Autoportrait dissimulé

Qui est Marguerite Duras ? peut-on se demander après cette première incursion dans l’univers personnel et littéraire de l’écrivain. Quelle image de Duras le lecteur garde-t-il en mémoire après avoir laissé l’écrivain parler d’elle-même à travers des éléments qui cachent plus qu’ils ne dévoilent la personnalité de leur auteur ? Lettres, titres, préfaces, manuscrits, silences, dédicaces, pseudonyme, initiales, présence médiatique intense, choix d’une forme autofictionnelle cachent souvent, à quiconque ne s’intéresse que superficiellement à Duras, l’écrivain sensible, volontairement ambigu qu’elle est. Seuls ceux qui sont prêts à apprendre à lire Duras, selon ses consignes, arrivent à la connaître.

Ce qu’on retient d’abord de notre analyse, c’est le rapport direct que Marguerite Duras veut établir avec le lecteur à travers son œuvre. Elle ne l’exclut jamais de son univers, elle, qui passe le plus souvent pour une narcissique démesurée. Si elle écrit des préfaces, si elle se cache derrière un pseudonyme, si elle rend publics ses manuscrits, elle le fait pour le plaisir de son lecteur, pour lui montrer l’importance qu’il a dans sa vie d’écrivain, pour communiquer avec lui et pour le séduire. Lorsqu’on lit Duras, le lecteur est inévitablement emporté dans ce va-et-vient entre fictif et réalité immédiate. Pour s’en rendre compte, il doit savoir jouer au jeu de l’autofiction auquel l’écrivain le convie. C’est par ce jeu qu’on apprend que Duras aime l’ambiguïté, mot-clé dans l’interprétation de son écriture, les silences parlants, le masque du pseudonyme. Duras entoure volontairement son œuvre et sa vie d’une aura de mystère, pour en faire un objet de broderies et de déformations. Ce plaisir de l’auto-mytho-fiction et de la fantasmatisation est la voie dans laquelle Duras s’engage pour écrire et elle ne s’en éloigne jamais.

On peut constater ensuite le génie de Duras en matière de titres trompeurs. Les titres de ses livres montrent et cachent à la fois. Ils parlent du même goût durassien de l’ambiguïté et de l’incertitude, de l’écriture provocatrice et dissimulatrice. Quant aux dédicaces écrites par Duras, elles nous dévoilent un écrivain dont le plaisir de dispenser des hommages est grand. Et, comme la dédicace se donne d’abord à lire au lecteur, Duras utilise cette arme pour le séduire. On découvre à travers ses hommages aux proches, ses mots de sympathie, ses remerciements le même amour de l’ambiguïté, le même plaisir d’attirer le lecteur et de jouer avec son imagination (les initiales G. J, de Moderato cantabile, qui offrent une lecture chiffrée du livre, par exemple).

Mais peut-être que les préfaces sont le terrain où Duras déploie le mieux ses armes séductrices. Les préfaces concernent directement le lecteur. Elles sont un lieu d’échange, de communication et de rencontre entre l’intériorité artistique et l’extériorité réceptrice. En écrivant des préfaces, Duras accorde d’abord de l’importance au lecteur. Elle brouille les frontières entre le réel et le fictif (La Douleur), tout en le faisant comprendre le caractère autofictif de son écriture, fait des confidences au lecteur sur la souffrance qu’un écrivain éprouve en se séparant du texte, tout en établissant une sorte de complicité affective avec lui. Mais surtout, ce qu’on retient de l’analyse du préfaciel durassien, c’est la force centripète de l’écriture de Marguerite Duras, qui fait que tout ce qu’elle écrit, et comme on le verra plus loin, tout ce qu’elle dit, ramène à elle, à son écriture et à son univers autofictif. La préface durassienne est une forme d’écriture qui rejoint le texte et fait corps commun avec l’œuvre entière. Contradictions, ambiguïtés, détournements de sens, images et thèmes récurrents sont les caractéristiques des préfaces à ses propres textes ou des préfaces d’appropriation que Marguerite Duras écrit avec grand plaisir.

Mais par-dessus tout, la mise en scène épistolaire et médiatique constitue pour Duras une source privilégiée d’autolecture et de mise en contact direct avec le lecteur. Pourquoi parler dans cette perspective de source privilégiée de connaissance ? Parce qu’on a l’occasion de pénétrer dans l’univers privé de l’écrivain et mieux connaître la personnalité de l’écrivain. A lire la correspondance durassienne, par exemple, on découvre une femme qui lutte pour s’imposer comme écrivain, une femme qui lutte pour la liberté d’expression dans le domaine politique, une femme encore qui aime aimer et qui désire être aimée, une mère affectueuse et une artiste respectée.

La mise en scène de Marguerite Duras par elle-même se réalise à travers son écriture, mais aussi par ses interventions publiques, télévisées ou radiodiffusées. Son style basé sur la redite de l’œuvre la rend aimée, attendue, singulière devant le lecteur ou le télé-auditeur. Elle réalise l’autopromotion de l’œuvre en choisissant de parler librement à la télévision ou à la radio, sur tout et sur rien. La variété redondante et la transparence de ses propos dans l’univers médiatique, la conservation du même style dans l’expression orale et écrite, accompagnées d’une voix oraculaire et d’un visage qui changent au fil du temps, au rythme de son œuvre, construisent un personnage d’écrivain très proche du mythe. A la regarder parler à la télévision, on découvre un discours autobiographique tourné vers le mythe, parsemé de silences poétiques et oraculaires, qui fascinent et agacent à la fois. La liberté d’expression devant les caméras de télévision, le désordre intelligent dans les idées, le déferlement de l’écrit dans la parole (la parlécrit durassien) se joignent à un aspect physique presque légendaire de l’écrivain (grosses lunettes, cigarette à la main, bagues et bracelets, col roulé) pour parfaire la construction télégénique de Marguerite Duras. A la radio, la singularité de sa voix ou sa radiogénie, s’impose par la même recherche de l’ivresse du parlécrit censée séduire le récepteur. Qu’est-ce qui fascine chez Duras dans ses interventions radiodiffusées ? Ses confidences et ses rires, les modulations de sa voix qui maîtrise les silences parlants, ce qui lui confère un pouvoir oraculaire tellement décrié et apprécié à la fois, mais fortement singularisant. On y rajoute le désordre d’idées, le monologue parlécrit, sa subjectivité déconcertante et, bien sûr, la transparence de ses propos. A-t-on tout dit sur la manière dont Duras se découvre elle-même aux lecteurs désireux de la connaître ?

Graphogénique, télégénique, radiogénique, la construction identitaire du personnage de l’écrivain est encore loin d’être finie. Il manque encore des pièces importantes à ce puzzle identitaire. On voudrait la voir évoluer dans son rapport avec la presse. C’est le domaine où elle se produit en tant que journaliste et qui lui procure, semble-t-il, cette étiquette d’écrivain sublime et impudique à la