On pourrait dire dans le cas de Marguerite Duras que tous les chemins mènent à l’écriture. Lorsqu’elle emprunte la voie de la politique, elle le fait pour défendre l’idée de liberté, prise dans une infinité d’interprétations. Lorsqu’elle s’engage dans le journalisme, elle défend la même idée de liberté, sous divers aspects, mais dans un style propre à son écriture. Lorsqu’elle interviewe pour la presse ou lorsqu’elle est interviewée par les journalistes, Duras reste fidèle à elle-même et à son parlécrit.
Parallèlement à la prise de conscience de son talent d’écrivain dans les années 50, Marguerite Duras fait son début dans le journalisme. Cette nouvelle étape est marquée par des changements socio-politiques importants, tels la guerre d’Algérie ou le mouvement féministe. En 1955, la France est en guerre et Marguerite Duras, dès ses débuts, est fortement engagée contre la guerre en Afrique du Nord. Se constitue alors, à l’initiative de Dionys Mascolo, un Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie 541 . Duras y souscrit et signe en octobre 1955 l’appel contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord en compagnie de plus de trois cents intellectuels et artistes, parmi lesquels on retrouve Sarraute, Blanchot, Eluard, Sartre, Claude Roy etc. En 1958 paraît Le 14 juillet, revue du refus inconditionnel et d’opposition au pouvoir gaulliste, fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster. Cette revue met en exergue le rôle des intellectuels dans la politique. Blanchot appelle la collaboration de tous comme l’amitié du NON : non à la guerre d’Algérie, non à la confiscation des libertés, non à l’autoritarisme 542 . Cette publication qui ne connaît finalement que trois numéros, réunit le courage et la force des intellectuels français qui font naître en septembre 1960 la « Déclaration sur le droit à l’insoumission à la guerre d’Algérie » 543 . C’est un important mouvement intellectuel qui réagit, comme le note Marguerite Duras dans les colonnes de France-Observateur 544 , devant l’angoisse de la menace fasciste et la paralysie des organisations ouvrières. La revue est en elle-même un moyen de résistance. Deux femmes seulement figurent à son sommaire : Colette Garrigues et Marguerite Duras. La première a fait de son adresse personnelle le siège de la revue. Marguerite, elle, tape les textes, s’occupe des problèmes matériels et contacte ceux qui veulent les aider financièrement et notamment certains peintres à qui elle demande de donner des tableaux en vue d’organiser une vente dont les bénéfices alimenteront la caisse du 14 Juillet. Nombreux sont ceux qui acceptent. Pourtant, Duras n’est pas tout à fait satisfaite de la place que les femmes ont au sein de la revue : « Tous ces intellectuels étaient machistes, confesse Colette Garrigues, dont aucun texte ne paraît dans la revue, et puis nous, peut-être trop timides, pas assez assurées. Eux c’étaient la plume, la pensée. Nous les petites mains. » 545 Les relations homme-femme n’ont pas vraiment évolué même au sein de cette revue des intellectuels. C’est la raison qui pousse Duras à prendre la parole ailleurs, dans des journaux qui la réclament et qui l’apprécient.
Dans les articles qu’elle écrit pour la presse, Duras évoque le désaccord qu’elle manifeste vis-à-vis de la guerre en Algérie. On ne cite qu’un seul article en ce sens, qui est très parlant, « Les fleurs de l’Algérien », publié dans le Nouvel Observateur en 1957, et qui inaugure le volume d’articles de presse de Duras, intitulé Outside 546 . On reviendra plus loin sur cet article touchant, au moment où nous parlons de l’activité de Duras en tant que chroniqueuse.
