La noblesse de la banalité

En juin 1987, alors que Duras s’est vu proposer la rédaction en chef du service culture du journal Le Matin, elle affirme dans un article de la même publication sa conception du journalisme, plus précisément, elle dit ce qu’elle ferait si elle écrivait dans la presse. Elle dit qu’elle ne retrouve dans aucun journal un décryptage politique profond 785 . Quant aux faits divers, matière première de ses articles, Duras dit qu’il faut les mettre à nu, car, même si un journaliste craint de ne pas être repris ailleurs, il doit dire ce qu’il pense, dans tous les cas, même si c’est dangereux. Or, en affirmant cela, Duras ne désire voir aucune différence entre le journalisme et la littérature. A son avis, un journaliste doit penser et agir comme un écrivain, sans s’inquiéter des risques de malentendus et faire preuve d’un subjectivisme profond dans l’analyse de la réalité. « C’est une excellente situation quand on n’a plus rien à perdre pour faire des articles » 786 , conseille l’écrivain aux journalistes du Matin, publication retrouvée sur le point d’être liquidée :

‘« Ce sont les conditions les meilleures. Tous les écrivains sont ainsi. L’écrivain écrit parce qu’il n’a plus rien à perdre. Il n’y a pas de journalisme qui ne soit pas libre, ça n’existe pas » 787 . ’

Elle dit que pour avoir un lectorat suffisant pour survivre, un journal doit parler ouvertement des gaffes des hommes politiques, par exemple, sans rien cacher, car « il faut lire quelque part les choses qui ne sont nulle part ». Elle vante son courage d’avoir été la seule à avoir dit ce qu’elle pensait de l’affaire Rainbow Warrior dans l’Autre Journal et de la visite de Gorbatchev. Ne peut-on pas dire la même chose sur l’article écrit au sujet de l’affaire Villemin, publié en 1985 dans Libération, fortement critiqué et désapprouvé par une partie de ses lecteurs ?

Par ailleurs, on reconnaît à Marguerite Duras son talent de parler de la banalité et du rien, ainsi que son zèle à « fabriquer de grandes circonstances avec de petits événements », pour rappeler la définition du sublime donnée par Sartre 788 . Duras confirme ce talent lors du tournage du film Ecrire avecBenoît Jacquot, en 1996 :

‘« Benoît Jacquot : Il y a même un moment où elle me dit : Qu’est-ce que tu veux que je te raconte maintenant ? Et je lui réponds rien. Elle rebondit en disant : Je peux aussi parler de rien » 789 . ’

Elle le prouve aussi bien dans ses livres que dans ses articles de journaux. Il suffit de citer ici la description que Duras fait de la mouche moribonde dans Ecrire. Elle transforme un fait mineur en un drame personnel :

‘« Ma présence faisait cette mort plus atroce encore. Je le savais et je suis restée. Pour voir. Voir comment cette mort progressivement envahirait la mouche. Et aussi essayer de voir d’où surgissait cette mort. Du dehors, ou de l’épaisseur du mur. De quelle nuit elle venait, de la terre ou du ciel, des forêts proches, ou du néant encore innommable, très proche peut-être, de moi peut-être qui essayais de retrouver les trajets de la mouche en train de passer dans l’éternité » 790 .’

C’est un texte terrifiant, issu d’un moment « d’absolue frayeur », comme le décrit Duras. Un texte cruel, parce que l’agonie de la mouche est restituée à travers une infériorité qui n’a rien à envier à la conscience de n’importe quel agonisant, et parce que celle qui ne peut faire autrement que de la regarder mourir s’informe et nous informe sur la nécessité et les modalités de la mort. Ce texte est une mise à nu de la mort et la mise en mots d’une agonie 791 . Cette impossibilité d’intervenir devant la mort est volontaire chez Duras, car son œil a besoin d’un nouveau spectacle, matériau à travailler par son génie. Les événements ne sont pas provoqués, mais poursuivis jusqu’au moindre détail par l’écrivain. Telle est la « gigantesque danse macabre » 792 de la mouche, que l’hallucination amplifie jusqu’au délire et que seule l’écriture permet de supporter : « On écrit à regarder une mouche mourir. On a le droit de le faire » 793 .

Parallèlement, une simple promenade au bord de la mer est l’occasion de voir l’éternité s’emparer des humains, fait divers réel ou imaginé, sur lequel Duras construit ses récits. On assiste à l’enfoncement dans la mer de l’inconnu qui se noie à la fin de La Vie tranquille sous l’œil de la narratrice qui le voit mourir, qui suppose ce qu’il ressent et pense en mourant. Ou bien, on se rappelle la narratrice, dans la chambre noire, qui regarde avec l’enfant aux yeux gris de l’Eté 80 le corps de la monitrice étendu sur le sable à l’attente de la marée haute, sans rien dire, sans rien faire : « Ils marchent le long des pluies et des territoires ensoleillés, ils marchent et je les regarde de la chambre noire. […] L’enfant a vu qu’elle était au bord de mourir. Elle est tombée dans le sable et elle est restée tombée là, face contre le sable. […] Vous dites : Que la marée monte. Que le corps a dû disparaître de la plage peu après la venue de la nuit. » 794

