La voix Duras- une autre manière de redire la réalité

L’écriture n’est pas l’unique pilier de la littérature, tout comme la lecture d’un texte n’est pas le seul moyen de la réception littéraire de celui-ci. Faire de la littérature suppose bien plus que le simple acte d’écrire. Il faut apprendre à lire les textes, comme nous le recommande Duras elle-même dans une des préfaces à son recueil de textes, La Douleur, mais aussi à écouter les écrivains écrire, comme nous y invite Jean-Pierre Martin dans son livre La Bande sonore. C’est parce que la voix constitue « une nouvelle forme d’existence du phénomène littéraire » 482 . On parle de la singularité de la « voix Duras », comme on parle de la singularité de son écriture ou de son cinéma. Sa voix peut être une carte de visite. « La première chose que j’ai connu d’elle, c’est sa voix » 483 , se souvient le cinéaste Benoît Jacquot, assistant de Duras dans les tournages de ses films. Il explique l’importance de la voix de l’écrivain dans ses relations avec les autres : « C’est ce qui l’exprimait le mieux, de la manière la plus sûre, sa voix, c’était la marque physique du lien qu’elle pouvait entretenir avec les gens. » 484

Dans son livre ci-dessus mentionné, Jean-Pierre Martin écrit sur la passion de la littérature du XXe siècle pour la voix et l’oreille, en passant par une analyse des manifestations phonotextuelles, telles que la théâtralisation ou la mise en voix de textes non théâtraux, lectures publiques, collages littéraires dans la bande-son des films, audiolivres, entretiens à voix nue. « Lire de l’oreille » c’est écouter la littérature les yeux fermés, dit le critique. Ainsi, « on pourrait lire de l’oreille les romans de N. Sarraute lisant à haute voix L’usage de la parole, toutes vitres ouvertes sur le bourdonnement de l’autoroute A7 » 485 . Les disques compacts de Radio-France proposent les voix de Cendrars, Giono, Queneau, Malraux et de bien des autres écrivains. Duras nous offre à titre posthume un Ravissement de la parole 486 – cinq heures d’écoute et de mise en scène phonogénique de Duras par elle-même – qui prouve que l’histoire de la littérature est, comme le dit Borges, repris par Jean-Pierre Martin, « une histoire de la lecture », mais aussi une histoire de la lecture à voix haute, du livre enregistré. 487

Le « roman parlant » pourrait être, « de ce point d’écoute », au même titre que l’autofiction, l’une des inventions génériques de la littérature contemporaine. Dans cette perspective, Jean-Pierre Martin parle du culte du corps :

‘« La mythologie valorisante ou sublimante du retour au vocal rejoint le culte du primitif, le culte du corps. Elle serait la vie, l’élan, l’impulsion dans l’écrit. Elle vient des "entrailles" et des "cavernes de l’être" » 488 . ’

Le critique introduit ainsi la notion de « mythographie de la vocalité » en littérature, tout en affirmant que la littérature de ce siècle vit dans l’adoration de la voix. En effet, la parole médiatisée est la preuve que l’écrivain des temps modernes existe, même si la lecture a cédé la place à l’écoute. Aujourd’hui les livres se lisent à peine, mais on en parle beaucoup. De ce point de vue, le phonotexte est un « antitexte » ou une sorte d’« anti-lecture » 489 . C’est la raison pour laquelle Jacques Lecarme montre son inquiétude lorsqu’il parle de ces « monstres sacrés », à l’image de Cohen, de Georges Simenon ou bien de Marguerite Duras, qui « passent l’oral à merveille » devant les caméras ou à la radio. Lecarme se demande si jamais « leur spectacle induit bien le spectateur à la lecture de leurs livres ou, par un effet pervers, il ne l’en dispense pas. » 490 A ce titre, on parle d’une nouvelle mystique de la littérature, une littérature vénérée, adulée, sacralisée, mais qui n’est pas faite pour être lue. Jean-Pierre Martin imagine même dans son livre un possible dialogue entre lecteurs :

‘« - J’adore Duras.’ ‘- Ah bon ? Qu’est-ce que tu as lu ?’ ‘- Je ne l’ai pas encore lue, mais je l’ai entendue hier soir à la télé. Elle est géniale. » 491

La radio et la télévision sont pourtant des instruments extraordinaires de promotion de l’auteur par lui-même. Duras cherche « l’ivresse du phrasé-parlé de même que du phrasé-écrit », où le « je » est souverain. Le roman de ce siècle est ainsi un « donné brut de l’oralité », un « récit de voix », qui invente une langue pour la faire entendre et pour la donner à lire à la fois. 492

Le génie durassien de l’écriture (dont le principal défenseur est l’écrivain, elle-même) est tel qu’on pourrait peut-être l’appeler la « graphogénie ». On vient de constater le talent de Duras de se mettre en scène, elle-même devant les caméras de télévision. On parle dans ce cas de « télégénie » durassienne. On verra plus loin, dans le dernier chapitre de notre étude de la réception de Marguerite Duras, la relation qu’elle entretient avec l’art de la lumière (photographie et cinéma). Peut-on parler dans cette perspective de sa « photogénie » ? Enfin, pour revenir à la voix Duras et aux rapports qu’elle entretient avec le son, on s’arrête quelques instants pour décrire la « phonogénie » de l’écrivain. Quels en sont les particularités, les enjeux, les principes ?

