Analyse du journalisme durassien : enjeux, défis, particularités

Duras et les interviews

Sur le fond de ces quelques analyses socio-politiques et culturelles de l’époque de Duras, on constate que les interviews qu’elle réalise et accorde à la presse sont un moyen de plus de réagir contre la société ou d’attaquer les injustices sociales. Mais faut-il se limiter à ce simple constat ? Dans quel rapport Duras se trouve-elle avec les journalistes qui viennent l’interviewer ? Peut-on considérer les interviews qu’elle accorde à la presse comme une modalité de se mettre en scène elle-même, à la manière de ses apparitions à la télévision ? De quoi l’écrivain parle-t-elle aux journalistes ? Peut-on parler d’une construction identitaire journalistique de l’écrivain ? Quel est l’impact de son journalisme sur l’image d’ensemble de Marguerite Duras ? Comment l’écrivain est-elle reçue en tant que chroniqueuse et analyste politique 598  ? Parmi les articles que nous avons trouvés lors de nos recherches dans les dossiers de presse conservés dans diverses archives, il y en a quelques-uns qui ont retenu notre attention. Il s’agit d’interviews que Duras accorde à divers journalistes et qui ont été publiées dans Le Nouvel Observateur, par exemple, Les Nouvelles littéraires, Magasine littéraire, Elle, Le Monde etc..

Duras reçoit chez elle les journalistes qui veulent l’interroger. « Beaucoup de douceur apparente, et quelques colères, parfois feintes, toujours très productives » 599 . Elle se montre le plus souvent bienveillante et volontaire à répondre à leurs questions. Cette « conjonction délicieuse d’attention et de curiosité mutuelle s’appelle une conversation » 600 que Duras préfère aux interviews. Interviewée par la presse, Duras ne change pas dans sa manière de parler. Elle parle toujours comme elle écrit, « sans fausses notes », comme dans l’entretien avec Frédérique Lebelley du Nouvel Observateur 601 . « Marguerite retrouvée », titre Le Nouvel Observateur, le 24 mai 1990, comme si l’écrivain avait disparu, s’était perdue ou avait été perdue. Par qui ? Par elle-même ? Par les journaux ? On se demande ce que pourrait justifier ce titre. S’agit-il uniquement d’un titre qui renvoie à son état de santé assez précaire après les cinq mois de coma ? « Ecoutez-la telle qu’elle s’est confiée à Fréderique Lebelley : c’est Duras tout entière à la vie attachée », conseille au lecteur Le Nouvel Observateur. C’est peut-être le meilleur moyen de trouver une réponse. Par ailleurs, il faut noter que chaque fois que Duras parle d’elle-même, elle se découvre, s’explore, se contredit, se vante, se glorifie, se critique, se déteste, se retrouve. Ce beau titre du Nouvel Observateur donne à penser, car il est chargé de significations. Une interview avec « Duras la grande », sur une période qui couvre dix ans (les années 80-90), les plus troubles peut-être de son existence, où la peur, ayant diverses sources, l’angoisse, l’absence, le vide, l’illisible, l’obscurité presque totale marquent la vie de l’écrivain, ainsi que son œuvre.

Nous appelons cette période « l’époque de l’impossible et de l’interdit ». Les livres qu’elle écrit pendant ces années pourraient être nommés les livres de l’amour impossible, du vide intérieur, de l’interdit, de l’inceste, de l’impudeur. Il s’agit de L’Eté 80 (1980), L’Homme assis dans le couloir (1980), La Maladie de la mort (1982), L’ Amant (1984), Les yeux bleus, cheveux noirs (1986), le grand livre de l’absence, situé au milieu de la période, Emily L. (1987), La Pluie d’été (1990). C’est la période où Duras se révolte contre tout, fait des affirmations douteuses et écrit des articles scandaleux, tel « Sublime, forcément sublime. Christine V. » 602 .