Parallèlement à cet engagement politique, Duras, qui prend conscience de son talent d’écrivain, réagit à ceux qui osent critiquer ce qu’elle écrit. Louis-René des Forêts conjugue alors le statut d’écrivain, d’éditeur, d’ami et continue à lire attentivement les manuscrits de Duras et à émettre des jugements sur son travail. Mais il se souvient que la moindre remarque la mettait dans un « état de rage indescriptible » 547 . Marguerite s’éloigne de lui en silence. Le seul dont elle craigne véritablement l’avis demeure Robert Antelme. Duras se prend pour un grand écrivain et fait quelques manœuvres d’approche auprès de Sartre pour pouvoir publier une ou plusieurs nouvelles dans les Temps modernes. Il faut noter pourtant que la figure commune qui émerge dans cette période est « située », comme le dirait Sartre, sur l’autre bord : c’est l’ « intellectuel de gauche » qui ne s’identifie pas au lecteur de sa revue 548 . C’est peut-être la raison pour laquelle Sartre la reçoit et lui dit d’un ton bourru en s’excusant : « Je ne peux pas vous publier. Vous écrivez mal. Mais ce n’est pas moi qui le dis. Il faut écrire mieux, sans cela vous ne serez jamais publiée aux Temps modernes » 549 . Différence d’engagements politiques 550 ? Duras met tout au compte de Simone de Beauvoir et n’oublie jamais cet affront. Cette hostilité pourrait être expliquée par la jalousie : elles ont aimé à un moment le même homme, Jacques-Laurent Bost, mais elle tient surtout à une conception radicalement différente de l’écriture 551 . Duras reproche souvent à Robert Gallimard de pouvoir tout à la fois publier Beauvoir et de prétendre aimer ses livres : « Dis-moi que c’est nul Beauvoir », le suppliait-elle, tandis que Simone de Beauvoir avoue à Robert Gallimard : « Explique-moi Duras, je n’y comprends rien ». D’ailleurs, Duras n’a jamais aimé les autres femmes écrivains qui pouvaient lui faire concurrence. Elle méprise aussi Marguerite Yourcenar avec laquelle elle partage le même prénom et sympathise avec Sarraute, la seule à avoir trouvé grâce à ses yeux par son style et l’obstination à se frayer un chemin.
L’attitude de Sartre à son égard, son refus direct de la publier, ne fait d’ailleurs que la motiver dans son ambition de devenir un grand écrivain. Des années plus tard, malgré sa célébrité, le prix Goncourt et le million et plus d’exemplaires vendus, elle reste une « éternelle angoissée, une petite fille peureuse » 552 qui réclame, lors de la remise de chacun de ses livres, approbation et reconnaissance 553 . Mais son esprit combattant l’aide à surmonter les obstacles, à affronter les critiques et lui donne même le courage d’entrer dans la politique et le journalisme qu’elle découvre avec enthousiasme en 1957.
C’est enfin le temps de prendre la parole en tant que femme. Les rédactions la réclament. Dans un premier temps, elle en choisit deux : France Observateur pour l’honneur et Constellation pour les finances. Il faut noter qu’en 1955 Duras a déjà l’occasion d’écrire pour les journaux des articles bien payés, sur les faits divers, la mode, le cinéma. Mais elle refuse, car elle doit obéir encore à la loi de la « bande » sur laquelle elle règne rue Saint Benoît : Blanchot, des Forêts, Bataille, Queneau, Lacan, Barthes, Edgar Morin, Antelme, Dionys… Surtout que Robert lui rétorque : « Tu te prostitues si tu fais cela » 554 .
En 1957, elle ne manque plus l’occasion. Il est temps de s’exprimer et pourquoi pas d’inventer. Duras invente une forme de journalisme qui se veut un « art de l’éphémère » et « négligence de l’écrit » 555 . En tant que journaliste, elle éprouve une fascination pour l’univers de la criminalité et s’avère une grande consommatrice de faits divers. Tous les articles que Duras écrit pour les journaux entre 1957 et 1979 sont regroupés dans Outside 556 , publié en 1984. Ils y sont disposés chronologiquement, comme l’explique Yann Andréa dans la note sur le classement des articles, car « cet ordre a l’avantage de la simplicité et celui de se dispenser d’explication » 557 .