Marguerite Duras s’est découvert peu à peu une voix. Elle met en scène l’écrivain parleur, la  « parleuse », qui déborde la voix écrite par la voix phonographique, la voix enregistrée ou la voix en direct. Duras sait combien le pouvoir de la voix excède le pouvoir du livre :

‘ « Je sais qu’un livre ce n’est plus seulement un livre désormais, que désormais dans un livre il faut qu’il y ait plus qu’à lire et que l’on doit se résigner à ne pas savoir quoi. » 493

Par ce « plus qu’à lire » il faut comprendre l’émotion de la voix de l’écrivain dans le livre, débordant de la page et de la marge. C’est une invitation de la part de l’écrivain adressée au lecteur, à se réjouir du texte à travers l’écoute, mais aussi à se réjouir de l’écoute de sa voix à la radio.

L’histoire de l’œuvre chez Duras se confond avec celle de la naissance et de la maturation de la voix, comme le dit Jean-Pierre Martin, qui nous invite à confronter les premiers romans durassiens aux derniers livres. Mais il faut préciser que la voix dépasse la vie par l’avantage qu’elle a de rester enregistrée et donc de ne pas disparaître avec la mort de la personne. De ce point de vue, la voix rejoint l’œuvre et l’égalise. Bien plus, les deux font corps commun. On va remarquer ainsi que l’écriture tend à toujours plus de vocalité, à toujours plus de « mi-voix » et à toujours plus d’opacité. Le « je » chez Duras renvoie de plus en plus à un nom. Autrement dit, la voix de Duras est pareille à un corps vocal qui se construit, se modifie, se transforme, évolue au fil de l’œuvre. Dominique Niguez distingue trois voix de l’écrivain : l’intervieweuse attentive, discrète des années 60, sa voix gaie d’un timbre assez aigu, très douce, genre bourgeoise de Moderato cantabile. Puis la grande époque d’India Song et de L’Amant : une voix grave bien posée, narcissique, articulant superbement, jouant des silences. Enfin, la voix d’après le coma et la trachéotomie, de la fin des années 80, rauque et brisée, plus faible, de la pythie en retraite. 494 La dernière Duras accentue cette image sonore d’une voix physique inséparable de la voix écrite. La voix de l’écrivain interviewe le monde entier. Cela arrive avec Outside, quand Duras aborde de son phrasé écrit le fait divers, l’été 80, le football, Christine Villemin, la politique, « mêle le tout à la mythologie et à son roman familial, et déclare que le monde est sous sa juridiction. » 495

Par ailleurs, il faut faire la différence entre la notion d’écriture vocale de Duras et celle d’écriture parlée. D’une part, La Vie matérielle est écrit avec la voix parlée, car elle se présente comme un livre-enregistrement d’entretiens. D’autre part, « la parleuse par excellence, l’auteur de livres parlants et de livres parlés » 496 se transforme en « dicteuse », en « écriveuse à haute voix » comme dans la rédaction du livre M. D., où Yann Andréa transcrit ses paroles : « Vous me dictez une page. Aujourd’hui vous abandonnez tout, aujourd’hui vous écrivez. C’est toujours banal. Quand cela arrive, je le sens, l’écriture se produit devant moi. Vous dites à voix haute les mots. Immédiatement je tape. Quelques secondes séparent les mots entre eux. C’est écrit. » 497 Le dernier livre durassien, C’est tout, prend vie de la même façon.

Notes
482.

Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, José Corti, 1998, p. 11

483.

« Le dernier encensement de Marguerite duras », par Claire Devarrieux, Libération, 8 mars 1996

484.

Ibid.

485.

Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 13

486.

Marguerite Duras ou le ravissement de la parole, entretiens radiophoniques choisis et réunis par Jean-Marc Turine, coffret de 4 CD d’archives sonores de l’INA Radio-France, 1997

487.

Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 13

488.

Ibid., p. 14

489.

Ibid., p. 22

490.

Jacques Lecarme, L’autobiographie, Paris, éd. Armand Colin, 1997, p. 263

491.

Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 22

492.

Cf. Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 26

493.

Yann Andréa, M. D., Minuit, 1983, p. 138

494.

Dominique Noguez, Le Grantécrivain, Gallimard, 2000, p. 54, repris par Jean-Pierre Martin, « Radio Duras », in Les écrivains et la radio, Actes du colloque international de Montpellier (23-25 mai 2002), réunis et présentés par Pierre-Marie Héron, Centre d’Etude du XXe siècle, Université Montpellier-III / Institut national de l’audiovisuel, 2003, p. 206

495.

Cf. Jean-Pierre Martin, La bande sonore, José Corti, 1998, p. 172

496.

Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 171

497.

Yann Andréa, M. D., Minuit, 1983, pp. 7-8