« Envoyée spéciale dans une terre inconnue » 603 , pendant son coma, elle est de retour et, en tant que « ressuscitée », Duras parle de l’alcool, de la politique, de ses livres, de son succès mondial, en prenant « la grande autoroute de la parole… sans s’attarder sur rien en particulier…, sans partir d’un point donné de connaissance ou d’ignorance… pour arriver au hasard, dans la cohue des paroles » 604 . Elle fait une sorte de bilan de sa vie et de son activité d’écrivain. Elle dit qu’elle n’a jamais de regard sur elle-même, elle est toujours tournée de l’autre côté, vers une sorte d’obscurité, qui est le lieu de l’écriture. L’écriture lui donne le courage de parler : « Quand je parle comme ça, je ne suis pas loin de l’écrit ». La liberté qu’elle s’accorde à l’écrit se transmet souvent à l’oral. La légèreté avec laquelle elle écrit sur l’affaire Villemin en 1985, se ressent en 1990 lorsqu’elle confie à Frédérique Lebelley : « Chaque fois que j’entends dire que quelqu’un s’est évadé d’une prison, c’est la fête pour moi. Et après j’ai peur. Peur qu’on le reprenne… Moi, je crois que tous les crimes sont des actes qui relèvent de la distraction. » 605 Duras n’en guérit jamais. Faire des affirmations choquantes, sans trop de commentaires, la fascine. Elle aime garder toujours un coin d’ombre sur ce qu’elle dit ou écrit. Elle n’aime pas les commentaires, elle n’en fait jamais. Elle parle. Même lorsqu’elle lit les journaux, auxquels elle ne peut jamais renoncer, car, dit-elle, « j’ai besoin de savoir ce qui se passe, comment ça marche le bordel du monde », elle ne commente pas, elle « en parle » et juge en tant que « militante de gauche non affiliée ».

On peut remarquer que Duras ne manque aucune occasion de s’exprimer en public pour parler de la gauche. C’est une obsession qui la suit toute sa vie. A une autre occasion, elle écrit un article entier dédié à l’éloge de la gauche, article qu’elle commence par une question banale, en apparence : « Etre de gauche qu’est-ce que c’est maintenant ? » C’est un véritable poème, une suite de définitions ayant à la base un jeu de négations et d’oppositions, dont voilà quelques-unes :

‘« C’est un entendement à perte de vue qui a trait à la notion étrangère de soi-même à travers ces mots : société de classes, encore, oui, absolument. C’est souffrir, ne pas pouvoir éviter la souffrance. C’est avoir envie de tuer et abolir la peine de mort. […] C’est savoir et ignorer dans le même temps. […] C’est dire ce que je dis là en ce moment, qui ne veut rien dire et qui veut dire et, ce faisant, qui dit. […] C’est avoir cru, ne plus croire. […] » 606 ’ ‘’

Cette militante « de gauche » qui espère que tout le monde sera demain libre et de gauche, qui dit que sa place d’écrivain et sa place politique sont les mêmes, a besoin de « crier » 607 . Elle ressent le besoin de crier pour exorciser la peur de la critique qui la menace depuis quelques années, surtout après Emily L.. En effet, elle confie à Frédérique Lebelley que ce qu’écrivent les journaux sur ses livres ce n’est pas de critique littéraire, mais autant de « tentatives de mise à mort ». Elle explique que lorsque Le Monde écrit « Duras et ses banlieues etc. on en a marre ! », à-propos de La Pluie d’été, « c’est pas de la critique littéraire, c’est une volonté d’atteindre, d’empêcher la lecture… J’ai décrit le bonheur quand même dans ce livre… » 608 . Elle profite du moment pour faire quelques précisions sur Ernesto, « le petit frère », qui est une référence à l’amour, énorme, incroyable, qui se retrouve dans tous ses livres, sous la forme du silence et du non-dit dans l’inceste. « C’est mon trésor Ernesto », dit l’écrivain lors d’une autre interview qu’elle accorde en 1991, « Ernesto c’est toute l’humanité » 609 .

Duras dit avoir vaincu cette peur de « qu’en dira-t-on » de la critique, une fois revenue à la vie après le coma, et elle se retrouve encore plus audacieuse dans ses interventions publiques. Elle parle sans fausse modestie de la continuité universelle de son œuvre et du fait qu’elle est déjà devenue mondiale. Dans un témoignage récent (octobre 2005) écrit sur Duras, Yann Andréa raconte une anecdote très parlante à ce sujet. Il dit qu’une fois, il est allé, comme d’habitude, avec Duras dans un fameux restaurant de poisson du boulevard Raspail, à Paris. Un certain silence se fait dans la salle à manger du boulevard Raspail : c’est le Président de la République qui entre. Après s’être salués etc., Duras prend la main du Président et lui dit : « -François, j’ai quelque chose de très important à vous dire. – Je vous écoute, Marguerite. – Voici ce qui m’arrive, François : depuis quelque temps je suis devenue beaucoup plus connue que vous, et ça dans le monde entier. C’est étonnant, non ? – Non, ça ne m’étonne pas, je le savais. » 610 C’est le plus beau adieu jamais fait au monde, une sorte d’(auto)hommage rendu à Duras de son vivant, car ils ne savent pas que c’est la dernière fois qu’ils se voient, qu’ils se sourient, qu’ils s’embrassent avant la mort.