Un autre livre lié au journalisme paraît quatre ans plus tôt. L’Eté 80 558 vient parfaire le talent durassien d’écrivain-journaliste complètement inimitable qui invite le lecteur à un « égarement dans le réel » 559 , à un va-et-vient ahurissant entre les faits divers et le conte. C’est un livre inédit, à mi chemin entre la littérature et le journalisme, qui dévoile un côté caché de la personnalité de Duras, c’est-à-dire une sensibilité énorme pour l’univers enfantin prouvée par l’histoire du requin Ratekétaboum que la monitrice raconte à l’enfant aux yeux gris. L’inédit et surtout le charme du livre viennent aussi de la manière dont Duras le conçoit : par des passages brusques de la réalité immédiate (des faits divers) à l’univers de la fiction (le conte). Cette chronique qu’elle écrit pour Libération, à la demande de Serge July, est « quelque chose qui ne ressemble à rien sauf à elle-même » 560 , une sorte d’inventaire à la Duras où l’on retrouve ses obsessions, qui lui permet d’écrire comme elle parle et de parler comme elle pense. Cette manière d’écrire est devenue son principe d’écriture et elle en fait usage dans la quasi-totalité de ses articles et de ses livres. Elle le fait au risque d’être considérée parfois impudique, comme c’est le cas de l’article écrit sur l’affaire Villemin en 1985.
Par ailleurs, ce qui influe aussi sur son activité en tant que journaliste, c’est le mouvement féministe auquel elle adhère et qui constitue un autre endroit d’émergence de l’écrivain-journaliste. On pourrait, bien sûr, se demander en quoi le rapport de Duras au féminisme contribue à l’affirmation de l’écrivain dans l’espace public et dans quelle mesure ce mouvement socio-politique l’influence dans son écriture littéraire et journalistique. D’où vient Duras, en effet? « On sait d’où vient Duras », se dépêche de répondre plus tard un ses lecteurs, « pour le dire rapidement, tant les péripéties en sont connues : le monde colonial, puis un petit groupe d’écrivains autour de Gallimard, les liens avec Antelme et Mascolo, le passage par la Résistance et le PCF, puis la “sortie” du Parti, le groupe de la rue Saint-Benoît, la revue Le 14 Juillet, la Déclaration des 121, les luttes anti-coloniales et l’émergence d’une gauche anti-stalinienne, la rencontre compliquée avec le féminisme. » 561 Mais ce n’est pas tout, car ce parcours, qui ne finit pas fortuitement par la rencontre avec le féminisme, est bien plus compliqué. D’ailleurs, l’auteur de l’article, dont nous avons cité un passage ci-dessus, en est parfaitement convaincu, car il tient à continuer sa réponse dans une note en bas de page et précise : « Ou plutôt, on ne sait pas très bien. […] » 562 C’est la meilleure manière d’éluder une réponse précise à cette question sur l’origine de l’auteur, elle-même incapable d’en trouver une (ou trouvant sans intérêt d’en proposer une), car, de toute façon, ce qui importe c’est l’écriture. Au reste, à chacun de juger. Si l’on dit Duras, on dit piège ou doute, ambiguïté ou fantasme, qui sont autant de manières de mise en scène de soi par elle-même, mais aussi des manières de séduire ses lecteurs.
Revenons donc au féminisme. En 1949, Simone de Beauvoir donne une impulsion nouvelle au féminisme 563 avec son livre intitulé Le deuxième sexe. Cet ouvrage renouvelle l’analyse féministe et propose des solutions radicales au problème de la lutte des sexes. A un moment où l’existentialisme se répand dans les jeunes générations et cultive la liberté du sujet face aux déterminismes sociaux, Beauvoir souligne le caractère contingent, socialement construit de la féminité, jusqu’alors assigné aux femmes comme étant leur destin inéluctable, car inscrit dans la nature. C’est une idée qu’elle résume par la phrase célèbre : « On ne naît pas femme, on le devient ». « Aucun destin biologique, psychique, économique, ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine : c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin » 564 . Plus encore, Beauvoir affirme qu’il n’existe pas de nature féminine préétablie justifiant la ségrégation sexuelle. Les différences morphologiques ne suffisent pas à expliquer la domination masculine. « Ce n’est pas l’infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique ; c’est leur insignifiance historique qui les a vouées à l’infériorité. » 565 Une prise de conscience collective doit permettre de bouleverser la division sexuée des rôles. Autrement dit, les femmes doivent comprendre qu’il n’existe pas une condition féminine figée, prédéterminée, inscrite dans l’ordre naturel, et doivent prendre leur destinée en mains 566 .
