Après sa mort, Marguerite Duras continue plus que jamais à susciter de l’intérêt, de la passion. S’est-elle vraiment posé la question de son image future aux yeux de la critique et de ses lecteurs ? Certes, de son vivant, elle a travaillé sur son image publique, lors de ses apparitions à la télévision ou à la radio. Mais les articles qu’elle publie dans la presse écrite lui procurent plutôt des ennuis. Or, ce dernier aspect nous situe au cœur du problème. De façon un peu ironique, Dominique Noguez explique qu’il existe dix façons pour un écrivain « de passer quand même (un peu) à la postérité » 779 . D’ailleurs, il n’est pas nécessaire de passer par toutes ces étapes ; il suffirait d’une d’entre elles pour rester à jamais dans la mémoire des lecteurs. Marguerite Duras a-t-elle utilisé une de ces techniques?
La première et la plus classique des façons de passer à la postérité est de « faire don à l’Académie d’une rente permettant d’alimenter un prix annuel portant votre nom », pouvant rejoindre ainsi « la prestigieuse cohorte des Jules Davaine, Caroline Jouffroy-Renault etc. » 780 Ensuite, l’on peut envoyer un choix de ses livres par courrier lent dans diverses bibliothèques du bout du monde en leur en faisant don. Aucun document n’atteste que Duras ait fait appel à de tels procédés pour se faire un nom. Elle n’a fait traduire en anglais, à ses frais, aucun de ses livres, pour le publier à Dallas sous un pseudonyme américain, comme le suggère Noguez dans sa liste. Elle n’en avait pas besoin, car L’Amant est traduit, de son vivant, en quarante langues et plus en quelques années seulement après sa parution. Sentant venir la fin, elle n’envoie pas non plus, sous son nom, une œuvre de jeunesse d’un de ses confrères à un nouvel éditeur, afin d’avoir un procès de plagiat après sa mort 781 et d’attirer ainsi l’attention.
Si ces conseils ne conviennent pas au profil de ses lecteurs éventuellement intéressés par un succès posthume, Noguez en donne d’autres 782 . Mais aucune des façons suggérées par Noguez jusqu’ici ne correspond à la manière de Duras de comprendre la gloire posthume. Il en reste pourtant deux qui semblent avoir un certain rapport avec la construction de l’image durassienne passée à la postérité.
Premièrement, il s’agirait, comme le note Noguez, de choisir comme pseudonyme, « dès le début de sa carrière, un nom propre ou commun fort répandu, figurant déjà sur d’innombrables plaques ou frontons publics… » 783 . Dans le cas précis de Marguerite Donnadieu, c’est le pays de son père, pays de Duras, qui devient son nom d’écrivain. Deuxièmement, Noguez recommande aux auteurs de publier de leur vivant des propos déplaisants, « pas assez pour être diffamatoires et justifier un procès, assez pour appeler une mise au point », « sur des écrivains qui tiennent leur journal, de façon à être sûr de figurer plus tard, fût-ce en mauvaise – et même en très mauvaise – part, dans ledit journal. » 784 Duras ne s’engage pas dans des disputes avec d’autres écrivains au point d’en arriver devant la justice. Pourtant, on parle d’un côté impudique, voire scandaleux des écrits de Marguerite Duras. Impudique par les thèmes abordés dans ses livres (inceste, folie, crime, sexualité, homosexualité etc.), impudique aussi dans ses articles de journaux basés sur des faits divers réels. La manière dont elle écrit sur l’affaire Villemin en est un exemple parlant. Ce côté scandaleux de l’œuvre durassienne, qui donne du goût à ses écrits, mérite une attention particulière.
Avant de pénétrer au cœur du problème, il est important de voir comment Duras perçoit le journalisme. Est-ce que les parti pris littéraires de l’écrivain influent sur l’écriture journalistique ? Y a-t-il un point de rencontre entre le journalisme et la littérature ? Ces deux arts de la plume se confondent, s’excluent ou s’attirent-ils chez Duras ? Faut-il tenir compte dans l’analyse des articles de presse écrits par Duras du fait que l’auteur est tout d’abord un écrivain invité à écrire pour la presse ? Quel accueil faire à Duras chroniqueuse ? Ces quelques points de réflexion nous conduisent vers deux livres durassiens exceptionnels, situés aux confins du littéraire et du journalisme : il s’agit de Outside et de l’Eté 80, ainsi que de l’article Sublime, forcément sublime…Christine V., écrit en 1985 pour Libération.
Dominique Noguez, La véritable Histoire du football et autres révélations, Gallimard, 2006, pp. 36-38
Ibid.
Cf. Noguez, op. cit.
Selon Noguez, on peut aussi aller dans les librairies et les bibliothèques coller discrètement dans des éditions précieuses d’œuvres qui ont déjà traversé les siècles et jouissent d’une gloire mondiale des pages supplémentaires ou des papillons commençant par : « Sur le même sujet, ne pas oublier que Petitdoigt (mettons que vous vous appeliez Petitdoigt) a écrit le sublime passage que voici…. » et « citez-vous abondamment ». Duras s’est beaucoup citée, mais dans ses propres livres, l’intertexte et les répétitions constituant d’ailleurs les traits distinctifs de son esthétique littéraire. Duras ne fait ni don de son corps à Gunter von Hagens pour en faire une statue éventuellement mobile…, ni n’organise pour le dixième anniversaire de sa mort une course au trésor avec des indices renvoyant à tel ou tel de ses livres etc.
Dominique Noguez, op. cit.
Ibid.