A une autre occasion, Duras cite L’Amant, qui est traduit même en chinois et monté au théâtre par une Roumaine. De plus, chez elle, Duras a une grande photo accrochée sur le mur, représentant une foule de pingouins sur une plage, qu’elle n’hésite pas à montrer aux journalistes : « Voilà, ce sont les lecteurs de L’Amant » 611 . Cette photographie est très importante pour elle, car, dans un entretien avec François Mitterrand, elle en explique l’histoire et se montre fascinée : « J’ai la photographie d’une réunion de plusieurs milliers de manchots géants de l’Arctique prise au printemps, je les connais, j’ai lu des articles sur eux, et sur la photo j’en reconnais au moins une vingtaine, souvent je les nomme avec le nom de mes amis, avec celui de mon fils. » 612 Et, comme si cela ne suffisait pas, dix ans après sa mort on en parle encore. C’est Jean-Louis Ezine qui le fait à la radio, dans la chronique de l’émission « Spéciale Marguerite Duras » 613 du 3 mars 2006. Il raconte que lorsqu’on rendait visite à l’écrivain dans son appartement à Paris, rue Saint Benoît, on « était accueilli par une photo au-dessus de l’entrée représentant une foule de pingouins ou de manchots, je ne me rappelle plus très bien » 614 . « Cette multitude piétonne », comme l’appelle le chroniqueur, « avait quelque chose d’hallucinant et de répétitif ». Mais cela n’est-il pas l’image de son style tellement condamné par les journaux ? C’est alors que Duras surprenait le regard du visiteur et lui demandait : « T’as lu l’Amant ? » pour lui montrer ensuite la photo. D’ailleurs, se retrouver cerné par une foule de pingouins, est mauvais signe pour un écrivain, disait une fois Duras : « Nous nous sommes toujours dit, Robbe-Grillet et moi, que le jour où nos livres auraient du succès, cela voudrait dire que nous commençons à faire de la mauvaise littérature » 615 . Elle veut dire en fait que devenir trop accessible, voire populaire, comporte le risque de décevoir une certaine catégorie de son lectorat, c’est-à-dire ceux qui aiment qu’elle reste un écrivain difficile.

Elle parle aussi de Moderato cantabile qui est édité clandestinement et se vend sous le manteau en Lituanie. Le russe c’était la quarante-et-unième langue de traduction pour ce livre, alors que La Douleur en était à la dix-huitième. « On me dit : vous êtes très narcissique. Je dis : oui. Je ne sais pas encore comment dire cela. Mon éditeur répond : On n’y peut rien, vous êtes mondiale. J’ai retenu cela : Je suis mondiale et je mesure un mètre cinquante. Ça me fait rire. » 616 Cette fascination avec laquelle elle parle d’elle-même, son étonnement devant sa propre personnalité la rend le plus souvent insupportable aux yeux des journalistes qui ne peuvent pas s’empêcher de la ridiculiser : « - Je savais pas que tu aimais Duras. - J’ai perdu la télécommande. », peut-on lire, par exemple, dans une caricature publiée par Le Monde le 18 septembre 1996 617 .

A son tour, Duras ne manque aucune occasion d’attaquer les journalistes qui l’agacent parfois par des questions mal posées. Tel est le cas d’une interview qu’elle accorde à Jean-Louis Ezine des Nouvelles littéraires : « On ne sait plus très bien qui vous êtes, Marguerite Duras. » Elle lui répond tout court : « Tant mieux » et continue : « […] Ce que je voudrais que vous cassiez, vous par exemple, c’est une certaine habitude d’interrogation, un peu faite, un peu mécanique. ”Quelle était votre intention en… ?“, ”qu’entendez-vous par… ?“, ”voulez-vous parler un peu de… ?“, comme si on pouvait parler un peu. On parle ou on se tait. » 618