Les années 1970 sont donc marquées par le féminisme radical issu à son tour du mouvement étudiant de Mai 1968 (phénomène international qui donne aux Etats-Unis un mouvement radical : Women’s Lib) et signifiant la rupture totale des hommes dans la lutte féministe. L’approche radicale de Beauvoir va largement inspirer les luttes de femmes des années 60-70. Si la loi « Neuwirth » légalise la contraception en 1967, l’avortement demeure interdit, tandis que les discriminations relatives à l’emploi, aux salaires et aux promotions professionnelles s’avèrent flagrantes 567 . Pendant cette période, Duras écrit Détruire dit-elle, livre « politique » marqué par la déception de l’écrivain suite aux événements de mai 1968. Ce livre est par ailleurs considéré comme un tournant dans son écriture. « Vous avez radicalement changé dans votre manière d’écrire », s’entend-elle dire lors d’une interview qu’elle accorde aux Nouvelles littéraires en avril 1974. Elle accepte et répond : « Vous parlez de Détruire dit-elle…c’est un livre politique, qui exprime je crois mai 68. Il a été pris d’ailleurs comme ça par la jeunesse. » 568 Dans ce livre, Duras s’explique, se cherche, se retrouve :
‘« Il s’agit d’une destruction intérieure… Vous le savez d’ailleurs. La destruction pour moi est à l’intérieur. Ce que je peux vous dire de plus sérieux, c’est que je ne fais plus partie d’aucune formation politique, et que je suis infiniment plus politique qu’avant. Je ne suis pas enfouie sous les mots d’ordre de détail. » 569 ’En outre, comme le fait remarquer Maurice Blanchot, « l’écriture met en scène sur un fond fascinant d’absence… Tout y est vide, en défaut par rapport aux choses » 570 . La destruction intérieure est ici synonyme du vide, de l’absence, qui rend possible l’attachement intérieur, intime, muet à la politique. Le vide intérieur, créé par la déception politique, est ainsi rempli par l’écriture, moyen de s’exprimer sans limites, sans contraintes, sans peur.
En France, le mouvement de Libération des Femmes s’inscrit en réaction au fonctionnement machiste des organisations gauchistes. Les groupes féministes se multiplient. Leur presse se développe (Le Torchon brûlé) : le groupe féministe Psychanalyse et politique 571 fonde mêmeune maison d’édition (Editions des femmes). Duras, quant à elle, rejoint le féminisme, le soutient et sa réputation féministe 572 doit beaucoup à ses combats dans l’arène publique après 1970 quand elle participe à de nombreux entretiens centrés sur la question féminine. Ce sont de vrais débats initiés par Suzanne Horer et Jean Socquet 573 ou par Xavière Gauthier, éditeur du journal Sorcières 574 . Son nom figure aussi dans une publication de la maison Edition des femmes. En outre, Duras a le courage de signer le « Manifeste des 343 », à savoir 343 femmes dont les noms sont publiés dans Le Nouvel Observateur en 1971. Pour la première fois, toutes déclarent publiquement avoir eu recours à l’avortement 575 , ce qui leur vaudra l’appellation : « les 343 salopes ». 576 Ce scandale est répercuté dans toute la presse nationale et internationale.
