Lire les silences à l’oral

Etroitement lié à l’aveu public durassien et à l’aspect physique presque légendaire de Duras, le dire durassien est peuplé de silences ou de blancs. Ceux-ci correspondraient, selon Nathalie Piégay-Gros, à des lieux d’ « indétermination de l’œuvre littéraire que le lecteur doit actualiser » 450 , théorisée aussi par Iser, qui les appelle des « places vides ». En effet, ces blancs ou ces vides ne sont pas seulement des silences du texte ou du discours oral dans le cas précis de Duras télévisée, en attente d’une parole du lecteur ou du destinataire. Il s’agit de « possibilités ou de virtualités d’organisation du texte » 451 ou du discours. Le texte est ouvert d’abord parce qu’il ne dit pas tout. Cette ouverture du texte ou du discours implique activement le lecteur qui doit établir telle ou telle liaison entre les segments discursifs. C’est ainsi que le lecteur arrive à construire le texte avant d’en donner une signification, quitte à réaliser des jugements subjectifs qui ne sont pas toujours favorables à l’écrivain. Mais il a le droit de le faire et Duras le respecte.

Dans la première de la série de quatre émissions réalisées par Luce Perrot, Duras est très sérieuse, pour aborder la politique, presque solennelle : « Impossible d’être responsable de ce qu’on fait en négligeant tout simplement ce qui se passe à l’intérieur de son propre pays. » 452 Plus tard, elle se montre intarissable sur la vie des femmes, la sienne et celle des hommes, avec qui elle a « perdu du temps…au lit » 453 . Elle fait des confidences et, quand on voudrait voir son visage, fausse pudeur, on nous passe des photos. Quand Duras sent qu’elle va trop loin, elle récupère, tout en devenant « grotesque quand elle se porte aux nues à la troisième personne » 454  : « J’entends les gens dire : elle est folle, Duras » 455 . Ou encore elle affirme à son propos : « Elle dit n’importe quoi, Marguerite Duras. Elle cause n’importe comment » 456 .

En quatre heures d’entretien, Duras évoque, décortique tout, avec cette manière unique d’oser, des lieux communs, avec une foi en la vérité qui déconcerte. On invite Duras à un débat à sujet libre. Le Point, fasciné par le manque d’hésitation de l’écrivain devant de « plein-vide » d’une discussion sans questions, qu’elle sait mener et maîtriser à merveille, écrit :

‘« [Elle] prend les chemins de la liberté pour nous égarer. Déconstruisant les théories, elle atteint cette zone désertique balayée par les solitudes intérieures, voyageuse de ténèbres qui chante à sa façon la désespérance humaine » 457

Quels sont les mots-clés de la construction télégénique de Marguerite duras ? Ils sont facilement repérables lorsqu’on l’écoute : silences, parlécrit, monologue, liberté d’expression. Lorsqu’on veut discuter avec Duras, il faut prévoir de gommer toutes les questions. Reste le classique monologue durassien et la mise à nu d’un esprit- « parfois chaotique » 458 - que l’on peut suivre pas à pas. LExpress trouve que le mérite de l’émission de Luce Perrot est essentiellement dans cette pensée qui se forme, dans ces hésitations, dans ces sentences et dans ces silences dont Duras dit elle-même : « N’y prenez pas garde. Je cherche mes mots, ça ne signifie pas au-delà de ça. » 459

La critique a d’ailleurs beaucoup écrit sur ces silences durassiens tout en leur cherchant des significations. A ce titre, Le Point dit que Duras « parle comme elle écrit : avec des blancs épais, une hésitation tendue, des silences qui convoquent une partie du ciel, une exigence intérieure qui ressemble à une souffrance ». 460 Duras conçoit les interviews à sa manière, « une manière pour le moins originale » 461 , comme le remarque un article de Télérama du 4 mai 1976 : « De question, de direction, elle n’en accepte guère. Elle parle seule, ou plutôt se laisse parler, dételle son inconscient qui, semble-t-il, a beaucoup à dire. La liberté pour elle c’est de faire la part belle aux mots, en respectant de longs temps de silence » 462 . Par ailleurs, les silences durassiens sont considérés comme « un bavardage mou », ainsi que l’affirme Le Figaro à propos de l’émission de Michelle Porte, « Les Lieux de Marguerite Duras » : « Marguerite Duras parle lentement. Et longuement. Elle travaille ses silences. L’ennui avec le silence, c’est qu’il devient, à la longue, une sorte de bavardage mou. » 463 Pourtant, ce sont ces silences qui font le style télévisuel durassien, et il faut les laisser dire, les laisser faire, pour que Duras se révèle à travers eux.