En étudiant les interviews qu’elle accorde, on constate une fois de plus que les plus complètes, les plus troublantes sont celles qui datent de cette période des années du vide, de la grande absence (80-90). Telle est l’interview réalisée par Aliette Armel pour Magazine littéraire en juin 1990 619 , toujours après le coma de cinq mois de l’écrivain. Duras fait des aveux troublants, des affirmations qui restent mémorables, telle « J’ai vécu le réel comme un mythe », qui explique ce que c’est que l’écriture. L’écrivain parle de la genèse de quelques-uns de ses livres, explique sa manière d’écrire et ce qu’il faudrait comprendre par « du Duras » etc. Autant de pistes de lecture que des voies menant nulle part, censées mettre en difficulté le lecteur et l’attirer par l’énigme et le style « rédhibitoire ». « Elle écrit, Marguerite Duras. M. D. Elle écrit. Elle a des crayons, des stylos et elle écrit. C’est ça et rien d’autre. » ( Même si elle l’annonce déjà dès 1969, dans Détruire, par la voix de Bernard Alione, un de ses personnages, que « c’est vrai que maintenant on ne raconte plus rien dans les romans » 620 .) Cette phrase avait été placée par Marguerite Duras, en 1988, en exergue d’un long entretien avec Luce Perrot. En mai 1990, cette phrase a retrouvé toute son actualité après neuf mois d’hôpital, dont cinq d’un coma qui a laissé des traces, des images impressionnantes dans l’imaginaire de l’auteur. Elle écrit, Marguerite Duras, et Aliette Armel vient la troubler au milieu de cette activité parce qu’elle veut écrire sur Duras. « Ce qu’on écrit sur moi est toujours beaucoup plus difficile que ce que j’écris. J’aimerais qu’on se mette à écrire sur moi comme moi j’écris » 621 , confie-t-elle à Aliette Armel, contrariée en quelque sorte par le fouillis des biographes dans sa vie. On se demande d’où vient cette difficulté à parler de Duras ? Ou plutôt d’où vient la difficulté de Duras de comprendre ce qu’on écrit sur elle ? Pourquoi c’est à elle de le constater et non pas à ses lecteurs ? En effet, dans les interviews, Duras manifeste son désir d’être mieux comprise par son lecteur. Elle veut que le lecteur ressente ce qu’elle-même ressent au moment de l’écriture. « Quand on écrit, on est souvent dans un état difficile à décrire, pas clair. C’est pratiquement impossible à expliquer » 622 , confie-t-elle à son interlocutrice. Cette explication purement subjective sur l’acte d’écriture vient en quelque sorte décourager toute tentative de compréhension et d’interprétation de son œuvre. « Je crois qu’on écrit vraiment lorsqu’on croit ne plus écrire, ne plus être tout à fait maître de ce qu’on fait. L’écrit arrive seul, fait. » 623

Peut-on ainsi conclure que l’écrit est un acte inconscient et qu’essayer de le comprendre et de l’expliquer ne peut aboutir qu’à l’échec ? La porte que Duras laisse ouverte aux mille et une interprétations existe pourtant et elle est visible à condition qu’on pénètre dans son univers. Personne ne peut l’apprécier à sa juste valeur sans la lire, sans visiter ce « lieu d’égarement, sa seule certitude » 624 , qu’est l’écriture. Elle appelle le livre « l’espace, le large, la liberté ». Le noir est positif pour elle. Le noir, qui renvoie à l’incertitude, au non-sens parfois, à la confusion, peut être la liberté du lecteur et sa propre liberté. Les mois qu’elle passe dans le coma ont été des mois vivants. Elle avoue avoir écrit (ou mieux dire avoir pensé à l’écriture) pendant le coma même. La mort reste intéressante puisqu’on ne sait pas ce que c’est. Elle n’a rien à voir avec le coma qui « laisse des souvenirs » et qui est « un réel très convaincant. On reconnaît ce qu’on n’a pas vécu avec une précision hallucinante » 625 . Duras dit ainsi que l’écrit vient d’ailleurs, d’une autre région que celle de la parole orale. Cet « ailleurs » est bien sûr l’inconscient peuplé presque entièrement par les souvenirs et les paroles « d’une autre personne qui, elle, ne parle pas », mais à laquelle elle écrit. Ce lecteur imaginaire et imaginé, qui est le destinataire de son œuvre, lui est complètement inconnu : « Je ne l’ai jamais vu », avoue-t-elle, « je ne le connais pas », mais il lit. La relation qui s’établit entre l’écrivain et cette personne inconnue est « une expérience particulière, qui peut difficilement se comprendre » 626 . Elle dit cela surtout au sujet des livres qu’elle écrit pendant ces dix ans de vide intérieur. C’est aussi la période du « complètement ». Elle aime particulièrement ce mot qui exprime le mieux son attachement entier à la vie, l’acharnement avec lequel elle crée, malgré le doute existentiel où elle tombe souvent. Elle aime en parler, sans tabou, sans aucune peur qu’on mette à son compte les expériences dites autobiographiques des personnages. L’Amant, par exemple, c’est « complètement écrit à la va-vite. C’est un désordre total, même dans mon cas. Une récréation énorme ces trois mois qu’a duré l’écriture. Car, comme vous le savez, je suis complètement narcissique. » Mais, ce qui est le plus important, Duras le dit elle-même, avec fierté : « C’est un livre qui agit sur le lecteur. J’ai dû recevoir plusieurs mètres cubes de lettres. Tous les lecteurs disent le relire plusieurs fois et tous parlent d’un rapport personnel qu’ils ont avec le livre. » 627