Il faut pourtant noter que Duras n’a jamais revendiqué l’étiquette féministe. Au contraire, elle l’a résolument repoussée 577 . Xavière Gauthier dit que la place de Duras dans le mouvement féministe est très importante, malgré le refus de l’écrivain d’être rattachée à quelque chose, sauf à soi-même : « Cette place est réelle. Importante. Bon, je te vois t’énerver et te dresser, allumant ta énième cigarette. Et on va encore s’affronter. Comme d’habitude. Car tu ne veux être rattachée à rien qu’à toi-même. » 578 D’ailleurs, Duras ne croit pas qu’il y ait de différences de genre quand il s’agit de l’art de l’écriture ou du cinéma :
‘ «… Moi aussi je suis tombée dans le panneau de l’écriture féminine. Je l’ai écrit dans des livres, des articles. Je me suis efforcée d’y croire par tous les moyens. Y compris celui de faire accroire que je ressortissais à cette écriture. Par exemple qu’ India Song était un film de femme et Le Camion aussi. Tout comme s’il y avait des films de femmes comme il y avait des films d’hommes. Tout comme si en faisant un livre, un film, une femme quittait le port des hommes pour rejoindre celui des femmes. Sachez-le, tout est faux de ce que j’ai pu dire là-dessus.» 579 ’Pourtant, Duras accepte que les femmes et les hommes soient différents, car, selon elle, l’intelligence des femmes est organique, les femmes, contrairement aux hommes, sachant écouter leurs sentiments. 580 Elle valorise leur silence, mais, par-dessus tout, elle célèbre l’expérience féminine de la maternité, elle-même « une ultra-maternelle » 581 , comme l’appelle Xavière Gauthier. Selon Marguerite Duras, les hommes seraient malades parce qu’il leur manque la maternité, il leur manque l’ « amour fou » que seul la maternité fait découvrir 582 . Duras est bien cette femme « accomplie », « majestueuse », « poreuse, ouverte aux autres et qui se jette sur leur vie et l’incorpore, cette femme solidaire des femmes, sachant dire : nous. Nous, les femmes, nous savons ; moi, femme, j’ai l’audace ; nous femmes, nous avons la jouissance. Exaltation du féminin maternel, qui, certes, ne coïncide pas avec les tendances dominantes, les mots d’ordre du MLF mais appelle à une communauté d’expérience vitale, extrême, la grossesse, la maternité, qui repousse les hommes dans les ténèbres extérieures » 583 . Xavière Gauthier se rappelle un « incrédule » interrogeant Duras : « Tu trouves ça génial d’être une mère de famille ? » Elle, balayant d’un geste furieux les mots en trop : « Pourquoi ”de famille“ ? être mère, oui. » 584
Duras considère que l’ « activité théorisante » des hommes est toujours « réductrice, castratrice » 585 . D’ailleurs, Duras voit dans l’activité littéraire de son époque une spécificité féminine. Elle dit : « Ce n’est plus les hommes, c’est terminé. Aucun homme n’écrit comme Sarraute, n’écrit comme Woolf. Personne n’écrit comme moi. Aucun homme. » 586 Dans les films et les ouvrages datant des années 70, les préoccupations féministes de Duras s’expriment à plusieurs reprises, parfois de manière provocatrice. Parlant de son film Nathalie Granger, elle le définit comme un univers qui exclut volontairement les hommes :
‘« X. Gauthier : Parce qu’ils sont dans une incompréhension, finalement, d’un monde de femmes.’ ‘M. D. : Oui, c’est étanche ; on se trimbale comme ça ensemble, mais il y a des parois entre eux et nous » 587 .’Cette attitude ambiguë de Duras envers la dichotomie entre homme et femme ne surprend pas, car l’écrivain aime les contradictions, les ambiguïtés qui peuplent son œuvre. Elle ne favorise pas les femmes, ni ne dénigre les hommes. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la première personne à laquelle elle confie son premier manuscrit, Les Impudents (1944), est un homme, Raymond Queneau, qui l’encourage et lui dit de ne rien faire d’autre qu’écrire. Queneau demeure le maître incontesté, son véritable guide en littérature, celui qui a su trouver les mots pour qu’elle ne renonce pas à sa vocation d’écrivain. Dionys Mascolo, son futur compagnon et le père de son fils, confirme : « Queneau fut déterminant. C’est lui qui a aidé Marguerite quand elle doutait. Il avait refusé son premier manuscrit, mais il l’a encouragée à continuer.» 588
Les auteurs, dit Genette 589 , ont souvent une idée assez précise du type de lecteur qu’ils souhaitent, ou savent parfois toucher. Dans cette perspective, Genette cite Balzac qui avait une visée particulière sur le public féminin, dont il se voulait l’analyste le plus compétent. Que dire pourtant d’une éventuelle préférence de Duras vis-à-vis de ses lecteurs ? Y opère-t-elle une certaine discrimination de genre ? Duras ne laisse pas entendre qu’elle préférerait une certaine catégorie différenciée en fonction du genre. On connaît en revanche la confiance qu’elle fait au jeune public et dont elle parle dans son dernier livre, C’est tout :