Le style d’écriture de Duras se confond avec celui de la parole, non seulement au niveau des silences, mais aussi de l’enchaînement des idées. Le désir de liberté d’expression de Duras, son désir d’errer parmi les idées, de passer d’une idée à l’autre sans avertir le public, ce désir lui est propre, et personne ne peut le lui interdire. Dans l’émission de Luce Perrot 464 , Duras débute par la politique : « La vue exacte, c’est la vue terroriste du monde », suivi d’un « Excusez-moi », dont on ne sait s’il est « pervers ou désolé » 465 . Elle parle ensuite des hommes : « Je suis contre eux. Ce qui m’a sauvée, c’est de les tromper, d’être infidèle. », puis du cinéma : « Le plus grand, pour moi, c’est Bresson », de Godard :  « On est des rois tous les deux. Des sauvages, des brutes ». « La reine Margot » y va d’un couplet sur l’amour, sur la « fadeur du monde moderne », sur Le Pen, sur l’impossibilité à être de droite, car « la droite », dit-elle, « n’a rien, que l’argent. Elle est assoiffée de biens. La pauvreté mentale de la droite est incalculable. Sa pauvreté riche, c’est l’argent. » 466 C’est un « pêle-mêle » dit Renaud Matignon, le journaliste du Figaro, le 4 mai 1976, car ce sont des « choses finalement simples » dites d’une manière un peu « pauvrette et un peu abstraite. […] Rien qui sonne vrai. Au point que ces paroles interminables finissent par jeter le doute sur l’œuvre même de Marguerite Duras » 467 . Pour quelqu’un qui ne connaît pas Duras et son œuvre, ces critiques sévères sont peut-être justifiées, mais pour ceux qui ont déjà connu son style scriptural, il est fort facile de se rendre compte que Duras parle de cette manière justement pour semer le doute, pour laisser comprendre que son intention est celle de transformer le réel, l’immanent, de le réécrire ou de le redire. C’est ce que nous appelons « la mythographie de l’immanent ». Cette technique durassienne de l’expression, c’est-à-dire de ce déferlement d’oralité dans l’écrit ou d’écrit dans la parole, Philippe Roger l’analyse comme une sorte d’  « objet mutant » 468 entre radio, télévision et littérature, qui annonce un mode d’écriture à mi-chemin de la parole et de l’écrit. C’est ce que P. Roger nomme le « parlécrit » durassien. C’est la langue dans laquelle Duras écrit son livre La Vie matérielle 469 , dans laquelle elle parle, s’adresse au public à la télévision ou à la radio, dans laquelle elle fait parler les acteurs. A ce titre, Duras dit de son livre La Vie matérielle : « Disons qu’il est un livre de lecture. Loin du roman mais plus proche de son écriture - c’est curieux du moment qu’il est oral - que celle de l’éditorial d’un quotidien » 470 . Dans le même livre, l’écrivain confie : « Je voudrais écrire un livre, comme j’écris en ce moment, comme je vous parle en ce moment. » 471 Dans cette perspective, Hugo Marsan, repris par P. Roger dans son article « Duras télévisée », dit qu’  « il n’y a aucune démarcation entre Duras qui se raconte, qui écrit ou qui lit » 472 .

Par ailleurs, sa manière de parler est à l’image de l’errance de la mendiante dans ses œuvres. Cet aspect est commenté par Sylvie Loignon dans son livre Marguerite Duras 473 . Le critique dit que l’épisode de la mendiante fonctionne comme un écran textuel dans la mesure où il fait retour dans l’œuvre et dans la mesure où il est abondamment commenté dans les interviews de l’auteur. Un exemple parlant est l’entretien de Marguerite Duras avec Pierre Dumayet, Dits à la télévision 474 , dont Marie-Magdaleine Lessana souligne l’importance 475 en disant : « Précieuses sont ces interviews. Marguerite Duras y parle avec lucidité et exactitude, particulièrement lors de celles des années soixante, où elle paraît si convaincante, si habitée par la justesse de son écriture. » 476 Elle précise ensuite qu’il faut les lire, « malgré la perte des accents de la voix dans le passage de la parole à l’écrit. » 477 L’épisode de la mendiante, par exemple, qui « erre d’un récit à l’autre comme elle erre d’un lieu à l’autre à l’intérieur des récits eux-mêmes » 478 , évoque la rencontre d’une femme blanche accompagnée de ses enfants avec une mendiante au pied blessé qui désire abandonner son bébé agonisant. Cet épisode peut être lu une première fois dans Un Barrage, avant d’être retrouvé dans Le Vice-consul, puis dans l’Amant où, comme le dit Sylvie Loignon, « le personnage prend toute sa force d’être clairement rapproché aussi bien d’Anne-Marie Stretter, de la mère (c’était déjà le cas dans Le Vice-consul), que de la jeune fille elle-même. » 479