Mais quelle importance pourrait avoir un tel effet de lecture dont Duras prend conscience et parle ouvertement ? N’oublions pas que pour valoriser une œuvre, le lecteur possède le rôle primordial. En effet, comme H. R. Jauss l’écrit dans son livre Pour une esthétique de la réception, les circonstances biographiques ou historiques de la naissance d’une œuvre littéraire comptent moins que l’effet qu’elle produit sur son lectoratou bien que sa réception, sans compter, bien sûr la valeur reconnue par la postérité : « La valeur et le rang d’une œuvre littéraire ne se déduisent ni des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance, ni de la seule place qu’elle occupe dans l’évolution d’un genre, mais de critères bien plus difficiles à manier : effet produit, “réception”, influence exercée, valeur reconnue par la postérité » 628 . Une œuvre qui influe sur la pensée de son lecteur est une œuvre vivante, sinon précieuse, quoique sa valeur ne soit pas toujours reconnue du vivant de son auteur.

Dans l’interview avec Aliette Armel, Duras fait aussi des précisions sur ce que l’écrivain considère être « du Duras ». Il s’agit bien sûr d’une certaine manière d’écrire, d’un style particulier 629 qui lui appartient et qui la représente : « C’est laisser le mot venir quand il arrive, l’attraper comme il vient, à sa place de départ, ou ailleurs, quand il passe. » 630 C’est ce que Duras appelle « la littérature d’urgence » 631 . Cette littérature qu’elle crée pendant ces années arrive souvent comme les cris. Elle est d’ailleurs écrite en pleurant, comme le témoigne l’écrivain. Surtout la fin des livres, telles les dernières pages de La Pluie d’été, quand l’écrivain se sépare difficilement du livre qui vient d’être achevé : « Les dernières pages de La Pluie d’été, je les ai écrites en pleurant » 632 . D’ailleurs, les pleurs, les cris sont aussi une forme d’expression très fréquente des personnages durassiens. Les dialogues du début de La Pluie d’été, par exemple, sont une véritable alternance de cris et de silences :

‘« Mais ceux-là [les brothers et sisters] qui étaient jaloux du livre, ils avaient dit à Ernesto :’ ‘-Comment t’aurais pu lire ce livre, espèce de crétin, puisque tu sais pas ? Que lire t’as jamais su ? […]’ ‘La mère : T’es encore un peu en colère Ernestino.’ ‘Ernesto : Oui. ’ ‘La mère : Pourquoi…tu sais pas. Comme d’habitude.’ ‘Silence.’ ‘Ernesto : Oui, je sais pas. ’ ‘La mère attend longtemps et en silence qu’Ernesto parle. Ernesto, elle le connaît bien. Il est dans la colère intérieure. Il regarde le dehors, il oublie la mère. Et ils se regardent ? Dit rien, lui. Elle, elle le laisse. Et lui, alors il parle. » 633