‘« Yann Andréa : Qui va se souvenir de vous ? ’ ‘« M. D. : Les jeunes lecteurs. Les petits élèves. » 590 ’Duras écrit pour un public neutre, les jeunes, sans exclure directement les autres lecteurs possibles. La catégorie de genre n’existe pas chez Duras lorsqu’il s’agit de son lectorat. Pour elle, les jeunes représentent ce que Jauss appelle le lecteur implicite, qui correspond au « lecteur abstrait » du système de Lintvelt. 591 Ce public neutre fonctionne comme une image du destinataire présupposé et postulé par l’œuvre littéraire de l’auteur, mais aussi comme image du récepteur idéal, capable d’en concrétiser le sens total dans une lecture active. Il ne faut pas oublier donc que Duras écrit pour tous, inspirée par tout ce qui se passe autour d’elle, comme le dirait Barthes lorsqu’il parle du roman qui est le fruit de la Société : « C’est la société qui impose le Roman, c’est-à-dire un complexe de signes, comme transcendance et comme Histoire d’une durée. Entre l’écrivain et la société s’établit un pacte » 592 .
Grâce à ce pacte, on entend dans les articles que Duras écrit pour les journaux ou bien dans ses livres, des échos militants, révolutionnaires (au sens d’appel à un changement de mentalité), des échos de ses cris invoquant la liberté de penser et de prendre de bonnes décisions sans avoir peur d’être jugé par les autres. « Ce sont les banlieues qui font qu’on écrit », affirme-t-elle lors d’une interview 593 . On peut citer dans cette perspective l’article qu’elle écrit pour France-Observateur en 1958, « “Poubelle” et “La Planche” vont mourir » où Duras s’élève contre une justice de classe qui, sans s’émouvoir et sans se poser de questions, envoie à l’échafaud deux assassins de vingt ans. Orphelins sans origine, sans langage, sans conviction, Poubelle et La Planche n’ont montré aucune émotion à l’annonce de leur condamnation. Pour les professionnels de la justice, ce ne sont même pas des chiens. A peine des êtres humains, des rebuts de l’humanité qui ne peuvent satisfaire ce bon public des assises qui recherche du chic, de l’émotion, du sentiment. Il faut donc les supprimer. « Que ces gens retournent d’où ils viennent, le vide au vide. La société s’en félicite, au nom du nettoyage et de l’hygiène dite sociale » 594 , écrit indignée Marguerite Duras. La pratique de l’extorsion de l’aveu et le cérémonial de la justice la scandalisent.
Parallèlement, elle écrit des articles sur l’amour féminin pour Constellation, publication dirigée à l’époque par Madame Lecoutre, une maîtresse de Staline, qui aimait faire travailler les intellectuels parisiens 595 . Duras choque et aime choquer. Sous le pseudonyme de Marie-Josèphe Legrand, elle donne des recettes à ses lectrices. Les titres sont assez parlants : « Le mensonge tue l’amour », « Pourquoi a-t-il quitté sa femme ? », « L’épouse face au drame des vacances scolaires », « Le mari cet égoïste » 596 . D’ailleurs, elle est choisie par le grand hebdomadaire féminin Elle comme « l’écrivain d’aujourd’hui qui a le mieux compris l’amour » 597 , et s’en montre très fière. Elle aime écrire aussi sur des sujets moins abordés, tels le crime, l’inceste, le désespoir dans le manque d’amour, l’homosexualité, sur elle-même, qui sont autant de sujets scandaleux. Il suffit de mentionner ici l’affaire Villemin, le livre Les Viaducs de la Seine-et-Marne (qui devient dix ans plus tard L’Amante anglaise), l’article écrit pour France-Observateur « Un train de mille cadavres », « L’horreur d’un pareil amour », publié dans Sorcières et évoquant la souffrance terrible de la mère qui perd son enfant au moment de l’accouchement, « Le rêve heureux du crime », repris dans Outside et dénonçant avec courage et audace les horreurs nazies, les livres La pute de la côte normande, Un homme assis dans le couloir, Les yeux bleus, cheveux noirs, parlant de l’homosexualité, de l’amour impossible ou bien La pluie d’été qui prône l’inceste. C’est la société qui lui donne le courage d’en parler, c’est la souffrance des gens qui la rend sensible et la fait réagir au nom de tous pour ouvrir le dialogue et promouvoir la communication, au risque des malentendus. C’est par plaisir du dialogue que Duras rejoint le journalisme en tant qu’intervieweuse et interviewée ou en écrivant des articles pour les journaux.
Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, coll. Folio, Gallimard, 1998, p. 464
Ibid., p. 496
Le document s’intitule « Manifeste 121. Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Dans les annexes de cet ouvrage on peut lire le contenu intégral de ce document.
France-Observateur, le 24 juillet 1958
Colette Garrigues, interrogée par Jean Mascolo et Jean-Marc Turine trente ans après, dans le film Autour du Groupe de la rue Saint-Benoît de 1942 à 1964 ; L’esprit d’insoumission, Benoît Jacob Vidéo, 2002 (réalisation 1992 – Vidéothèque de Paris, 1993)
Marguerite Duras, Outside, Folio, Gallimard, 1984
Entretien de Laure Adler avec Louis-René des Forêts, 18 fév. 1995, cité par Laure Adler, op. cit., p. 458
Cf. Michel Murat, “Tendances”, L’idée de la littérature dans les années 50 in Colloques Fabula, URL : http://www . fabula.org/colloques/document59.php
Laure Adler, op. cit., p. 460
C’est pourtant dans le numéro 79 des Temps modernes que paraît, en mai 1952, « Madame Dodin », dans la première section réservée aux essais, à la fiction et aux analyses. (Cf. « La règle de Saint-Benoît », Pierre Vilar, Cahiers de l’Herne, Editions de L’Herne, 2005, p. 25)
En 1954 Simone de Beauvoir reçoit le Goncourt pour son livre Les Mandarins, alors que Duras le rate de très près en 1950 avec Un Barrage contre le Pacifique.
Laure Adler, op. cit., p. 463
Duras souffre à cause de l’absence de réactions et d’enthousiasme des éditions Gallimard à son égard. Odette Laigle qui y joua pendant longtemps un rôle d’une importance capitale et qui devint, au fil du temps, une « correspondante » de Marguerite Duras dans cette maison, se souvient de son désir insatiable de reconnaissance. Duras l’entraînait au café de l’Espérance et lui demandait à chaque fois avec angoisse si elle avait lu son manuscrit.
Laure Adler, op. cit., p. 500
Laure Adler, op. cit.
Marguerite Duras, Outside, P.O.L., 1984
« Note sur le classement des articles » par Yann Andréa in Marguerite Duras, Outside, P.O.L., 1984, p. 11
Marguerite Duras, L’Eté 80, Minuit, 1980
Ibid., p. 8
Laure Adler, op. cit., p. 730
« La voie du gai désespoir » par David Amar, in Marguerite Duras, Les Cahiers de l’Herne, dirigé par Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère, Editions de l’Herne, 2005, p. 75
Ibid., p. 77
Dans le années 1880 s’affirment les premières associations féministes en France, puis dans la première décennie du XXe siècle elles sont reconnues avec une réelle estime. En 1881, Hubertine Auclert donne au terme de « féminisme » (d’abord employé en 1872 par Al. Dumas fils) son sens moderne de lutte en faveur des droits des femmes. Les féministes de l’entre-deux-guerres revendiquent des droits en tant que mères, insistant ainsi sur leur volonté de mieux assumer leur rôle social traditionnel. C’est en tant qu’épouses et mères exemplaires qu’elles revendiquent une meilleure protection des travailleuses et des droits politiques.
Cf. Christine Guionnet et Erik Neveu, Féminin/Masculin. Sociologie du genre, Armand Colin, 2004, pp. 17-18
Cf. Christine Guionnet et Erik Neveu, Féminin/Masculin. Sociologie du genre, Armand Colin, 2004, pp. 17-18
Ibid.