Quant à la banalité exploitée dans l’écriture d’information, prenons l’article que l’écrivain fait sur l’usine. Il s’agit d’un entretien de Marguerite Duras avec Leslie Kaplan, auteur du livre L’Excès-l’usine. Duras aime voir non pas la banalité seule, dans son aspect extérieur, dépourvue de tout sens, mais la « noblesse de la banalité » 795 . Par cette démarche que Duras fait de parler du rien et de la banalité, se laisse-t-elle emporter par le vent de la littérature du « on » qui souffle à l’époque ? Fait-elle du journalisme contre le journalisme, comme elle fait du cinéma contre le cinéma 796 , c’est-à-dire malgré sa volonté de le faire, puisqu’elle déteste l’image et surtout les films qu’on fait à partir de ses livres ? Elle crée son propre cinéma qui se propose de mettre en exergue l’édification d’une figure en même temps que sa ruine. Le négatif est à l’œuvre en même temps, dès la construction. C’est la pensée de la ruine, de l’absence, de la solitude, du vide qui aide à fabriquer le film, comme c’est la tache sur une toile, l’accident, qui fait naître le tableau, tel que Francis Bacon l’explique à Duras, qu’elle admire énormément, dans un entretien paru dans La Quinzaine littéraire en 1971, puis dans Outside. 797 Ce même processus de ruine ou cet état d’absence semblent être à la base de l’article écrit sur l’affaire Grégory, en 1985. Il n’y a plus personne qui parle, plus personne qui agisse. Le cœur ou l’esprit de Christine V. sont vides. C’est comme si elle n’existait plus. Et personne autour d’elle. Pour Duras, le livre sur l’usine de Leslie Kaplan constitue une nouvelle occasion de parler du rien. Cette écriture sur la banalité la fascine. En critique littéraire cette fois, Duras reconstruit sur les ruines de l’usine son propre discours sur la littérature de l’époque, qui est celle du « on », celle de la « gauche ouvrière », celle de la « mise en commun » de l’art. Bref, ses interventions lors de cet entretien sont « du Duras » par excellence. D’ailleurs, l’histoire de la publication de cet entretien devient plus intéressante dans la perspective de la réception.

A la fin de l’été 1981, Paul Otchakovsky-Laurensreçoit un manuscrit de Leslie Kaplan intitulé L’Excès-l’usine. Immédiatement après la lecture, l’éditeur décide de le publier, mais pas avant d’envoyer les épreuves à Marguerite Duras 798 . Elle lui téléphone pour lui proposer de faire un entretien avec Leslie Kaplan. Ils se rencontrent tous les trois cet hiver-là à Neauphle et ils enregistrent deux ou trois heures d’entretien, se rappelle Paul Otchakovsky-Laurens. Les journaux refusent de le publier. On n’a jamais compris pourquoi Le Nouvel Observateur l’avait refusé. Pour Libération, le refus a été justifié par une comparaison excessive de l’organisation des usines avec celle des camps de concentration. La condition sine qua non de la publication était de supprimer cette phrase : « Cette équivalence que vous dites entre le peuplement des camps et le peuplement de l’usine, cette équivalence se poursuit jusque dans la mort. On pourrait parler de la population des camps et de la population de l’usine » 799 . Marguerite et Leslie, juives (l’une par solidarité, l’autre par origine), n’ont pas voulu éliminer ce fragment qui parle des deux espaces, l’usine et les camps, de la perspective de la persécution et de l’égalitarisme au sens de disparition de différences et de destruction identitaire jusque dans la mort.

Finalement, l’article a été publié de manière totalement inexplicable, selon Paul Otchakovsky-Laurens, dans une revue trotskiste, en Belgique 800 . Ensuite, il a été publié par Michel Butel dans L’Autre Journal et repris temporairement en postface pour quelques-unes des réimpressions de L’Excès-l’usine. Deux aspects sont dignes d’être retenus de cette histoire. Le premier porte sur un nouveau refus subi par Duras de la part de la presse, à cause de ses propos trop appréciatifs peut-être, voire gênants, sur des choses réelles, mais projetées dans l’irréalité, qui composent ce qu’elle appelle « la noblesse de la banalité ». Elle voit à sa manière l’usine, puisque « le réel porte en lui-même sa propre fiction ». Elle la voit comme un « lieu mythique », très violent, de la « première mémoire », d’un « archaïsme millénaire de l’ordre de la persécution » où l’on rejoint la mort à cause de cette « activité parcellaire, minuscule, tout le temps identique à elle-même ; qui détruit l’individu, le tue dans son génie même, dans son bonheur manuel, dans sa faculté heureuse de rejoindre le dehors » 801 . Elle parle aussi du « langage d’esprit » d’un certain prolétariat libéré du marxisme qui devrait pouvoir écrire, s’exprimer, parler enfin… Duras annonce-t-elle vraiment une certaine « littérature de gauche », militante, celle du « on » qui inclut les hommes autant que les femmes ?