« Du Duras », explique l’écrivain à Aliette Armel, est aussi un style très proche de celui des gens de la rue. Duras trouve que le style parlé des gens est parfois très littéraire. Elle se souvient d’une vieille concierge qui parle comme elle écrit. Elles parlaient souvent ensemble. Un jour elle lui dit : « Je veux acheter un lit ». Duras lui demande : « Pourquoi un lit ? » Elle répond : « Pour moi, mon fils, dormir, quand il vient à Paris ». « C’est du Duras », affirme l’écrivain. Cette histoire de la concierge et du lit ne renvoie-t-elle à deux récits différents du recueil Des Journées entières dans les arbres ? Il s’agit de « Mme Dodin » la concierge et de la mère de Jacques qui achète un lit dans « Des Journées entières dans les arbres ». Encore une fois, Duras confirme que ce qu’elle écrit est inspiré par ce qu’elle trouve autour d’elle, dans la société.

L’interview de Duras avec Aliette Armel est aussi une occasion pour les confidences publiques. Duras parle ouvertement de son coma. Cet état de non-existence, si proche de la mort, qu’elle a vécu, est considéré par Duras comme un commencement. Après le coma, l’écrivain déclare triomphante : « Je suis allée au-delà de la mort, vous savez ? » 634 et a l’impression de retrouver quelque chose qui est très présent dans ses livres et qu’on pourrait traduire par cette formule : « Au commencement était la mort » 635 . Pour Duras, la mort est « la négation du reste », explique-t-elle, « on part de la mort comme lorsqu’on se met au diapason avant d’accorder un piano » 636 . Lorsque Duras parle de cet état d’inexistence, elle le met toujours en rapport direct avec l’écriture. Ce n’est pas la mort qui lui fait peur, mais ce qu’elle craint c’est de « ne pas retrouver l’état ». Quand elle rentre dans le livre, lorsqu’elle se met à son bureau, elle a l’impression d’entrer quelque part : « Je ne suis pas de ces écrivains qui, d’avance, savent ce qu’ils vont faire. Je ne prends jamais de notes et je travaille toujours comme ça : l’acte d’écrire est un voyage dans l’inconnu. Je vais où je peux. » 637 Ce n’est pas la solitude, explique-t-elle à Aliette Armel, « c’est un endroit foisonnant. Mais difficile, car il ne faut pas faire d’erreurs 638 . C’est sacré, écrire. » 639

On peut remarquer ainsi qu’il n’y a pas grande différence entre la manière de Duras de parler devant les caméras de télévision et la manière dont elle répond aux journalistes de presse. Elle fait preuve de la même ouverture aux discussions et aux confidences. Bien que les journalistes de presse s’attachent fort à leurs questions et essayent de contraindre l’écrivain à des réponses exactes, Duras aime le désordre apparent des idées. Elle aime parler de tout, comme dans son écriture. Elle passe de la politique à la littérature, du coma à l’acte d’écrire dans l’alcool, pour arriver à la souffrance des gens de Tchernobyl et à sa propre souffrance décrite dans La Douleur. L’acte d’écriture, fait ou non dans l’alcool, peut remplir la place de Dieu absent, « le mot-trou », son vide qui fait que « la tristesse atteint quelque chose comme un infini » dans ce monde où « il n’y a plus rien de sacré » 640 . Dans cette perspective, Duras parle de la souffrance des gens de Tchernobyl où il y a « des maisons propres, les nouvelles maisons, et, à côté les maisons où se trouvent les cancéreux, les enfants atteints eux aussi, très diminués, très calmes, sans un mot. C’est beaucoup plus effrayant que la science fiction. » 641 On pouvait déjà retrouver ces images dans Hiroshima, mon amour. On peut aussi lire la souffrance à travers La Douleur, livre issu de l’expérience vécue par l’écrivain au temps de la guerre, d’Hitler, de Franco, d’Auschwitz. Il ne faut pourtant pas oublier de préciser, comme Duras le fait elle-même, qu’elle a vécu tout cela, le réel, comme un mythe. Le communisme aussi, et l’espoir que celui-ci lui inspire : « C’est un mythe, et sans ce mythe la vie va être abominable » 642 , quoique rejeté complètement par l’écrivain, car il est « anéanti, terminé ».