Mais quel est le rapport entre l’errance de la mendiante et la construction de l’image télégénique de Marguerite Duras ? A cet égard, nous pouvons affirmer qu’il y a des similitudes entre cet épisode et la manière dont Duras parle à la télévision. Ainsi, à l’image de la mendiante qui entre dans une sorte de jeu de quête de son identité et de ses lieux d’existence, Duras erre elle-même dans ses interviews d’un sujet à l’autre, tout en passant par un « jeu de cacher-montrer » 480 offert par les écrans que constituent certains épisodes de la vie socio-politique ou privée, dont elle fait usage. Ces écrans à « la vérité autobiographique » permettent de révéler une partie de la réalité vécue, tout en conservant un « centre aveugle ». Ce « centre aveugle » est selon la vision de Sylvie Loignon l’épitexte qui « engage avec le livre publié un jeu de quête et de reconstitution du biographique » 481 . Dans cette perspective, il y a dans l’épitexte une dimension propre à l’aveu, ou à la confidence, car au fil des entretiens, Duras révèle la source autobiographique de nombre de ses textes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, Moderato cantabile évoque son propre fils, Jean Mascolo surnommé Outa, qu’elle a « traîné », comme elle le confie à P. Dumayet, à ses leçons de piano. Ces « écrans à la vérité autobiographique » sont les éléments nécessaires d’ailleurs à Duras pour construire une mythographie de l’immanent à travers les médias, en général, et la télévision, en particulier, où un rôle primordial est accordé à la voix, élevée à son tour au rang de mythe.

Notes
450.

Nathalie Piégay-Gros, Le Lecteur, Flammarion, 2002, p. 16

451.

Ibid.

452.

Au-delà des pages, quatre heures d’entretiens sur TF1, 26 juin, 3, 10 et 17 juillet 1988, réalisatrice Luce Perrot

453.

Ibid.

454.

Le Point n° 825, 11 juillet 1988, « Des journées entières avec Duras » par Jacques-Pierre Amette

455.

Au-delà des pages, op. cit.

456.

Ibid.

457.

Le Point n° 825, 11 juillet 1988, « Des journées entières avec Duras » par Jacques-Pierre Amette

458.

Express, 24-06-1988, « Quand Duras effeuille Marguerite » par Marylène Dagouat à propos de l’émission de Luce Perrot, Au-delà des pages

459.

Au-delà des pages, quatre heures d’entretiens sur TF1, 26 juin, 3, 10 et 17 juillet 1988, réalisatrice Luce Perrot

460.

Le Point n° 825, 11 juillet 1988, « Des journées entières avec Duras » par Jacques-Pierre Amette

461.

Télérama, 1-4 mai 1976, Christine de Montvalon sur l’émission de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, production INA, TF1, les 3 et 10 mai 1976

462.

Ibid.

463.

Le Figaro, 4 mai 1976, « Marguerite Duras trahie par ses silences », par Renaud Matignon à propos de l’émission de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, production INA, TF1, les 3 et 10 mai 1976

464.

Au-delà des pages, quatre heures d’entretiens sur TF1, 26 juin, 3, 10 et 17 juillet 1988, réalisatrice Luce Perrot

465.

Express, 24-06-1988, « Quand Duras effeuille Marguerite » par Marylène Dagouat à propos de l’émission de Luce Perrot, Au-delà des pages

466.

Au-delà des pages, quatre heures d’entretiens sur TF1, 26 juin, 3, 10 et 17 juillet 1988, réalisatrice Luce Perrot

467.

Le Figaro, 4 mai 1976, « Marguerite Duras trahie par ses silences », par Renaud Matignon à propos de l’émission de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, production INA, TF1, les 3 et 10 mai 1976

468.

P. Roger, « Duras télévisée » in Lire Duras, Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, Presses Universitaires de Lyon, coll. « Lire » dirigée par Serge Gaubert, 2000, p. 617

469.

Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, P.O.L., 1987

470.

Ibid., Avant-propos, pp. 7-8

471.

Marguerite Duras, op. cit., p. 138

472.

Hugo Marsan, Lettres françaises n° 30, mars 1993, p. 61 cité par P. Roger, « Duras télévisée » in Lire Duras, Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, Presses Universitaires de Lyon, coll. « Lire » dirigée par Serge Gaubert, 2000, p. 617

473.

Sylvie Loignon, Marguerite Duras, l’Harmattan, 2003

474.

Dits à la télévision, entretiens avec Pierre Dumayet, suivi de La raison de Lol, par Marie-Magdaleine Lessana, atelier/ E.P.E.L., 1999

475.

Ces interviews apportent des éclairages nouveaux qui ne sont pas contenus dans les romans. Marie-Magdaleine Lessana découvre après leur lecture que l’enfant mort, par exemple, qui ne vivra pas, est un vecteur actif dans l’écriture du Ravissement et du Vice-consul. Marguerite Duras a perdu deux fois un enfant : à dix-douze ans, la fille abandonnée par la mendiante, et à vingt-huit ans, un fils à la naissance.

476.

Marie-Magdaleine Lessana, op. cit., p. 53

477.

Ibid.

478.

Cf. Sylvie Loignon, Marguerite Duras, l’Harmattan, 2003, p. 23

479.

Ibid.

480.

Ibid.

481.

Sylvie Loignon, op. cit.