Poirot-Delpech, rassuré, paraît-il, que Duras ne pourra plus faire de l’ombre. Rétrospectives de l’œuvre, incursions dans sa vie, hommages glorifiants, sincères ou traversés par une onde hypocrite, voici ce que la presse réserve à Marguerite Duras, les jours de sa veillée funèbre.

Les échos du génie durassien, arrivés à l’étranger, ont créé une vague d’articles de presse dithyrambiquesà l’annonce de sa mort. De quelle image Duras jouit-elle en Europe et au monde ? Elle passe pour un écrivain difficile et populaire à la fois, contradictoire et très humain, à une écriture dominée par la passion, à mi-chemin de la fiction et la réalité. Le Monde du 7 mars 1996, jour de l’enterrement de l’écrivain, fait le tour des publications européennes et retient des extraits de ces articles. Ainsi, une pleine page dans La Republica, vingt lignes à la une du Frankfurter Allgemeine Zeitung (ils y reviennent le lendemain) et des portraits substantiels mais contrastés de la part des Britanniques. La presse européenne retient Hiroshima mon amour et L’Amant comme livres majeurs de Marguerite Duras. The Independent lui dresse un portrait assez sec, trop général et dépourvu de toute trace d’affection ou d’humain : « Marguerite Duras était la figure la plus contradictoire, et à maints égards perverse, de la scène littéraire parisienne. (…) Romancière populaire, elle a voulu devenir un auteur pour intellectuels (…), mais ensuite elle a changé d’image et de technique pour devenir moins élitiste, brouillant délibérément la limite entre les faits et la fiction. ». John Calder, qui fut son éditeur en Grande-Bretagne, estime qu’ « on pourrait faire une comparaison avec Margaret Thatcher, mais pas pour l’idéologie politique. […] Personnalité difficile et rébarbative, fermée aux arguments autres que les siens, Duras manquait de tact et d’humour dans la vie comme dans son travail, mais il y a dans celui-ci beaucoup de sentiment poétique. Elle a en particulier aidé bien des femmes à comprendre leurs problèmes et leur nature. » « On l’a accusée d’intellectualisme, même en France, alors que c’est un reproche qu’on peut difficilement lui faire », écrit David Coward dans The Guardian. « Les généralisations n’étaient pas son style et, bien qu’elle ait régulièrement exprimé son point de vue, parfois de manière extravagante, dans les journaux, elle est un des rares écrivains français contemporains à ne jamais avoir publié de manifeste littéraire, philosophique ou politique. Ses idées s’intégraient à ses fictions, qui peuvent manquer de chaleur ou de sentiment, mais sont investies par la passion. Ses textes sont la pointe d’icebergs qui gisent sous la surface polie de sa prose exacte, discrète. » Pour The Times, Marguerite Duras est une représentante du « romantisme français ». « La géographie imaginaire qu’elle a dressée – de villes, de fleuves, mais aussi du cœur humain – survivra aussi sûrementque Wessex de Hardy ou le Combray de Proust, parce qu’elle est à la fois individuelle et universelle, dessinant des endroits qu’une seule personne a créés, mais que nous pouvons tous reconnaître comme réels. C’est un auteur qui pouvait exprimer la banalité avec une simplicité pleine de résonanceet , bien qu’elle n’ait jamais été une figure de proue du féminisme, elle était un écrivain qui reliait personnages et lieux avec une sensibilité essentiellement féminine. » En Espagne, El Païs, signale que Duras, « une des dernières grandes figures de la littérature d’après-guerre », a « écrit jusqu’au dernier moment, malgré l’alcool. » C’est un aspect du personnage de Duras qui n’était plus d’actualité, mais qui frappe aussi les Italiens. Le quotidien La Republica, au-dessous du titre « Marguerite Duras, feu d’amour, feu de douleur », dresse à l’écrivain un portrait en quelques mots touchants, mais représentatifs de sa personnalité  : « Alcoolique, elle a défié la mort pendant plus de trente ans. Elle était à la fois agressive et généreuse, une vraie intellectuelle et une espèce d’aventurière. » Outre-Atlantique, enfin, elle est connue pour son enfance indochinois et L’Amant, estime The New York Times. « Pourtant, ce qui caractérise peut-être le mieux sa carrière littéraire, c’est son écriture, simple et concise, comme si le langage lui-même était juste un véhicule pour transmettre passion et désir, peine et désespoir. Les mystères de l’amour de su sexe l’ont dévorée, mais il n’y avait pas de place pour la sentimentalité dans son œuvre, pas plus que dans sa vie. »

Comme en France d’ailleurs, l’image de Duras à l’étranger est à la fois inexacte et juste, ambiguë et claire, exactement comme elle-même la veut, telle qu’elle la construite de sa plume tout au long de sa vie.