L’histoire la fait parler et écrire, l’histoire la fait encore pleurer et espérer : « On pleure, sans plus rien savoir ni de soi, ni de Dieu, ni de la vie » 643 . Elle pleure aussi à la vue des images qu’elle crée pour le tournage des Mains négatives, figurant les grottes près d’Altamira, sur la mer, avec des mains colorées sur les parois de pierre écartelée. Ce sont des images qui lui font sentir le goût de la mort, « un contre-chant, un repos »: « Ces mains bleues sont des cris. Je ne peux pas voir ça sans pleurer. » 644 Le pleur et le rire vont de pair chez Duras, moyens de (se) communiquer sans contrainte extérieure, car personne ne peut empêcher ou interrompre ce processus qui est intime, intérieur, comme d’ailleurs personne n’a pu empêcher « les Parleuses » de bavarder devant un magnétophone en marche 645 . Elles ont fait un livre pas comme les autres. Mais qui sont-elles ? De quoi parle-t-on dans leur livre « sans commencement, sans fin et sans fiction, qui n’a même été ni revu ni corrigé » 646  et quelle importance a-t-il dans notre analyse du rapport de Marguerite Duras à la presse ?

Notes
598.

On fait référence ici à ses entretiens avec François Mitterrand.

599.

« Vous faites une différence entre mes livres et mes films ? », propos recueillis pas Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, in Le Monde du 13/06/1991

600.

Ibid.

601.

« Marguerite retrouvée. Un entretien avec Duras la grande », Le Nouvel Observateur, le 24/05/1990

602.

Article paru dans Libération, le 17 juillet 1985.

603.

« Marguerite retrouvée. Un entretien avec Duras la grande », Le Nouvel Observateur, le 24/05/1990

604.

« Vous faîtes une différence entre mes livres et mes films ? », propos recueillis pas Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, in Le Monde du 13/06/1991

605.

Ibid.

606.

« Etre de gauche » par Marguerite Duras, in L’autre Journal n° 8, oct. 1985 et repris par Esprit Juillet en 1986. L’article dans son intégralité est à lire dans les annexes de cet ouvrage.

607.

« Marguerite retrouvée. Un entretien avec Duras la grande », Le Nouvel Observateur, le 24/05/1990

608.

Ibid.

609.

« Vous faîtes une différence entre mes livres et mes films ? », propos recueillis pas Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, in Le Monde du 13/06/1991

610.

« L’adieu du boulevard Raspail » par Yann Andréa, in Marguerite Duras /François Mitterrand, Le Bureau de poste de le rue Dupin et autres entretiens, Gallimard, 2006, p. 136

611.

« Vous faîtes une différence entre mes livres et mes films ? », propos recueillis pas Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, in Le Monde du 13/06/1991

612.

L’Autre Journal, 7-13 mars 1986

613.

Jean-Louis Ezine, « Spéciale Marguerite Duras », Radio France, 3 mars 2006

614.

Les manchots vivent dans la région de l’Antarctique, dit le chroniqueur. Duras parle d’Arctique. Mais ce n’est pas très important.

615.

Duras fait cette déclaration à la Tribune de Genève, le 9 juillet 1966. (cité par Jean-Louis Ezine, « Spéciale Marguerite Duras », Radio France, 3 mars 2006)

616.

Ibid.

617.

« M.D., une vie d’écriture » par Valérie Cadet, in Le Monde, le 18 sept. 1996

618.

« Marguerite Duras : ce que parler ne veut pas dire… », par Jean-Louis Ezine, in Les Nouvelles littéraires, avril 1974

619.

« J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27

620.

Marguerite Duras, Détruire, dit-elle, Minuit, 1969, p. 119

621.

« J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27

622.

Ibid.

623.

Ibid.

624.

Ibid.

625.

« Marguerite retrouvée. Un entretien avec Duras la grande », Le Nouvel Observateur, le 24/05/1990

626.

« J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27

627.

Ibid.

628.

H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, préface de Jean Starobinski, Gallimard (1978), 2002, p. 26

629.

Son style attire. Duras change de temps sans prévenir, met sans cesse le sujet à la fin des phrases. Ou bien elle pose le sujet au début de la phrase comme étant l’objet de celle-ci et ensuite elle dit « son avenir, son état » : « Ça commence à s’imiter même dans les textes officiels (rires) », dit Duras. (cf. « J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27) C’est ça un vrai effet de lecture. C’est une œuvre vivante, car elle fait vivre son lecteur et le fait réagir. Dans La Pluie d’été, le langage de la mère est encore plus frappant. Il s’agit d’un mélange que Duras opère entre son langage « proche de celui des gens de Vitry dans leur vie de tous les jours » et cette inversion, cette figure de style qui la replace dans le domaine du littéraire :

« Le père : C’est rapport à quoi que t’es dans cet état ?