Le deuxième aspect que nous voulons préciser est que la rencontre entre Duras, Kaplan et Otchakovsky-Laurens est l’occasion pour l’éditeur de connaître Duras de près. En 1984, elle lui propose son livre Outside pour le réimprimer 802 . De 1984 à 1996, sept livres de Marguerite Duras ont paru chez P.O.L.. D’autres ont été publiés chez Minuit et Gallimard. A partir de 1984, les éditions de Minuit publiaient les romans de Duras, Gallimard en publiait le théâtre et P.O.L. les livres « un peu inclassables » comme La Douleur, Outside etc 803 .

La liberté de penser et de dire, la mise à nu des faits divers et la pratique d’un décryptage politique profond constituent, comme l’avoue l’écrivain lui-même, les points d’ancrage de l’œuvre durassienne, qu’elle soit journalistique, littéraire ou cinématographique, qu’elle parle de la culture, de la danse, des variétés, de la littérature, du sport ou de Mitterrand, de Bouygues, de Pierrette Le Pen etc. En parlant de son cinéma, Duras dit qu’elle ne fait aucun mouvement. Dans ses livres non plus, car « il y a de moins en moins de mouvements de style, je reste au même endroit. J’écris et je filme au même endroit » 804 . Cette affirmation doit être prise en compte aussi pour son journalisme, car, pour parler des faits divers de la réalité immédiate, elle ne change pas d’endroit. Le lieu préféré de l’écriture reste la chambre noire (Duras cachée en elle-même), dominée par l’ombre interne (ou l’endroit où se retrouvent les « archives de soi ») et par le même désir de transformer dans son imaginaire la réalité. Elle déconstruit l’image réelle, la met à nu, pour pouvoir la reconstituer selon son plaisir. Ceux qui ne sont pas prêts à accepter sa manière de voir le journalisme, risquent de ne jamais comprendre Duras. Ou bien, ceux qui ne sont pas prêts à comprendre Duras, son œuvre littéraire, risquent de ne jamais comprendre ses écrits journalistiques. L’insuffisante connaissance de l’œuvre durassienne est certainement la source du scandale dont l’écrivain fait l’objet en 1985. Car, le seul moyen de la comprendre est d’ « entrer dans sa nuit pour en tirer du sens » 805 .

Notes
785.

Le Matin du 23 juin 1987, p. 22

786.

Ibid.

787.

Ibid.

788.

Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1964, p. 11

789.

Cahiers Cinéma, avril 1996, « Lève-toi et marche ! », entretien de Caroline Champetier avec Benoît Jacquot, réalisé par Serge Toubiand le 9 mars 1996

790.

Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 48

791.

« La double vue de Marguerite Duras », par Marie-Claude Schapira in Lire Duras, présenté par Claude Burgelin et Pierre Gaulmyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, Collection « LIRE » dirigée par Serge Gaubert, p. 537

792.

Ibid., p. 538

793.

Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 53

794.

Marguerite Duras, L’Eté 80, Minuit, 1980, pp. 93 et 101

795.

« Usine », entretien de Marguerite Duras avec Leslie Kaplan, 13-19 mai 1982, in Pour Bruxelles, pp. 20-21

796.

Cahiers Cinéma, avril 1996, « Lève-toi et marche ! », entretien de Caroline Champetier avec Benoît Jacquot, réalisé par Serge Toubiand le 9 mars 1996

797.

Marguerite Duras, « Entretien avec Francis Bacon » in Outside, (P.O.L., 1984) Gallimard, 1996, p. 333

798.

Cf. « La musique immédiate des choses. Entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens » Propos recueillis le 25 avril 2005 par Evelyne Grossman et Emmanuelle Touati in Europe, janvier-février 2006, p.170 Duras venait d’écrire un article retentissant à-propos de L’Etabli de Robert Linhart.

799.

« Usine », entretien de Marguerite Duras avec Leslie Kaplan, 13-19 mai 1982, in Pour Bruxelles, pp. 20-21

800.

Il s’agit de la revue Pour Bruxelles.

801.

Marguerite Duras, Leslie Kaplan, op. cit.

802.

Outside a été d’abord imprimé chez Albin Michel en 1981, qui ne désirait plus le réimprimer.

803.

Cf. « La musique immédiate des choses. Entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens » Propos recueillis le 25 avril 2005 par Evelyne Grossman et Emmanuelle Touati in Europe, janvier-février 2006, p.171

804.

Cahiers Cinéma, avril 1996, « Lève-toi et marche ! », entretien de Caroline Champetier avec Benoît Jacquot, réalisé par Serge Toubiand le 9 mars 1996

805.

Alain Vircondelet, Pour Duras, Calmann-Lévy, 1995, cité dans Duras Dieu et l’écrit, actes du colloque de la Faculté des Lettres de l’Institut catholique de Paris, mars 1997, sous la direction d’Alain Vircondelet, Editions du Rocher, 1998, p. 166