Ibid., p. 18
« Marguerite Duras : ce que parler ne veut pas dire… », par Jean-Louis Ezine, in Les Nouvelles littéraires, avril 1974
Ibid.
« Duras sur un fond d’absence », par Claude Mauriac, in Le Figaro, 27 déc. 1975
Cf. Stéphanie Anderson, Le discours féminin de Marguerite Duras . Un désir pervers et ses métamorphoses, Librairie Droz, Genève, 1995, p. 8
Stéphanie Anderson, Le discours féminin de Marguerite Duras . Un désir pervers et ses métamorphoses, Librairie Droz, Genève, 1995, p. 7
La Création étouffée, Paris, Pierre Horay, 1973, p. 172
Dans un numéro spécial de Tel Quel, « Lutte de femmes », n° 50, été 1974
Cette action se situe au cours de la lutte politique pour le droit à l’avortement légal encore refusé à l’époque. La loi Veil sera votée en 1975.
« Féminisme : les mouvements féministes des années 60 à nos jours », par Stéphane Dassonville, http://www.penelopes.org/archives/pages/docu/memoire/mouv2.htm , extraite le 1 mai 2006
Cf. Stéphanie Anderson, Le discours féminin de Marguerite Duras . Un désir pervers et ses métamorphoses, Librairie Droz, Genève, 1995, p. 9. Lors d’une série d’interviews à Montréal en 1981, Marguerite Duras énonce sa position : « M. D. : On me demande si la proposition féministe est pourrie ? Je dis oui. Q. : Pourquoi ? M. D. : Parce que toute proposition militante est forcément infirme » (Suzanne Lamy et André Roy, Marguerite Duras à Montréal, Montréal, Ed. Spirale, 1981, p. 33)
« Lettre à Marguerite Duras » par Xavière Gauthier, publiée in Lunes, n° 6, 1999, reprise dans Marguerite Duras, Cahiers de L’Herne, éd. de l’Herne, 2005, pp. 81-82
Ce rejet du féminisme est bien mis en exergue dans une interview que Duras accorde à Rolland Thélu et publié dans Gai pied en 1980 (« Un entretien avec Marguerite Duras » in Gai pied, n° 20, novembre 1980, p. 16)
Cf. Stéphanie Anderson, Le discours féminin de Marguerite Duras . Un désir pervers et ses métamorphoses, Librairie Droz, Genève, 1995, p. 10
« Lettre à Marguerite Duras » par Xavière Gauthier, publiée in Lunes, n° 6, 1999, reprise dans Marguerite Duras, Cahiers de L’Herne, éd. de l’Herne, 2005, pp. 81-82
Cf. Stéphanie Anderson, op. cit.
« Lettre à Marguerite Duras » par Xavière Gauthier, publiée in Lunes, n° 6, 1999, reprise dans Marguerite Duras, Cahiers de L’Herne, éd. de l’Herne, 2005, pp. 81-82
Ibid.
Suzanne Horer et Jeanne Soquet, La Création étouffée, op. cit., p. 178, cité par Stéphanie Anderson, op. cit., p. 10
Suzanne Lamy et André Roy, Marguerite Duras à Montréal, Ed. Spirale, 1981,p. 69
Marguerite Duras et X. Gautier, Les Parleuses, Minuit, 1974, p. 73
Suzanne Lamy et André Roy, op. cit., p.248.
G. Genette, Seuils, Seuil, 1987, coll. Poétique, sous la direction de G. Genette et T. Todorov, p. 200
Marguerite Duras, C’est tout, P.O.L., 1999, p. 10
Voir J. Lintvelt, Essai de typologie narrative, Corti, 1981
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Editions du Seuil (1953 et 1972) 2001, p. 53
« Marguerite retrouvée. Un entretien avec Duras la grande », Le Nouvel Observateur, le 24/05/1990
Marguerite Duras, Outside, Gallimard, 1996, p. 140
Laure Adler, op. cit., p. 505
Ces quatre articles ont été découverts par Laure Adler. Duras lui confie avoir oublié ce pseudonyme et lui dit qu’elle a définitivement égaré ces articles.
Laure Adler, op. cit., p. 565