La mère : Rapport à Ernesto. Il veut plus retourner à l’école. Il dit : une fois ça suffit.

Silence

Le père, marmonne : Ca alors…en v’la une autre. Remarque… moi je le comprends mon garçon, je le comprends bien, même…

[…] Le père : C’que je comprends moins c’est pourquoi il l’a exprimé. Il n’avait qu’à rien dire à mon avis. Il n’avait qu’à pas aller à l’école, sans l’annoncer. Pourquoi l’annoncer ?

La mère : Pourquoi pas l’annoncer, c’est pas déshonorant. […] Moi… je trouve qu’il n’y a rien a comprendre en direct là-d’dans. Mais, en même temps, c’est bien curieux Emilio… Depuis qu’Ernesto a dit sa phrase, c’est comme si j’l’entendais tout le temps, cette phrase…comme si … si on le voudrait vraiment, qu’elle ait un sens, eh bien à la fin…elle en aurait un…[…]

Le père : C’est donc ça qu’il couvait ton p’tit Ernesto. A être si différent des autres, à force, fallait bien qu’ça finisse par se concrétiser.

La mère est ahurie par le vocabulaire de son mari. »

« Ernesto, il cire : Lisent c’qu’ils veulent, tiens pardi !

La mère, elle crie : Mais ils lisent àù à la fin des fins ? Où c’est qu’elle est la criture qu’ils lisent ?

Ernesto : Elle est dans l’livre, la criture, tiens ! » (Cf. Marguerite Duras, La pluie d’été, Gallimard, Folio, 20032, pp. 28-30)

630.

« J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27

631.

Ibid.

632.

Ibid.

633.

Marguerite Duras, La Pluie d’été, (P.O.L., 1990), Gallimard, 2002, pp. 16 et 19

634.

« Vous faites une différence entre mes livres et mes films ? », propos recueillis pas Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, in Le Monde du 13/06/1991

635.

Dans cette perspective, on peut citer La Vie tranquille qui s’ouvre sur la mort de l’oncle, Un Barrage contre le Pacifique qui débute par la mort du cheval. Dans L’été 80, Duras dit qu’on écrit toujours sur « le corps mort du monde », « le corps mort de l’amour ». Dans L’Amant, lorsque l’écrivain montre, en une page, le lien qui s’établit entre la jeune fille et la Dame, Anne-Marie Stretter, elle parle encore de la mort, d’  « humeur à mourir », d’  « une mort si forte qu’on en connaît le fait dans la ville entière. »

636.

« J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27

637.

« Marguerite Duras : ”Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas assez féminins” », par Pierre Hahn, in Lettres et Médecins, mars 1964

638.

Sauf dans la chronologie, où elle s’accorde le droit de jouer sur l’oubli à l’aide d’une « fausse mémoire » sur les autres livres écrits antérieurement, comme le témoigne-t-elle à X. Gauthier dans Les Parleuses :

« M.D. : Au départ, il y a une dislocation du tout, quand même. De trois livres. [Silence] Toujours, ça se défait et je refais comme…, comme ça peut…, c’est-à-dire, je fais des erreurs, mais je les garde.

X.G. : Tu fais des erreurs… ?

M.D. : Dans la chronologie. Je ne sais plus ce qui s’est passé dans les livres…

X.G. : Tu ne gardes que l’essentiel. C’est-à-dire ce qui frappe, ce qui t’a frappé.

M.D. : J’ai oublié mes livres. Et quand je fais quelque chose comme ça, je le fais avec autant l’oubli de mes livres, une fausse mémoire, je veux dire, qu’une mémoire de mes livres. »

639.

« J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel, in Magazine littéraire, juin 1990, pp. 18-27

640.

Ibid.

641.

Ibid.

642.

Ibid.

643.

« Vous faites une différence entre mes livres et mes films ? », propos recueillis pas Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, in Le Monde du 13/06/1991

644.

Ibid.

645.

Allusion au livre de M. Duras et X. Gauthier, Les Parleuses, paru en 1974 chez Minuit

646.

« Marguerite Duras : Ce que parler ne veut pas dire …» par Jean-Louis Ezine, in Les Nouvelles littéraires, 15 avril 1974